XXXI. Le dernier périple

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Saylin peinait à réaliser qu'elle marchait devant une foule de plusieurs centaines de guerriers, qu'elle guidait des gens vers la guerre, vers cet étrange concept qu'elle n'avait abordé que par les mots. Elle ne savait pas à quoi s'attendre, était-ce si terrible qu'Arse le prétendait ? Était-ce pire ? Le lézard exagérait-il pour les effrayer ? Non, il était totalement honnête. Cela ne la rassura pas. L'esprit du guerrier semblait si inatteignable, si fortifié, et pourtant la guerre l'avait ravagé.

En marchant, elle reconnut les arbres qu'ils avaient croisés lors de leur venue, les fleurs étranges, mais tout semblait différent. Les différentes lueurs s'émanant de la végétation paraissaient ternies, comme si elles pressentaient les malheurs à venir. Même les animaux qui, lors de leur première approche, avaient été si distants, formaient désormais une sorte de haie d'honneur aux côtés du cortège. Tous ces changements, si insignifiants, s'apparentaient pour elle à des cataclysmes. Toute la nature se réunissait pour leur faire un dernier adieu, et elle ne pouvait s'empêcher de l'interpréter comme un mauvais présage. Ils allaient faire couler le sang dans une autre contrée, pour une cause juste, certes, mais en jetant un regard en arrière, elle ne vit qu'un immense tas de cadavres d'Istiols, le visage crispé dans une expression d'agonie silencieuse. Saylin sursauta à cette vision et se tourna à nouveau vers son chemin. Ils fonçaient droit vers la fin de toute chose. Ces Istiols font partie de la Nature, c'est à eux qu'elle vient faire ses adieux avant leur dernier périple. Toutes ces pensées glacèrent le sang de la jeune fille. Quelle terrible erreur étaient-ils en train de commettre ?

Ses prunelles froides effleurèrent le regard d'une petite créature violette zébrée de blanc, à la queue fournie et ondulante. Elle sentait que ses grands yeux jaunes la scrutaient mais elle ne parvenait pas à formuler le moindre mot, à esquisser le moindre mouvement. Elle était tellement désolée de l'horrible agissement qu'ils menaient qu'elle ne savait comment se faire pardonner de la minuscule bête. Alors qu'elle sentait ses larmes rouler le long de ses joues, sa gorge se dénoua afin qu'elle balbutie :

"Je suis terriblement désolée... Je ne veux pas vous arracher votre Nature, votre vie..."

En réponse, l'animal pencha la tête sur le côté, une expression interrogatrice sur son visage malicieux. Avec un sourire attendri, Saylin essuya ses perles de chagrin et se remit en marche, rattrapant ses compagnons qui n'avaient pas remarqué sa brève absence.

Feorl, dont la simple présence d'Arse lui faisait perdre les nerfs, s'était réfugié au milieu de la foule, qui lui procurait un étrange sentiment de réconfort. En effet, tous les Istiols présents respiraient une étonnante joie de vivre au vu de la situation. Il doutait maintenant des paroles qu'il avait prononcées le jour précédent. Les Istiols savaient-ils réellement où ils allaient ? Étaient-ils conscient de se ruer à la mort ? Tous ses voisins le regardaient avec des yeux pleins, voire débordants, d'admiration, ce qui le mettait profondément mal à l'aise. Il avait l'impression de trahir ces gens si dévoués envers lui en les menant vers leur pire cauchemar. Quand une jeune adulte Istiole s'approcha de lui en lui criant d'une voix extasiée, " Oh vous êtes le Gardien disparu ! Par la Grande Forêt, vous êtes juste devant moi et je vous parle ! Je vous suivrai jusqu'au bout du monde Feorl !", tous ses doutes résonnèrent dans sa réponse :

" J'espère bien que non demoiselle ! Ne me suivez pas, vous ne récolteriez que malheur... Maintenant si vous voulez bien m'excuser, je dois y aller..."

