LIII. Au cœur de la tourmente

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Dans la noirceur de la nuit, seuls les crépitements des canons rappelaient à Maya qu'elle était encore en vie. De nombreux cris avaient suivi celui du premier Istiol tombé, plus déchirants les uns que les autres. Pour la première fois de cette aventure, elle souhaitait se réveiller, mettre fin à ce mauvais rêve qui la tourmentait. Mais elle avait beau hurler, se tortiller au bout des gigantesques serres de l'oiseau qui la serraient, se pincer de toutes ses forces, rien ne changeait. Elle était bel et bien là, en chair et en os, suspendue dans le vide, cible de dizaines de canons ennemis, entourée de ses compagnons qui chutaient les uns après les autres. Bien qu'elle souhaitât les retenir, les dissimuler, des torrents de larmes déferlaient sur ses joues crasseuses. La guerre. Voilà ce qui avait détruit et traumatisé Arse. Elle le comprenait désormais. Le bourdonnement incessant des armes meurtrières, joint à celui des volcans incandescents lui rappelaient sans cesse qu'elle n'était qu'un insecte. Un insecte qui s'était pris pour un lion. Sa plus grande détresse était l'incertitude, le doute. Totalement aveugle, elle n'avait aucune idée de la situation de ses amis. Leur hurlement de douleur avait-il retenti alors qu'ils chutaient dans le vide ? Leur corps disloqué reposait-il dans la poussière du Cratère de Cendre ? Ou bien étaient-ils dans la même situation qu'elle, aussi fragiles et tendus qu'un fil ? Prêts à se briser au moindre coup de vent ? 

De nouvelles détonations interrompirent ses pensées. Le choc provoqué par l’explosion emplit son esprit, résonna, assourdissant, s'y répercuta douloureusement. Une torture froide, mentale. Alors qu'elle tentait de porter ses mains à ses oreilles, afin de se couper de ce vacarme atroce, d'attendre sagement la mort, en paix, la prise de l'aigle sur ses épaules la ramena à la réalité. Elle ne parvenait qu'à peine à bouger ses bras, à la fois prisonniers du rapace et tétanisés d'horreur. Malgré la fumée noire et épaisse qui obstruait son champ de vision, elle distinguait toutefois de faibles lueurs rougeoyantes après les coups de feu. Si même le ciel pouvait prendre feu, où seraient-ils en sécurité ? 

***

Saylin, les yeux clos, s'efforçait d'ignorer les chocs sourds des canons, les corps sans vie qui pleuvaient des cieux et la terreur qui s'insinuait au creux de son ventre. Elle était venue jusqu'ici avec pour seule explication de la guerre qu'elle était affreuse, et, désormais, trouvait cette définition parfaitement appropriée. Elle ne s'était jamais souvenue des cauchemars qu'elle avait pu faire, mais était sûre que celui-ci était bien plus épouvantable. Ressentir la douleur de ceux qu'elle avait côtoyé alors que leur dépouille s'écrasait en silence dans la cendre et la peur dévorante qui prenait le contrôle des esprits les plus solides, voilà le véritable cauchemar, le véritable supplice. Jamais de sa vie, elle n'avait eu peur et refusait de se laisser envahir par ce sentiment alors que leur quête touchait à son but. Elle ne craignait pas le feu des canons, la mort, la fumée. Elle souffrait pour ceux qui,en revanche, étaient terrifiés. Elle souffrait pour ceux dont les derniers soupir s'évanouissaient lors d'une chute éternelle et douloureuse. Elle souffrait pour les seuls amis qu'elle avait eu. Bien qu'elle ne sût pas sa position, Saylin ressentait la terreur palpable de Maya. Elle percevait la peur qui lui rongeait le cœur et l'âme et, en crispant les mâchoires, décida d'y remédier. 

Où êtes-vous ? Vous m'avez sauvée il y a peu, j'ose vous demander à nouveau de l'aide car, peu importe ce que vous croyez, nous sommes liés. Aidez mes compagnons, soyez leur guide, ramenez-les vers la lumière, je vous en prie. Rendez ce combat équitable, rangez-vous du côté des forces du bien, de la liberté. 

