LIV. Le monde est gris

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Immédiatement alertés par le cri du Calciné, les rapaces, d'un seul mouvement, replièrent leurs larges ailes le long de leur corps et piquèrent à toute vitesse vers le centre de l'armée gnome. Terrorisée, Maya attrapa au dernier moment les serres de son compagnon et s'y agrippa de toutes ses forces. Alors qu'elle se sentait chuter dans le vide, elle s’efforçait de retenir le hurlement de peur qui tambourinait contre ses lèvres. La sensation était grisante, excitante, mais horriblement effrayante. L'air qui giflait ses joues tandis qu'elle distinguait le sol se rapprocher la força à fermer ses paupières. Derrières elle, elle entendait son manteau bleuté claquer au gré du Vent, les plumes de l'aigle effleurer les courants d'air dans un frottement délicat. Le choc allait arriver. Au plus profond d’elle, la Reflétée le savait pertinemment. Bientôt, elle roulerait dans la poussière, écraserait peut-être quelques gnomes sous l'impact, se relèverait au côté de ses compagnons, pour la dernière bataille. A chaque seconde qui passait lors de cette chute libre, elle se persuadait que l'oiseau la lâcherai à la seconde suivante. Elle avait beau serrer les dents, crisper les poings et empêcher ses yeux de voir quoi que ce soit, le choc n'arriva pas. A la place, le rapace se redressa brutalement, ses douces ailes planèrent quelques instants au dessus de l'armée invisible avant qu'il ne dépose délicatement son fardeau dans la cendre. Puis, avec un cri strident et de nouveaux battements d'ailes, l'aigle s'envola à nouveau et la laissa seule, au sein de la troupe ennemie.

Surprise, Maya bondit, ouvrit à nouveau les paupières, le cœur battant à toute allure.  Autour d'elle, gardes lézards et Passagers transformés formaient un cercle protecteur, qui obstruait totalement son champ de vision. Juste à côté d'elle, un autre oiseau déposa deux lézards qui, sans un regard vers elle, se levèrent précipitamment et se firent une place dans le cercle.  Intriguée, Maya repéra la silhouette brûlée et les pointes immaculées d'Arse et à pas de loup, se faufila à côté de lui. Et enfin, elle comprit leur situation. 

Juste devant Maya, de petites créatures, à la peau d'ébène, aux cheveux aussi blancs que les siens et aux grands yeux colorés, les fixaient, immobiles mais armés. Le temps s'écoulait au ralenti, comme dans un rêve, ou dans un cauchemar. Tous, gnomes, lézards ou Istiols, étaient figés de stupeur, silencieux comme le calme avant la tempête.

Pour le maigre instant de tranquillité dont elle disposait, la Reflétée concentra son attention sur le gnome qui lui faisait face. De son casque gris aux reflets éclatants dépassait une longue natte soignée et entretenue. Chacun des fils de neige qui composaient cette chevelure scintillaient avec raffinement sous les étoiles du Rideau. Son corps entier était recouvert de plaques de métal tandis que ses fins doigts serraient d'une main de maître un étrange appareil, aussi long que son bras, composé de multiples rouages et dont l'orifice était pointé vers elle. D'un ongle, le gnome s'apprêtait à presser un mécanisme qui déclencherait l'arme tandis que l'autre retenait l'engin, apparemment lourd pour sa taille. Maya finit par déduire que ce mystérieux objet s'apparentait aux plans de canons qu'elle avait découvert sur le bureau de Riast. Plus petit, certes, mais sans doute mortel. Néanmoins, pour une raison qu'elle ignorait, il ne tirait pas. Les deux yeux ambré qu'elle peinait à discerner la contemplait en silence, comme pris de pitié. En se plongeant à l'intérieur, la Reflétée se sentait hors du temps, en paix. Elle ne savait pas ce que transmettait ce regard mais l'accueillit comme un cadeau.