Il s'écarta de la jeune Passagère penaude et joua des coudes pour quitter la foule. Quand il aperçut enfin les fleurs lumineuses et les rangées d'animaux aux expressions endeuillées, son cœur se serra. En jetant un bref regard aux alentours pour vérifier que personne ne concentrait son attention sur lui, il s'approcha d'un majestueux arbre, colla son front contre son écorce et laissa libre cours à ses doutes. Les végétaux étaient des oreilles attentives, et cet arbre accueillit avec bienveillance les tourments du Gardien. Il ne lui en voulait, il le comprenait même. Au fond de lui, Feorl savait qu'il faisait le bon choix, qu'il ne pouvait en être autrement, mais cela lui déchirait le cœur. Le peuple Istiol était fort, mais le serait-il assez ? Rien que la pensée d'un de ses confrères gisant au sol lui donnait la nausée. L'arbre, de sa voix profonde et sage, mais pourtant muette, balaya ses doutes. La Grande Forêt accueillerait en son sein les braves ayant cru en leurs valeurs, s'étant battu pour elles, jusqu'à trouver la mort.

Sans qu'aucune parole ne fût échangée, Feorl se sentit rasséréné. Il décolla son front de l'écorce et, avec une grâce féline, l'escalada. Il percevait, presque à l'orée de la forêt, ses trois compagnons, qu'il aimait autant qu'ils l'exaspéraient. Avec un sourire malicieux, il se leva sur une branche solide et, doucement, se mit en mouvement. Il parcourut la ramure, sauta vivement sur une autre branche, puis alla d'arbre en arbre avec la légèreté d'un oiseau.

Alors qu'il approchait de ses compagnons, une fine silhouette entrava sa course. Elle était assise sur la branche, les jambes pendant dans le vide. Feorl s'arrêta brusquement pour ne pas lui rentrer dedans et s'exclama d'une voix railleuse :

" Cela vous dérangerait de laisser passer le plus puissant des Passagers ? Sans vouloir vous manquer de respect bien sûr !"

Pour toute réponse, l'Istiole releva la tête vers son interlocuteur, lui permettant de croiser son regard.

" Oups, souffla le Passager, une goutte de sueur dégoulinant sur sa tempe. "

Il fit son plus beau sourire, le sourire charmeur et assuré, celui qui faisait fondre toutes les Istioles, et reprit, la boule au ventre :

" Désolé Tilaë, je ne t'avais pas reconnue... Faut dire qu'il y a beaucoup d'Istioles dans cette foule, ç'aurait pu être n'importe qui...

– Pas de chance, ce n'est pas n'importe qui, répliqua sèchement la petite femme. Je ne pensais pas que tes "compagnons" rassembleraient autant de monde. Ni que ton départ serait aussi rapide.

– Tu ne nous accompagnes pas ?

– Je n'étais pas sur la place hier, lors du "fameux discours", et je ne sais même pas précisément ce que vous faites tous ici.

– Arse te l'as pourtant expliqué lors de notre arrivée.

– Certes, mais je lui ai dit, je ne le crois pas. Et ici personne n'a été capable de m'expliquer précisément votre quête. Ce qui ne renforce pas ma confiance, je me dois de te l'avouer...

– Que penses-tu ? Le peuple du petit est en guerre, plongé dans un conflit déloyal et sanglant, qui, si l'on ne fait rien, mènera à l'extinction du peuple lézard.

– Le "petit" comme tu l'appelles est apparemment le dernier des plus puissants guerriers lézards, mais admettons que cela soit la pure vérité... La question devient alors : comment allez-vous stopper cette affreuse guerre ?

– Eh bien nous allons... Nous allons affronter ces gnomes ? "

Les questions de l'Istiole poussait Feorl dans ses retranchements. Son ton, implacable et dur, prouvait sa déterlination. Elle ne lâcherait pas l'affaire. En son for intérieur, il savait qu'elle finirait par gagner, elle gagnait toujours lors de leurs joutes verbales , même quand ils étaient enfants.

" Je vois... Et comment espérez-vous gagner contre une armée entrainée avec ce rassemblement d'Istiols indisciplinés ? "

Avec un soupir las, Feorl répliqua, conscient d'utiliser sa dernière carte :

" Peut-être qu'une Gardienne de plus dans nos rangs changerait le cours de la bataille à venir ? "

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