LIX. Disparu n'est pas perdu

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Feorl parcourait le champ de bataille tel un ouragan. Une ombre blanche, fugace, qui fusait dans la pénombre. Ses pattes de loup soulevaient à un rythme effréné de fines couches de cendres, qui retombaient en de maigres tourbillons sur le sol. Sitôt qu'un regard se posait sur sa silhouette, elle s'évanouissait et regagnait les ténèbres. Les yeux de glaces de la bête scrutait la plaine, sans laisser s'échapper le plus minsucule détail. Feorl refusait d’ôter une vie supplémentaire et s’efforçait donc de n'attiser aucune curiosité. Tout ceux qui l'apercevaient croyaient à un mirage, une vision, un rêve effacé... Puis ils retournaient se battre. L'immense silhouette canine sillonna les deux armées sans la moindre hésitation. Les gnomes ne pouvaient plus rien contre lui. Quand bien même ils s’attarderaient sur son cas, jamais ils ne parviendraient à le suivre.

Les fumées acres des cratères alentours envahissaient ses narines, fouettaient sans ménagement son pelage immaculé, mais lui donnaient également la délicieuse impression d'être libre. Comme lorsque l'air jouait dans sa fourrure, comme lorsque les branches et les fleurs effleuraient sa peau... Il n'était plus un membre d'une de ces armées, il était libre comme il avait toujours souhaité l'être. Arse avait beau s'entêter à appeler ses alliés un "groupe" ou une "alliance", ils étaient bel et bien une armée, pas si différente de celle de leurs adversaires.

Désormais, Feorl était indépendant. Il allait faire ce qu'il avait envie de faire, car, quoi qu'en pense les lézards, la victoire ne reposait pas entre leurs mains mais dans celle d'Arse. Seul son combat contre cet ignoble gnome pourrait en changer le cours. Le Passager fulminait encore de la décision de son compagnon : il n'était plus question d'honneur ou de combat à la loyale mais de vie ou de mort. A chaque lopin de poussière où il posait les yeux, Feorl ne pouvait s’empêcher de dénombrer les cadavres lézards et Istiols qui y gisaient, la poitrine transpercée. Peu étaient encore debout, et leur formation, au départ un cercle de plus en plus important, rétrécissait à vue d’œil. La plupart des combattants étaient regroupés en une petite troupe, d'une centaine tout au plus, encerclé par quelques centaines de gnomes supplémentaires. Les rapaces toujours dans les cieux faisaient des ravages dans les rangs ennemis, mais ils ne parvenaient à endiguer le flux de soldats qui se renouvelait presque à l'infini. Si les Istiols pouvaient se replier aisément à n'importe quel moment, ce n'était pas le cas des lézards, destinés à rester sur cette terre jusqu'à ce que mort s'en suive. Et ce n'était également pas le cas de Maya. Feorl n'avait pas changé d'objectif et poursuivait tel une ombre ses recherches dans la nuit. Même si celle-ci se retirait peu à peu, la visibilité n'était pas meilleure. Les odeurs de poudre et de sang omniprésentes troublaient l'odorat pourtant aiguisé du loup. Plusieurs fois, il se surprit à repasser sur ses propres traces, ses sens lui ayant fait défaut. Ses tympans étaient assaillis des cris des blessés, des détonations des pistolets, des battements d'aile des oiseaux, si bien qu'il ne savait plus où donner de la tête. Il ne pouvait pas se permettre de s'arrêter, son esprit fonctionnait donc en même temps que ses pattes, ce qui ne lui facilitait pas la tâche. Le Gardien avait conscience de ne pas avoir écumé tout le champ de bataille, mais peinait à trouver ces zones inexplorées. Malgré sa vitesse vertigineuse, il avançait à tâtons. Sans cesse, le loup blanc virait de direction, bondissait par dessus des pierres qui ne lui rappelaient pas le moindre souvenir, esquivait des troupes gnomes, se faufilait entre deux tas de cadavres.

