LV. Je resterai...

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Un choc assourdissant résonna dans la plaine souillée de sang. La poussière trembla, l'air vibra, les cœurs s'ébranlèrent, les tympans se déchirèrent. D'un geste négligent, Arse balança dans la cendre le gnome avec qui il était aux prises et chercha la provenance de la détonation. Plus puissante que celle des pistolets, sans doute un canon. Mais quel idiot utiliserait un canon en plein milieu d'une mêlée ? Alors que cette pensée surgissait dans l'esprit du Calciné, il ne la trouva pas si étonnante. Ces monstres de gnomes étaient bien capables de tirer sur leur propre troupe à coups de canon. Néanmoins, quand un nouveau tremblement saisit le sol, fendit la pierre et provoqua de petits nuages de poussière, le Calciné fut pris d'un atroce sentiment de doute et d'inquiétude entrecroisés. Tout le champ de bataille semblait s'être arrêté. Gnomes comme lézards ou Istiols s’interrogeaient sur la nature de ces impacts. Plus aucune violence ne séparait les deux armées, tous les combattants étaient immobiles, pétrifiés de stupeur. D'une impulsion, Arse bondit dans la direction du choc, écarta de ses poings enflammés quiconque entravait son chemin et interrogea un soldat lézard couvert de sang mais apparemment sain et sauf au passage :

" C'était bien un canon ? Que s'est-il passé ?"

Pour toute réponse, le reptile jaunâtre releva un regard hagard vers lui, où luisaient à la fois terreur et désespoir. 

" Lézard ! Vous m'entendez ? Qu'avez-vous vu ?"

Après plusieurs longues secondes de silence, le garde finit par hocher la tête.

" Canon... oui... Une rangée entière, la bête... balbutia-t-il entre deux coups d’œils frénétiques vers les cadavres à ses pieds. Le feu nous prendra tous... Fous, ils sont fous...

— Que s'est-il passé ? Quelles rangées, quel feu, quelle bête ? De quoi parlez-vous ?"

Le garde se laissa tomber au sol, le visage renfermé, la bouche fermée. Alors qu'Arse s'apprêtait à le relever, une silhouette légère se déposa à côté de lui. Surpris, ses yeux de flammes projetèrent leur éclat sur la nouvelle arrivante. Tilaë, dont les ailes de chouette reprenaient peu à peu l'apparence de bras, le contemplait, les mâchoires serrées, le visage plein de sang et de cendre. 

"Feorl... Il est tombé. Un canon a tiré en plein centre de leur armée, ravagé deux lignées entières de leurs soldats, et puis..."

Malgré son calme coutumier, la Gardienne ne put se retenir d'éclater en sanglots douloureux. Sanglots qu'elle retenait en elle depuis le tir.

" Où est-il ? souffla Arse, dont le ton froid n'exprimait qu'une rage froide et meurtrière.

— Feorl ? 

— Non, je ne peux plus rien pour Feorl. Je cherche le canon. Il ne tirera pas à nouveau, je te le jure. 

— Une fois suffit, renifla Tilaë en montrant l'est du champ de bataille, dans la direction de la caverne."

Avec un hochement de tête désolé, Arse repartit à travers la mêlée, à nouveau animée. De ses poings crispés crépitaient avec fougue les flammes les plus impétueuses et farouches que nul n'ait jamais vu. 

***

Restée sur le dos d'un immense rapace, Saylin observait des cieux le déroulement de la bataille, incapable de prendre part aux combats. Plusieurs fois, elle avait guidé sa monture vers des alliés isolés pour leur venir en aide ou bien s'était posée pour remettre sur pied un blessé, au détriment de sa propre santé. Le Vent accélérait le moindre de ses déplacements et lui permettaient ainsi de traverser en quelques minutes la totalité de la plaine. Elle avait aperçu Feorl en forme d'ours ravager les rangs ennemis puis servir de cible à plusieurs gnomes, néanmoins, elle ne se faisait pas de soucis pour sa santé. Certains avaient bien plus besoin d'elle que le Gardien.