Un chant franchit la barrière des fines lèvres de Saylin. Le sifflement, au départ aussi ténu qu'un murmure, se répandit bientôt parmi les cieux, frôla la terre, navigua entre les volcans, envahit l'espace. Tous les compagnons de la Siffleuse, seuls au cœur des ténèbres, perçurent cet étrange dialecte, à la fois doux et rauque, entraînant et effrayant. Pourtant, le seul à qui il était destiné prit son temps pour répondre. Longtemps, le Vent laissa le silence flotter autour de la jeune fille, décidé à ce qu'elle prenne conscience de l'ampleur de sa demande. Finalement, un autre murmure parcourut les nuages de cendre, les vallées de poussière et les torrents de lave. 

De la liberté ? Tu requiers mon aide pour la liberté ? Tu as raison, nous sommes liés, pour le meilleur et pour le pire. Je me dois de t'obéir et de te protéger, mais quelle ironie ! Tu demandes à ton esclave de se battre pour ta liberté !  Et qui se bat pour la mienne ? Jamais je n'ai souhaité recevoir des ordres d'une petite sotte ! Si seulement tu étais restée chez toi, je goûterai encore à ma liberté... Ta venue me l'a arrachée, le comprends-tu ? Aucun maître n'étais venu me chercher ici avant toi !

Le murmure était sulfureux, si mielleux qu'il reflétait les arrières pensées de l'élément. Néanmoins, Saylin n'avait jamais abordé les choses sous cet angle. Elle découvrait seulement que le Vent la prenait pour son "maître" et voilà qu'il prétendait qu'elle lui avait arraché sa liberté ! Pourquoi était-elle liée à cet être facétieux représentait le plus grand des mystères, mais elle n'avait pas le cœur de l'interroger maintenant alors qu'elle risquait de mourir d'un instant à l'autre. 

Soit. J'ai beau ne pas savoir la nature exacte de cette relation qui nous unit, de cette personne que je suis pour vous, mais j'accepte. 

Qu'acceptes-tu ? Je ne t'ai rien demandé idiote !

Tant que je suis ici, vous vous devez de m'obéir, et donc de m'aider. Cependant, une fois cette histoire terminée, je vous jure de vous rendre votre liberté. Sommes-nous d'accord ? 

Pourquoi fais-tu cela ? Je pourrais rester ton esclave jusqu’à la fin des temps, pourquoi me libérer ? 

Pourquoi te laisser prisonnier d'un serment dont je ne connais ni les origines ni les termes ? Prends cela comme un gage de ma gratitude éternelle. Tout travail mérite salaire, voilà le tien. Sommes-nous d'accord ? 

Oui, finit par grommeler l'élément.

Aussitôt, un fin courant d'air frôla la joue pâle de Saylin et traversa le ciel entier. En quelques secondes, de puissantes rafales naquirent de ce courant, se répandirent au sein des cendres, des fumées, de la noirceur du ciel, contournèrent les majestueuses silhouettes des oiseaux de proies et de leurs passagers, et leur laissèrent enfin l'opportunité d'apercevoir leur ennemi, à la lueur vacillante des étoiles au loin. 

Alors que Saylin ouvrait à nouveau les yeux pour apercevoir le fruit du travail de son compagnon, un nouveau hurlement retentit dans la nuit. Un hurlement de joie, d'espoir, de bonheur. La jeune fille n'eut pas besoin de tourner le regard pour reconnaître le timbre fluet et malicieux de Feorl, qui avait brièvement repris sa forme originelle pour montrer son allégresse. 

Alors que les crachats des volcans se dissipaient devant lui, Arse hocha la tête avec approbation et reporta son attention au sol. Juste en dessous de leur flotte siégeait une gigantesque foule grouillante, dont seuls les reflets des étoiles sur le métal indiquait la présence. En première ligne, deux rangées de canons tiraient sans arrêt un feu destructeur dans leur direction tandis que les troupes, à l'arrière, attendaient patiemment qu'ils soient à bonne distance. Même s'ils avaient tiré à l'aveugle dans le ciel, les pertes causées étaient considérables. Un quart de leur alliance manquait maintenant à l'appel. Néanmoins, les aigles pouvaient désormais virevolter à leur aise pour éviter les canonnades peu précises. Avec satisfaction, Arse admira deux rapaces tournoyer sur eux-mêmes pour esquiver des tirs dans leur direction. En une autre œillade, il s'assura que Maya, Saylin, Feorl, Riast, le commandant de la garde et Thylis étaient toujours à ses côtés. Puis, avec un sourire carnassier, il hurla de toutes ses forces, plein rage et d'envie d'en découdre :

" Chargez !"

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