Quand le gnome détourna les prunelles suite à une injonction tonitruante et étouffée derrière lui, Maya tourna doucement la tête vers le Calciné. Avant même qu'elle ne parle, celui-ci bondit en avant, enflamma ses poings et, d'un geste sec, tordit la gorge du gnome qui l'avait épargné. Alors que les derniers cris du petit être couleur de nuit déchiraient l'atmosphère pesante, tous les autres lézards et Istiols interprétèrent l'action comme le signal d’attaquer. Brusquement, des coups de feu surgirent des canons miniatures tandis que carnivores en tout genre et guerrier assoiffés de vengeance se précipitait vers leur ennemi. Restée en retrait, Maya constatait avec horreur qu'à chaque détonation, un corps tombait lourdement au sol, sans vie. A nouveau, la nuit était déchirée par les flammes des armes technologiques de leur ennemi. Pendant que griffes et pistolets luttaient avec sauvagerie, les canons se braquaient vers eux dans de grands bruits de poulies et de rouages. Maya se sentait terriblement impuissante au cœur de cette mêlée destructrice, où tous arrachaient des vies avant de, à peine quelques secondes plus tard, agoniser dans la poussière.

De là où elle était, Maya ne risquait rien pour le moment. Le cercle s'élargissait autour d'elle au fur et à mesure que ses alliés gagnaient du terrain. Cependant, plusieurs fois, des gnome parvinrent à y pénétrer, arme au poing mais se firent envoyer au loin par l'un des immenses oiseaux qui couvraient le champ de bataille depuis les airs. La Reflétée se surprit finalement, entre deux détonations, à se demander pourquoi elle était là. Pourquoi était-elle venue jusqu'ici alors que les brumes étaient trop loin et son maniement des armes trop rudimentaires pour qu'elle n'ose en saisir une. Puis, alors qu'un cadavre Istiol s'écrasait à ses côtés, la poitrine ouverte d'une blessure béante, le moral de Maya plongea. La jeune fille se recroquevilla sur elle même, rapporta ses genoux jusqu'à son menton et crispa ses paumes sur ses oreilles. Elle ne voulait plus entendre ni le fracas incessant des pistolets, ni les cris identiques des gnomes, des Istiols, des lézards, de la vie entière. Le monde était devenu un tourbillon d'horreur, d'obscurité, de mort et de feu. Elle s'en voulait, elle en voulait à Arse d'avoir souhaité un tel carnage fratricide, d'avoir tué sans pitié ce gnome qui l'avait regardé comme une humaine et non pas comme une ennemie. Larmes et rage déferlaient sur ses joues, tandis que, contre sa volonté, une leur bleutée envahissait la marque sur son front. Avant que la colère n'emporte tout sur son passage, Maya distingua une dernière fois, ancrée en son esprit, les yeux d'ambre du gnome qui l'avait comprise. Rien n'était tout noir ni tout blanc, le monde était gris...

***

Feorl avait immédiatement plongé dans la bataille. Les gnomes, guère plus grands que des mouches pour sa taille d'ours, hésitaient à s'approcher de lui. Le Passager ne se faisait en revanche pas prier pour décimer leurs rangs. De ses larges pattes, il écrasait sans pitié, de sa gueule hérissée de crocs, il déchiquetait les corps caparaçonnés de métal. L'adrénaline du combat l’envahissait comme lorsqu'il luttait dans l'arène, néanmoins, cette fois, il savait pourquoi il tuait. Quand un gnome, plus courageux que les autres, se planta devant lui et appuya sur la gâchette de son mousquet, Feorl sentit un instant son esprit tourner. Une large sphère de métal s'était fichée dans son épaule et déchirer de sa chaleur les chairs tendres de la bête. D'un geste rageur, il envoya un grand coup de patte dans le gnome, qui vola au loin, mort. La douleur était atroce, brûlante et inéluctable. Il avait beau se démener et gigoter en tous sens pour la déloger, la balle ne bougeait pas d'un poil et poursuivait son cruel manège. Alors que le gigantesque ours hurlait de rage au milieu de la mêlée, tous les gnomes aux alentours y virent une occasion d’arrêter le monstre. Immédiatement, ils se séparèrent de leurs adversaires et s'empressèrent de cribler le cuir solide de Feorl d'une nouvelle salve de tirs, moins bien placés mais tout aussi douloureux. Fou de colère, aveuglé par la souffrance, Feorl jeta un regard autour de lui, repéra un attroupement de gnomes qui se formait autour de quatre guerriers lézards désarmés et se précipita dessus. En quelques coups de crocs, il massacra les quelques êtres de nuit alors qu'ils rechargeaient leurs armes et se mit en quête d'une nouvelle cible. Le goût du sang, métallique et chaud, emplissait sa gueule lorsqu'il repéra, au loin, l'un des canons, braqué sur lui, s'enflammer, accompagné d'une gigantesque détonation.

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