LXI. Dernière charge

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Maya ne se faisait pas d'illusion à propos de la lueur inquiète qu'elle avait discerné au creux des prunelles du Calciné. La manière dont il s'était mis à courir, dont il couvrait le paysage du regard... Tout en lui indiquait qu'un souci le taraudait. Avec douceur, la jeune fille se coucha sur l'encolure soyeuse du loup et lui passa une main dans le pelage. Le scintillement bleuté qui s'émanait de son front se refléta sur l'étendue de poils blancs, y ondula tel une étendue d'eau cristalline.

" Tu as vu, Feorl ? Arse... Quelque chose ne va pas. Que s'est-il passé ?"

Pour toute réponse, la bête fit frétiller ses oreilles de mécontentement. Puis, sans plus d'explication, partit en trombe vers le lieu où le lézard s'était battu. Maya eut à peine le temps de s'agripper fermement au cou de son compagnon et de resserrer ses jambes sur ses flancs que, déjà, il adoptait un rythme effréné. En quelques secondes, les deux amis se retrouvèrent face à face avec le cadavre à moitié brûlé d'un gnome en robe. Derrière les canons, juste en face d'eux, les artilleurs les regardaient en coin, à la frontière entre hésitation et terreur.

***

Méfiant, Feorl avança son museau vers le corps, le huma un bref instant puis se recula brusquement. C'était bien lui. Quoi qu'il se soit passé durant ce combat, Arse en était sorti vainqueur. Mais, alors qu'il aurait dû se réjouir de la victoire de son compagnon, un sentiment terrible l'envahissait. Le gnome, malgré la mort affreuse qu'il avait dû subir au vu de ses blessures, ne sentait pas la peur. Pas une once de cette odeur ne rôdait autour du corps. Le caporal avait beau avoir l'air fou, ce genre de mort susciterais l'horreur chez n'importe quel être. Ces pensées hérissèrent le poil du loup.

Alors qu'il se détournait, ses yeux de glace croisèrent ceux d'un des artilleurs, plus courageux que les autres. Les crocs relevés bien qu'il n'ait aucunement l'intention de lui faire du mal, Feorl s'approcha de lui à pas de velours. Lorsqu'il remarqua un tressaillement de la part du jeune gnome, il sut que son jeu de prédateur avait fait son effet. Feorl appréciait jouer les bêtes sauvages et sans scrupules pour intimider ses opposants. Intérieurement, leurs réactions le faisaient sourire.

Quand il se planta, toujours dans la même attitude menaçante devant lui, l'artilleur ne put s'empêcher de reculer d'un pas, de grosses gouttes de sueur déferlant sur ses tempes de nuit. Il releva des yeux gris pâle teintés d'inquiétude vers Maya. La lumière bleue de sa marque ondoya dans ses prunelles alors qu'elle prenait la parole, d'une voix douce et apaisante :

" N'aie pas peur... Que s'est-il passé ici ? As-tu vu un lézard aux écailles brûlées ?"

Le jeune hocha la tête avec entrain.

" Z'ont discuté. Puis l'caporal a façonné un aut'mate. Le lézard l'a démantibulé en moins d'deux...

— Est-il blessé ? le coupa la Reflétée.

— Quelques balles, tout au plus.

— Et ensuite ?

— Y z'ont r'discuté, l'caporal est d'venu tot'ment dingue et pis il a rit et l'aut' lui a posé des questions. Vu qu'y répondait pas, il l'a tué, brûlé l'cou. C'tait pas beau à voir, récita le gnome avec une grimace.

— Tu n'as pas l'air bien malheureux de la mort de ton caporal... Enfin, qu'importe, merci et bonne chance.

— Vot' ami nous a libéré d'un poids. Plus d’ordres, plus de batailles, plus de tirs de canon, plus de cris de douleur. Nous allons rester ici. Puisse la chance vous accompagner et finir cette guerre au plus vite."

Maya baissa la tête en signe d'approbation puis, avec une petite tape sur l'épaule, elle indiqua à Feorl qu'il était temps de partir. Sans hésitation, celui-ci s’élança vers le dernier attroupement de leurs forces. Arse avait peut-être gagné un duel, mais il ne semblait pas avoir gagné la guerre.

