XXXII. Nager en plein brouillard

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Quand les rayons chaleureux du Rideau effleurèrent enfin ses écailles brulées, Arse ne put réprimer un sourire. L'étrange lueur de la sève qui les avait éclairée jusqu'alors ne procurait pas la même sensation réconfortante. Il ne l'aurait avoué pour rien au monde, mais quitter ces arbres sonnait pour lui comme une libération. Leur oppressante présence au-dessus de lui, les savoir doués de conscience, voire de communication selon Feorl, contribuait à le mettre mal à l'aise. Il continua à avancer jusqu'au bord de l'anneau et effleura du bout de la griffe le cours immuable du Rideau. La fraîcheur de l'éblouissant liquide le revigora à ce simple contact. Au plus profond de lui, il redoutait les évènements à venir. Cela faisait à peine quelques semaines qu'il avait quitté sa terre natale, et pourtant l'idée de la revoir ravivait en son âme des souvenirs comme oubliés depuis longtemps. Il se refusait à l'admettre, mais il avait peur. Il ne savait pas où ils allaient atterrir en descendant la cascade et encore moins s'ils trouveraient autre chose que des cadavres en bas. Lors de son départ, une seule caverne résistait péniblement aux assauts des gnomes, serait-ce encore le cas ? Son espèce était-elle définitivement vouée à disparaître ? Ce génocide avait-il finalement atteint son but ? Si oui, tout ce voyage, cette épopée, n'aurait servi à rien... Et le pire... Non, il refusait d'approfondir davantage son raisonnement. Le pire était peut-être encore à venir...

La douceur de la main de Maya sur son épaule éclaircit son esprit. La lumière provoquée par son amie chassa ses idées sombres et un sourire naquit sur son visage. Un sourire empreint de mélancolie...

" Tout va bien ? l'interrogea la jeune fille.

– Oui... Il me tarde de revoir mon pays... Je... Je redoute ce que nous y trouverons, voilà tout.

– Je comprends ton appréhension, néanmoins, regarde autour de toi, nous sommes tous là pour te soutenir. Tous se sont mobilisés car ils croient en toi et ta cause. Peu importe ce que nous trouverons en bas, nous le trouverons tous ensemble, et cela fera toute la différence, j'en suis persuadée."

Le lézard posa délicatement sa main sur celle de la Reflétée, et, doucement, se retourna face à elle. Les rayons étincelants du Rideau riaient dans ses cheveux immaculés, qui retombaient en une cascade de boucle sur son manteau bleuté. De son visage rond se dégageait une expression solennelle. De ses éclatantes prunelles noisette, entourées de l'étrange marque indigo, se dégageait une affection à toute épreuve, qui résisterait à vents et marées, séismes et brasiers.

Peu à peu, derrière elle, la file d'Istiols se rassemblait à l'orée de la forêt, en silence, comme pour lui dire adieu. De cette foule se dégagea Feorl, accompagné de l'Istiole qu'ils avaient croisée lors de leur arrivée et suivi de Sangaë, des sourires confiants et amusés illuminant leur visage. D'un signe de tête, Arse les salua respectueusement. Ils lui rendirent son salut avant de se diriger à côté de Saylin, quelques mètres plus loin. La mystérieuse jeune fille semblait la même qu'au jour de leur rencontre. Seule sa capuche avait disparue. Elle arborait fièrement son crâne chauve et ses grands yeux azurs, un sourire énigmatique aux lèvres. Tant d'émotions se bousculaient au creux de son ventre qu'il ne savait comment réagir. Son cœur battait la chamade à l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais ses amis, ce groupe si soudé qu'ils formaient.

Percevant sa détresse, Saylin pencha doucement la tête sur le côté pour l'inciter à franchir le pas. Le Calciné la remercia d'une pensée silencieuse, saisit les mains de Maya entre les siennes, lui sourit en sautant en arrière et chuta dans le tourbillon de la cascade, son amie emportée avec lui.