Le vacarme assourdissant du canon raidit immédiatement Saylin. De là où elle était, le tir et le tonnerre de flammes qui suivit la forcèrent à se couvrir les yeux. Sitôt sa vue retrouvée, elle parcourut le champ de bataille du regard, à la recherche de la cible du tir. Ce qu'elle découvrit l'horrifia. Elle chuchota au Passager qui la portait de s'approcher du sol.  Parmi les deux rangées de canon qui les avaient mitraillé tout à l'heure, l'un d'eux luisait encore, orienté dans la direction d'une colossale masse poilue avachie au sol. Un immense sillon de cadavres de gnomes reliait l'arme et la cible. Debout sur le canon, un autre gnome, en simple robe de tissu, observait, un sourire carnassier aux lèvres, le fruit de son tir. Il a délibérément tué ses alliés. Cette pensée révulsa Saylin. Qui était ce monstre ? La jeune fille bouillonnait d'envie de le rejoindre, de fouiller ses pensées et de le faire souffrir pour ce crime atroce qu'il avait commis. Cependant, le cadavre de Feorl, toujours transformé ce qui indiquait qu'il n'était pas mort, sonnait davantage comme une priorité. Si elle n'avait, ne serait-ce qu'une infime chance de sauver ce petit être qu'elle aimait tant, alors elle s’efforcerait de la saisir. 

" Dépose-moi là-bas, c'est trop risqué de le déplacer, chuchota-t-elle, allongée sur la nuque du rapace."

Avec un léger cri, l'oiseau tourna quelques secondes autour du cadavre, admiré par tous tel un sauveur venu des cieux, et se posa en douceur aux côtés de la masse de poils dégoulinante de sang. D'un saut, et sans prendre garde aux gnomes qui l'entouraient, Saylin descendit au bas de sa monture et se précipita contre Feorl. Son flanc maculé de cendre se soulevait par à-coups, comme si chaque inspiration était douloureuse. Elle sentait que le Gardien s'accrochait à la vie, que mourir ne faisait pas partie de ses plans, qu'il avait trop de choses à faire ici pour plier bagages. La souffrance avait beau être atroce, il luttait avec esprit et malice, économisait ses forces, faisait le mort pour éviter d'attirer l'attention. La simple perception des pensées de son ami suffit à faire naître un sourire mélancolique sur le visage de Saylin. Elle enfouit ses mains fines dans le pelage fourni de l'ours et, les yeux embués de larmes, se retourna vers l'aigle. D'un geste de la tête, elle lui indiqua qu'il pouvait s'envoler à nouveau.

Poussés par leur sens du devoir, tous les lézards aux alentours s'étaient rassemblés autour du corps, décidés à protéger l'étrange humaine au péril de leur vie. D'un second hochement de tête, la jeune fille les remercia également puis se focalisa à nouveau sur l'ours. 

Alors qu'elle laissait les poils défiler entre ses doigts, elle se glissa vers la tête de son ami. Celle-ci, posée au sol, faisait peine à voir. De sa truffe noire comme la nuit dégoulinait un épais filet de sang, qui maculait peu  peu le la cendre par terre. L’unique œil que Saylin apercevait était à demi clos, comme si Feorl était trop épuisé pour le tenir ouvert mais trop attaché à la vie pour cesser de la regarder. Doucement, la prunelle brune de la bête se tourna vers elle tandis que de sa gorge s'émanait un soupir rauque, de douleur ou de joie ? Feorl gardait les crocs serrés pour ne pas hurler et s’efforçait de contenir sa douleur. Brisée à la vue de son vif compagnon aussi mal en point, Saylin fourra son front et sa tête entière dans sa fourrure chaude. 

Je suis là, avait-elle envie d'hurler. Et je resterai ici, quoi qu'il arrive. 

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