***

Le Calciné ne parvint pas à détacher ses pupilles de la toge, au loin. Tout en courant, cette vision l'obsédait. Alors qu'il descendait puis remontait un autre talus, il perdit la silhouette de vue. Durant quelques minutes, il la chercha, dans la direction où il l'avait aperçue la première fois. Aucune trace. Avec un juron, et malgré ses blessures, il renforça son rythme. Si ce qu'il avait compris des paroles de son ennemi était vrai, alors chaque seconde importait. Peu à peu, le cercle de ses alliés se rapprochait, tout comme les troupes adverses qui l'entouraient.

Arse regarda ses pieds, concentré sur sa course. Ses griffes s'enfonçaient assez dans le sol pour soulever des tourbillons de poussière dans son dos. Il sautait par dessus les roches, grimpait sans difficulté les talus, bondissait pour esquiver les coulées de lave. Rien ne l'arrêtait. Sur sa piste, il savait qu'il laissait au passage quelques gouttes de sang, des lambeaux de peau de ses pieds meurtris peut-être. Il n'en avait cure. Son cœur battait à ses oreilles jusqu'à lui faire mal, mais peu importait. Sa rage n'était pas retombée. Contrairement à ce qu'il avait espéré, tuer l'assassin de sa famille ne l'avait pas apaisé, loin de là. Savoir que d'autres, plus vicieux encore, s'étaient servis de ce fou pour accomplir leurs ignobles souhaits le submergeait d'une vague de fureur qui emportait tout sur son passage.

Soudain, à son côté, il perçut un autre bruit de course, plus rapide, plus lourd. Sans même se retourner, il accéléra encore. La vision d'une patte blanche à l'orée de son champ de vision ne fit que confirmer ses pensées. Peu à peu, et malgré la Reflétée toujours aplatie sur son dos, Feorl le devança. La jeune fille se tourna vers lui et un long sourire décora son doux visage. Une mèche de cheveux blancs retomba sur son front alors que son expression se teintait de mélancolie. La voir à la fois si radieuse et dépitée pinça le cœur du Calciné. Il ne savait pas comment s'était déroulée la première partie de la bataille pour elle, mais un simple de ses coups d’œil valait plus que toutes les réponses qu'elle aurait pu lui donner.

Arse ralentit un peu son rythme et en profita pour jeter un regard par dessus son épaule. Une immense vague éthérée et à peine lumineuse les suivait. Le Rideau. Avec un peu plus de concentration, Arse finit par discerner une forme au sein de la brume. Non, pas une, des centaines. Des centaines de loups, forgés de vapeur, dont il ne devinait que le buste et les pattes avant galopaient derrière eux, leurs mouvements identiques à ceux de Feorl.

Un sourire illuminé par la lueur matinale qui s'émanait de la horde, le Calciné déposa à nouveau son regard sur Maya. Au fond des yeux de la jeune fille brillait une lueur de fierté, de sérénité et de plénitude. Il ne put s'empêcher de l'assimiler à celle qui animait les prunelles de Saylin. Saylin qu'il n'avait vu que brièvement. Où était la jeune fille ? Il n'en avait aucune idée. Mais débrouillarde comme elle était, il ne doutait pas qu'elle aurait trouvé un refuge en cas de problème. Elle lui avait démontré bien des fois qu'elle n'avait que faire de sa protection. Rassuré par ces simple souvenirs, le lézard s'autorisa à chasser l'image de son amie si empathique de ses pensées.

Sa fatigue commençait à se faire ressentir et, en dépit la volonté qu'il s’efforçait de déployer, son allure ralentissait. Le loup avait pris quelques mètres d'avance sur lui et creusait encore l'écart. Comme si le Passager avait senti cette détresse chez son ami, il se tourna brusquement, dérapa dans la poussière et fit demi-tour. Quand il eut croisé Arse, il se retourna à nouveau et cala son rythme sur le sien.

" Monte ! hurla Maya, la main tendue vers lui."

Avec soulagement, le lézard s'agrippa au poignet de la jeune fille, déposa son autre main sur le dos du loup, et, d'un saut, se hissa derrière elle. Après avoir secoué sa tête en guise de bienvenue, Feorl hurla et renforça encore son allure.

Dans la douce lumière matinale, un colossal loup blanc chargeait, porteur d'espoir.

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