LVI. Sacrifices et retrouvailles

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Ces pensées martelaient son esprit. Il était celui qui avait trouvé son don magnifique, qui lui avait montré la voie pour découvrir qui elle était... Saylin refusait de le perdre. Avec une minutie escomptée, elle tâcha de repérer chaque blessure qui faisait souffrir le Gardien. La plus évidente était le boulet de canon, logé en plein dans sa poitrine. Venaient ensuite les nombreuses balles des mousquets qu'il avait reçues auparavant.

A la vue de leur situation, Saylin ne se sentait toutefois pas l'âme procéder à une opération chirurgicale. Alors que ses larmes de dépit dégoulinaient sur la fourrure brune de son ami, elle se concentra, de tout son cœur, de toute son âme, de tout son amour, sur la douleur que lui procurait l'idée qu'il allait mourir. Il ne pouvait pas mourir, il n'avait pas le droit et pourtant... Elle n'avait pas la force de lui transmettre sa propre vie, bien qu'elle aurait tout donné pour le faire. Son propre corps lui semblait vide, creux et épuisé. Elle tenta évidemment de lui confier un peu de sa maigre énergie, en vain. En plus de se fatiguer davantage, elle ne lui avait conféré qu'un infime sursaut de vitalité avant qu'il ne retombe dans la fatigue.

Impuissante, Saylin désirait montrer au monde entier combien cette mort était inenvisageable. Elle irait jusque chez les dieux si cela pouvait sauver son compagnon. Après tout, c'est en partie pour eux qu'ils se battaient cette nuit, pour les préserver du Chaos. Ne pouvaient-ils pas leur rendre la pareille ?

A l'extérieur de son cocon, la Siffleuse entendait à nouveau les bruits de pistolets, de griffes et de douleur, le tout dans un brouhaha flou et dérisoire. Elle avait l'impression d'être au cœur d'un ouragan, elle, ravagée mais paisible et la tempête tout autour en plein carnage. Tout compte fait, elle aurait préféré subir la tempête plutôt que ce calme épouvantable où elle ne cessait de ressasser souvenirs et erreurs.

Pourtant, alors qu'elle se laissait aller au désespoir de la perte d'un de ses seuls amis, une présence la rejoignit au cœur de l'ouragan, s'accroupit à son côté et lui posa une main se posa sur l'épaule. Sans même dégager sa tête de la fourrure de l'ours, elle reconnut ces pas feutrés, cette démarche souple, cette peau douce, cette grâce féline.

" Feorl m'a raconté ce que tu savais faire... Sauve-le, je t'en prie..."

Touchée par la détresse qui tremblait dans la voix de Tilaë, Saylin daigna finalement poser son regard sur elle, une expression désolée au visage. La Gardienne avait une mine affreuse. Son chignon, auparavant si soigné, retombait mollement sur ses épaules. La plupart de ses subtiles tresses étaient désormais défaites et crasseuses. Sa tunique de feuille était déchirée à de multiples endroits, bien qu'elle ne semblât pas blessée. Sur ses joues, deux longues traces humides témoignaient, tout comme ses yeux rougis, des larmes qu'elle avait versées.

" J'aurais souhaité pouvoir le faire, mais je n'en ai pas la force... Il n'est plus entre nos mains désormais..."

Comme pour prouver ses paroles, l'ours émit un gémissement rocailleux, plein de souffrance.

" Prends la mienne dans ce cas... Tu le peux n'est-ce pas ? "

L'espace d'un instant, Saylin détourna son regard de la Gardienne brisée. Puis, après une longue inspiration, les yeux toujours dans le vague, elle acquiesça en un murmure :

" Oui, je le peux. Mais... vu son état, j'ai bien peur que tu ne récupères jamais une partie de ce que je te prendrais... Je crains même que ton sacrifice ne soit vain...

— Peu m'importe. Fais-le. Je ne pourrais pas supporter de vivre tout en sachant que je l'ai perdu en chemin... je ne peux pas... S'il doit partir, je partirai avec lui, et sinon... je préfère rejoindre la Grande Forêt et l'attendre là-bas... Ce ne serait pas la première fois que je me retrouve sans lui. Mais... Mais le savoir mort, je ne peux pas l'accepter... Tout comme lui... Il serait insupportable pour l’éternité, articula Tilaë, la gorge nouée et pourtant, un fin sourire aux lèvres."