***

Quand les pieds de Maya effleurèrent à nouveau le sol, un poids insupportable s'abattit sur ses épaules. La chaleur étouffante l'assaillit comme un taureau enragé. Ses yeux s'ouvrirent péniblement, comme fatigués par ce brusque changement de température. Devant elle, de lourds panaches d'une vapeur étrangement scintillante inondaient son champ de vision, l'empêchant presque de distinguer Arse, dont les mains étaient pourtant encore jointes aux siennes. Elle percevait autour d'elle l'impact de ses compagnons alors qu'ils heurtaient le sol mais ne les voyait pas. Tout n'était que cette brume grisâtre.

Elle releva les yeux vers Arse, inquiète de leur situation. D'un hochement de tête, il la rassura, l'aida à se relever et la guida à travers la vapeur. Même s'il n'avait pas prononcé un mot, tout en lui montrait qu'il était aux aguets. Sa démarche se faisait légère et discrète, ses yeux de braise guettaient le moindre mouvement aux alentours tandis que ses narines frémissaient, comme à la recherche d'une quelconque odeur. Alors que Maya se préparait à l'interroger, il se tourna brusquement vers elle et plaqua, vivement mais sans brutalité, sa main griffue sur sa bouche. La jeune fille leva les mains en signe de compréhension tandis qu'il libérait ses lèvres. D'un bref signe de la tête, il lui indiqua de se remettre en marche.

Maya ne savait combien de temps ils errèrent dans les volutes, deux âmes perdues à la recherche de leurs confrères. À chaque fois qu'ils entendaient des bruits de pas, ils ne savaient s'ils devaient les fuir ou au contraire, les rejoindre. Sous leurs pieds, des torrents de poussières brûlantes se soulevaient et tourbillonnaient dans l'air sec du quatrième anneau. Si Arse se mouvait avec aisance dans cet environnement désagréable, Maya redoutait chaque nouvelle trace qu'ils laissaient. Dans cette brume étouffante, tout se ressemblait, réalité et illusion se confondaient en un labyrinthe suffoquant tandis que la chaleur prenait peu à peu ses marques dans son esprit. De lourdes gouttes de sueur perlaient sur le front de la Reflétée alors que la pensée de sa ville pleine de fraîcheur martelait son âme. Elle avait l'impression de devenir folle. Des voix résonnaient autour d'eux, sans qu'elle ne parvienne à les identifier, des silhouettes rôdaient à leurs côtés sans dévoiler leur visage. L'odeur âcre de la terre brûlée l'harcelait inlassablement, sans qu'elle ne réussisse à s'y adapter complètement. Elle avait peur pour ses amis. Où étaient-ils ? Eux aussi dans cette brume ? Ailleurs ? En danger ou saufs ? Refusant de mêler ses tourments à cette situation déjà désagréable, elle chassa ses pensées pour se concentrer sur son unique objectif : voir le grand jour. Ils se chargeraient ensuite de retrouver leurs compagnons.

Arse avançait toujours, tous ses sens aux affuts, comme une bête sauvage, sans se soucier des mirages provoqués par les vapeurs. Quand il se retourna pour vérifier que la Reflétée le suivait toujours, il perçut ses troubles dans son regard. La jeune fille, habituée à la fraicheur et la légèreté souffrait du climat abrupt et impitoyable du Cratère de Cendre. Rien que le nom de l'anneau annonçait sa rudesse et rigueur. Affligé de la voir si mal en point, il reprit sa main dans la sienne et, la soutenant autant qu'il le pouvait, l'exhorta à avancer.

Après quelques pas, Maya perçut, avec une satisfaction inouïe, un air plus frais et pur envahir ses narines et épurer ses poumons. Heureux de la voir revigorée, le Calciné préféra tout de même rester aux aguets et couvrir d'un regard suspicieux leur environnement. Personne en vue... Maya, à nouveau en pleine possession de ses moyens, rouvrit avec délectation ses yeux et discerna enfin le paysage hideux qui avait vu son ami grandir...

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