LX. La vérité sort de la bouche des déments

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Avec une grâce féline, Arse s'approcha à pas légers de Gork. Celui-ci, la bouche entrouverte, les bras ballants, le regard vide, restait cloué sur place. Jamais quelqu'un n'avait défait aussi vite l'une de ses créatures. Entre les mains du lézard crépitait encore le noyau d'énergie incandescent qu'il avait animé de sa propre magie. Dépité, le caporal contempla son ennemi lancer la sphère inutile vers lui, qui retomba dans un bruit sourd sur un cadavre plein de cendres. Il se pencha pour la ramasser, la serrer dans sa petite poigne noire, dernier vestige de l’automate qu'il avait façonné. La lueur blanchâtre – lumineuse, mais qui se ternissait à vue d’œil – hypnotisa le gnome. Son unique prunelle se ficha à l'intérieur, perçut les remous qui l'agitaient, comme s'il était animé d'une volonté propre. Des couleurs par centaines, par milliers, éblouissantes, semblables aux étoiles, apparurent et prirent la forme de ses rêves les plus fous. Absorbé, Gork caressa le noyau avec amour, avec convoitise. Un sourire dément revint sur ses lèvres alors que les reflets clairs de l'objet ondulaient dans sa pupille et sur son visage d'ébène. 

De l'extérieur, Arse s'inquiétait de cette transe, de cette expression avide et folle, de l'effet de ce reste d'énergie sur le caporal. Ses traits monstrueux suffisaient à attiser sa colère, si bien que, malgré l'état étrange dans lequel se trouvait son ennemi, le Calciné continua à avancer vers lui. Le gnome ne lui jeta pas même un regard. Toute son attention était absorbée par ce noyau plein de sa propre énergie. Avec une lenteur étonnante, le caporal tomba à genou, ses deux mains toujours collées à la sphère. Un sentiment de satisfaction, d'extase, d'excitation démesurées se peignit sur son visage. Puis, alors que le poing de flammes du Calciné s'approchait de ses cheveux grisâtres, un rire tonitruant franchit la barrière de ses lèvres. Sans ménagement, presque déçu de ne pas le tuer plus vite, Arse attrapa sa tignasse crasseuse et le souleva dans les airs à bout de bras. Il ne réagit pas. 

" Pourquoi ries-tu ? s'écria le lézard, à deux doigts de lui tordre le coup."

Pas de réponse. L'allégresse du caporal s'amplifia. Malgré la poigne du Calciné, il rapprocha sa tête du noyau et vint le coller contre son front. Tout à coup, ses éclats de rire s'éteignirent, aussitôt remplacés par des murmures inaudibles.

Las de ce petit jeu de dément, Arse saisit de son autre main les joues creusées de Gork et le força à détacher son regard de la pierre, dont l'éclat était désormais morne et terne. 

Le regard jubilant que le caporal posa sur lui déstabilisa Arse. Les deux petites mains lâchèrent le noyau, qui, alors qu'il touchait le sol, se consuma et redevint poussière. Toujours suspendu, Gork se frotta les doigts avec malice, un sourire empreint de sadisme sur ses lèvres pincées. 

" Pourquoi ries-tu ? répéta le Calciné.

— Je ne ris pas. 

— Alors que fais-tu ? 

— Je souris, je parle, je jubile... 

— A qui parlais-tu ?"

Les réponses sibyllines du petit être l’agaçaient au plus haut point, mais Arse refusait de le tuer avant de savoir la vérité. Au fil de leur maigre discussion, il avait déplacé la main qui saisissait la chevelure vers la nuque et se retenait désormais de la briser d'une poigne un peu trop ferme. 

" A qui pourrais-je parler ? Elle me parle, et je lui obéis... murmura le gnome, comme s'il s'agissait d'un secret. 

— Et que te demande-t-elle ? 

— Tu as perdu ! s'exclama soudain le caporal, à nouveau euphorique."

Au fond de son œil brillait une fébrile lueur de folie pure. 

Cette affirmation perturba davantage Arse qu'il ne le laissa paraître. 

" Tu ne m'as pas m'air en position de victoire, répliqua-t-il en renforçant davantage sa prise sur le frêle cou du dément. 

— Ta mère ne t'a-t-elle donc rien appris ? s'esclaffa-t-il. Elle savait parler avant d'exploser non ? Tu n'as jamais entendu qu'on ne devait pas se fier aux apparences ? Les apparences sont trompeuses, sournoises, elles embrument l'esprit, telles des serpents s'infiltrent dans vos pensées pour mieux vous contrôler...