Saylin devinait que, dans l'esprit de la Gardienne, des images de son plus cher ami défilaient à un rythme effréné. Tous les bons souvenirs, les regard entendus, les disputes aussi parfois... Elle n'oublierait rien.

" Très bien. Donne-moi ta main."

Sans le moindre doute, Tilaë déposa son petit poing au creux de la paume de Saylin et, avec un soupir apaisé, plongea ses grands yeux verts dans ceux cristallins de la jeune fille. Saylin crut être à nouveau dans la Grande Forêt. Elle y perçut les moindres nuances des plantes, l'impression de vie, les lueurs de la sève, le bruissement des feuilles... Bien qu'elle ait participé à la bataille, l'Istiole regorgeait encore d'énergie. Cette énergie qui se répercutait dans ses immenses iris, son âme et son cœur. Saylin n'eut même pas besoin de s'approprier cette force de vie, Tilaë la lui donnait. Par ce simple contact du regard, elle sentait une force nouvelle infiltrer son corps entier, aiguiser ses sens, tonifier ses muscles. Au fur et à mesure de ce don, elle percevait la forêt au fond des yeux de la Gardienne s'affaisser, ses couleurs luxuriantes se ternir, les plantes se mourir... Quand ses prunelles auparavant si vertes ne furent plus qu'un champ grisâtre et dégarni de vie, Tilaë retira précipitamment sa main de celle de la jeune fille.

Sans une parole, Saylin hocha la tête et se tourna vers Feorl, toujours en état semi léthargique au sol. Elle se sentait si bien que se défaire de cette énergie lui fit presque l'effet d'un coup de fouet. Alors qu'elle sentait l’unique œil de l'ours se perdre dans les immensités glacées des siens, Saylin initia son don. Petit à petit, l'énergie de Tilaë se transféra dans le corps du Gardien, dont la respiration se faisait de plus en plus régulière, de plus en plus apaisée. Quand plus aucune trace d'énergie Istiole ne parcourut le corps de Saylin, celle-ci s'effondra sur le flanc de l'ours, le souffle court, une douleur immense dans tout le corps. Elle avait aspiré une grande partie de la douleur de son compagnon, et en payait désormais les frais. Une souffrance atroce lui tordait les entrailles, comme si quelque chose la brûlait de l'intérieur. Alors qu'elle ouvrait la bouche pour hurler, aucun son ne parvint à franchir la barrière de ses lèvres. Avec un gémissement rauque, elle se laissa aller à la fatigue et glissa lourdement sur le sol. Contre sa paume fébrile, elle sentit peu à peu le flanc de l'ours bouger, se dégager et, bientôt, ses doigts n'effleurèrent plus que l'air poussiéreux.

***

Sans difficulté, Arse repéra le canon qui avait tiré sur son ami. Le bout métallique de l'arme rougeoyait encore des flammes qu'il avait lancées. Malgré le retour des combats, l'affreuse trace de cadavres gnomes et lézards qu'avait laissé le boulet était encore parfaitement visible. Tous s'étaient faits surprendre, attaqués dans le dos, certains par leur propre peuple. Dégoûté de ce sens de l'honneur pitoyable, Arse ne put réprimer un crachat sur un cadavre d'un de ses confrères. D'une démarche assurée, il s’avança, juste en face du canon, en plein dans sa ligne de mire. Il n'avait pas peur. Les flammes à ses poings dispersaient une fine traînée de fumée derrière lui. Personne n'oublierait son passage.

Soudain, derrière le canon qui avait tiré, il distingua une fine silhouette fugitive. Sombre, encapuchonnée, dans une simple robe, désarmé, et pourtant bien plus dangereux qu'un canon. La silhouette se tourna un bref instant vers lui. Arse ne s'y trompa pas. La longue estafilade le long de l’œil gauche, cet éclat mauvais au fond du regard, cette lâcheté méprisable... Juste devant lui se tenait celui qui avait assassiné son père, puis détruit sa grotte, décimé sa famille, tué l'ensemble des Calcinés, et voilà qu'il tirait sur ses propres troupes. Un des dirigeants de l'armée gnome. Un des magiciens représentant la déesse Kazroka selon les Immaculées. Un caporal-machiniste. Le caporal-machiniste Gork.

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