Peu à peu, sa vision se fit de plus en plus mauvaise, son environnement plus calme, plus aucun cri, plus aucun bruit. Surpris, Feorl s'arrêta et huma pensivement l'air. Il était plus frais, presque humide, et pourtant noir comme la nuit. Soudain, une brève lueur défila sous se yeux avant de s'évanouir et de disparaître. Quelques secondes plus tard, un autre scintillement apparut, puis retomba dans les ombres. Les étoiles... Il savait que c'était le nom que leur donnait Arse et ses amies. Avec une lente inspiration, le loup ferma les yeux et se laissa envahir de la sérénité de l'endroit. En plein cœur des brumes du Rideau. Elles étaient différentes que lors de leur arrivée. Il s'y sentait bien, à sa place, en territoire allié. Au sol, il reconnut les traces de griffes et de pieds du cercle qu'ils avaient formé au début de la bataille. Le conflit s'était déplacé mais Maya était restée ici, avec les vapeurs. Confus à propos de ce qui lui était arrivé, le Passager était néanmoins rassuré de la savoir en vie. Il ne l'avait certes pas vue, mais ressentait intimement sa présence autour de lui, dans les brumes. A pas de loup, il s'avança au cœur des volutes invisibles, tous les sens aux aguets, à la recherche d'une quelconque aura bleutée. 

***

Arse n'avait jamais vu un automate d'aussi près. Véritable alliance de magie et de métal, la machine rugissait un bourdonnement rauque, accompagné de jets de fumées noirâtres. Pour le moment immobile, la créature flottait dans les airs, comme propulsée par un étrange feu orienté vers le sol, dont la puissance suffisait à le maintenir en vol. L'automate s'apparentait étrangement à un buste humain, coupé au niveau du bassin. Surmontant des épaules carrées et larges, un casque gnome servait de tête à la machine, dont les deux petits yeux brillaient d'une lueur brûlante, comme enflammés. Au bout d'un de ses bras façonnés de plaques hétéroclites et disparates, une autre arme, semblable à un mousquet pointait négligemment son canon vers le torse d'Arse. La vue de l'autre main donna un haut-le-cœur au Calciné. Assemblées sur ce qui ressemblait à un plaque de métal tournant sur le poignet de la créature, des griffes de lézards dardaient sur lui leur impressionnant tranchant. De minces filets de sang dégoulinaient encore de la construction et coulaient sur le torse luisant et solide comme de la pierre de l'automate. Jamais le Calciné n'avait vu si macabre invention.

Passées les quelques secondes de stupeur durant lesquelles il se délectait de l'horreur qui brillait au fond des prunelles de son ennemi, Gork s'écria, les yeux exorbités par l'excitation :

" Tue-le !"

Aussitôt, Arse pirouetta en arrière et atterrit en position de combat sur un autre tas de cadavres. L'automate avait esquissé son premier coup, fauchant l'air de sa redoutable main hérissée de griffes. Sitôt qu'elle se fût rendu compte de son échec, la créature s'avança lentement dans les airs en direction du lézard, sa plaque tournante toujours brandie devant elle. En apercevant le canon de l'autre arme pointé sur lui, Arse s'empressa de bondir sur le côté et de s'approcher ainsi du flanc à découvert de son ennemi. Mais mû par un réflexe insoupçonné, le robot se tourna au moment même où les pieds d'Arse touchaient à nouveau le sol. Sans la moindre hésitation et encouragé par les rires déments de son maître, le canon de l'étrange arme se mit à tourner alors que des balles, à peine plus petites que celles des mousquets, jaillissaient de son orifice à une vitesse impressionnante. Surpris, le Calciné se tordit et esquiva tant bien que mal la salve qui le visait, mais ne put éviter celles qui fonçaient droit sur lui. Le buste en sang, aveuglé par la rage, tous les muscles tendus et le ventre déchiré par la douleur, Arse releva un regard de mort vers son adversaire.

Empli de fureur,il redonna de la vigueur aux flammes qui tourbillonnaient en ses poings et se planta à distance respectable juste en face de la créature.  Puis, le regard planté sur ceux mornes de son adversaire, il s’élança vers lui. Quand l'automate fut à portée pour le balayer de sa main griffue, le lézard plongea vers le sol et, avec l'élan de sa course, glissa durant plusieurs mètres sur la poussière brûlante. Alors qu'il passait juste au dessous du brasier qui servait de réacteur à la machine, Arse enfonça ses deux poings léchés de flammes à l'intérieur. De ses griffes, il entreprit d'arracher l'intérieur de l'automate, impuissant, qui tentait en vain de lui tirer dessus. Ses griffes saisirent la source de l'énergie du robot et, d'un coup sec, la séparèrent de son corps alors qu'il achevait sa glissade. Tandis qu'Arse se relevait péniblement, les avants-bras consumés, les épaules et les flancs parcourus de coupures et percés de quelques nouvelles balles, son ennemi s'écrasa dans la poussière, ses jets de fumées se firent irréguliers, ses griffes cessèrent de tourner et ses yeux perdirent leur éclat. 

Avec un sourire carnassier, bestial et plein de fureur, le Calciné darda ses prunelles de feu sur le caporal, devenu livide. 

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