— Je n'ai que faire des dires d'un fou, cracha Arse."

Aussitôt, il écrasa la mince silhouette au sol et se pencha sur elle, toujours une main autour de la gorge. Le gnome, plaqué contre les cendres brûlantes, malgré sa respiration de plus en plus pénible, se remit à rire. 

" Et pourtant... Tu es toujours là à m'écouter alors que tu n'as qu'une envie... me tuer... C'est donc que tu me crois... Tu as perdu Calciné... Et ton peuple avec toi... Quel dommage d'avoir entraîné... le reste de tes semblables dans cette quête futile..."

Arse braquait toujours ses yeux embrasés sur le caporal. Il avait raison. Il aurait souhaité le tuer d'un simple regard, et pourtant il n'y parvenait pas. 

" Si je te tues, tu ne gagneras pas pourtant. 

— Moi ? Aux côtés de ma déesse victorieuse, sois sûr que je savourera ta défaite. 

— Tu es mon ennemi. Tu as tué ma famille, mon peuple, mes semblables, mon avenir. Tu as tout détruit et tu veux me faire croire que ce sont que des apparences ?"

Après un autre éclat de rire rauque, le gnome peina à reprendre sa respiration, hoqueta quelques instants puis répondit, toujours souriant :

" Tu déformes mes propos lézardeau. Je suis au service de ma déesse, et j'ai effectué ce qu'elle me demandait. Annihiler les Calcinés, gagner des territoires, devenir le seul maître du quatrième anneau... Et d'autre part, les apparences t'ont trompées ! Ton plan est voué à l’échec, même si tu me tues !

— Mon plan se déroulera à merveille, crois-moi. Toi, en revanche, tu as failli à ta tâche. 

— A rester en vie ? Ce n'est qu'une formalité... 

— Non. À annihiler les Calcinés. Je suis là, symbole de ta faiblesse. 

— Tu n'as pas tort, mais tu n'as pas raison non plus. Plusieurs fois, nos plans ont failli. Mais aujourd'hui, nous allons corriger le tir. Toi, mort, les autres lézards : morts, plus de Calcinés pour l'éternité !

— Et le Chaos à leur place ! cracha Arse. Le sais-tu ? Les Immaculées d'Aïane le savent eux ! Tu œuvres pour la fin du monde ! Il n'y aura pas de prospérité pour les gnomes si je meurs ! Juste le Chaos et la mort !

— Les Immaculés, quelle ironie... Tu n'as donc rien compris à ce que je t'ai dit... Et tu as oublié le plus important : Kazroka en reine ultime des Quatre Anneaux, qu'importe le Chaos...souffla difficilement Gork, écrasé par le poids du Calciné. 

— C'est donc ça votre plan ! Tu ne vivras pas pour voir cette déchéance espèce de fou à lier !"

Fou de rage, de ne pas compris plus tôt, d'avoir emmené son peuple dans cette lutte, d'admettre que son ennemi avait raison, le Calciné ramena le feu à ses mains et, tel une bête sauvage, contempla la nuque du dément brûler alors que celui-ci riait aux éclats, sans le moindre signe de douleur. Les flammes carbonisèrent d'abord le cou, puis remontèrent vers le visage, avalèrent le sourire insolent, le regard borgne, la chevelure grise de cendre...

Quand les gloussements se furent estompés et qu'aucune vie n'anima le corps du monstre qu'on avait appelé caporal, Arse se releva. La nuit touchait à sa fin et le champ de bataille regagnait peu à peu les lueurs du jour. En un coup d’œil, il remarqua le regard horrifié que posaient sur lui les canonniers, à mi chemin entre terreur et joie de constater la mort de ce tyran.

Au loin, il repéra le maigre attroupement que formait le reste de ses alliés, totalement cerné. A l'opposé, il distingua les brumes du Rideau, bien plus proches qu'à l'habituelle... Maya. Comme si elle avait lu dans ses pensées, la jeune fille émergea des vapeurs, montée sur Feorl, encore sous forme de loup blanc. Malgré la distance, leurs yeux se croisèrent, un accord se passa. Sur son front, la marque d'Aïa luisait d'une intensité inédite. Avec un hochement de tête, le Calciné se mit à courir vers le reste de son "alliance", toujours en plein conflit. Alors qu'il remontait un petit talus, une vision à l'horizon lui glaça le sang. Une toge blanche qui ondulait dans les fumées. Une toge immaculée. 

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