XXX. Un boute-en-train susceptible

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Un désagréable contact réveilla brusquement Feorl. Ensommeillé, l'Istiol ouvrit péniblement les yeux pour se retrouver face à face avec une immense masse de poil noir. Sangaë lui donnait des coups de museaux depuis quelques minutes sans qu'il ne daigne bouger d'un pouce. Quand elle dévoila ses crocs luisants, le Passager sauta sur ses pieds, parfaitement réveillé et affublé d'un sourire radieux. Enfin satisfaite, la tigresse tortilla son arrière-train pour se dégager de l'entrée, surveillant d'un œil méfiant que son "frère" la suivait. Celui-ci ronchonna discrètement avant de balayer du regard sa petite cabane, totalement vide. Aucune trace de Saylin, Arse et Maya. Tout à coup inquiet, il se précipita dehors, soulevant négligemment le rideau de feuille pour apercevoir au plus vite la forêt. Rien. Il planta ses yeux interrogateurs dans ceux de la tigresse, dont le simple mouvement de la queue traduisait l'excitation.

" Bah quoi ? grogna Feorl, agacé de ce réveil désagréable. "

Pour toute réponse, Sangaë s'approcha de lui à pas feutrés, saisit entre ses crocs le col de la tunique de feuilles du petit homme et, d'un geste fluide, le balança sur son dos. À peine celui-ci atterri qu'elle partit en trombe vers la grande place, sautant par-dessus quelques Istiols sur son chemin. Surpris, Feorl s'agrippa maladroitement au cou de sa monture, balloté dans tous les sens.

" C'est fragi... fragile un Istiol ! hurlait-il, terrifié par le rythme ahurissant qu'avait adopté sa compagne"

Ces paroles ne calmèrent pas la tigresse qui continua à courir, traversa la place en quelques bonds, écartant tout sur son passage et provoquant des cris d'indignation ou d'admiration selon les personnes. Alors qu'elle atteignait les escaliers, le teint de Feorl avait viré du verdâtre au vert pomme. Rien que la vue des innombrables marches en colimaçon lui donna un affreux haut-le-cœur. Profitant du minuscule instant d'immobilité de Sangaë, il prit une immense inspiration, gonfla ses joues au maximum puis cessa de respirer le temps de la descente aux enfers qui s'annonçait. À peine cette petite opération terminée, comme si elle l'avait interprété telle une permission, la tigresse bondit une première fois, dévalant une centaine de marches. L'estomac de Feorl s'accrocha alors que toute sa concentration était dessus. Un second saut arriva, suivit d'un troisième, d'un quatrième, et ainsi de suite. Ce rythme effréné était si désagréable que, l'espace d'un instant, le Passager s'apitoya sur sa triste mort, si misérable et indigne d'un des plus grands Gardiens de la Grande-Forêt.

Quand cet insoutenable manège, plein de fougue, se stoppa enfin, Feorl rouvrit peu à peu les yeux. Les flancs noir de jais de la tigresse palpitait au rythme de sa respiration haletante. Doucement, l'Istiol se redressa sur le dos de la bête et, les pensées encore embrumées, la vision vacillante, se concentra pour reconnaitre les formes floues qui s'agitaient devant lui. Quelques exclamations parvenaient à ses oreilles pointues, mais il ne reconnaissait pas les voix, tout était troublé et chancelant.

Maladroitement, il glissa au bas de Sangaë, sentit la douce couche de mousse sous ses pieds, fit quelques pas mal assurés avant de se sentir tituber en arrière. Alors qu'il sentait ses petites jambes se dérober sous lui, deux grandes mains, étrangement noires, l'attrapèrent aux aisselles et le maintinrent debout. Ces mains étaient recouvertes d'écailles à l'apparence brûlées, pourvues de griffes immaculées... Arse. Brusquement, tout se remit en place dans la tête du petit homme, qui, revigoré, se tourna vers la tigresse, les yeux emplis d'une colère éclatante. Surpris, le lézard lâcha Feorl, qui se précipita vers Sangaë, encore gauchement. Arrivé en face du félin, ses poings se crispèrent tandis que ses traits se déformaient peu à peu. Saylin, aux côtés d'Arse, n'eut que le temps de crier :

" Feorl ! N'en fait pas trop ! Tu n'as pas toute ton énergie !"

Déjà, sans tenir compte de ces paroles, un immense ours brun, encore plus grand que Sangaë, se tenait devant elle. Son énorme gueule s'ouvrit ne un rugissement atroce, l'aspergeant de salive. Effrayée, la tigresse cacha sa queue entre ses jambes, baissa la tête et plaqua son ventre au sol. Apparemment satisfait, Feorl reprit sa forme de petit homme vert, un sourire enchanté aux lèvres tandis que ses mains se frottaient en une attitude faussement prétentieuse. À nouveau en peine possession de ses moyens, il balaya du regard la gigantesque foule qui s'étalait au pied du Cœur. Des centaines d'Istiols attendaient joyeusement, amusés par la petite scène qui venait de se dérouler. Devant eux, Arse, se tenait fièrement debout, les mains sur les hanches, Maya souriait aux quelques petits êtres qui s'approchaient d'elle et Saylin était occupée à tailler un bâton de bois, dont l'extrémité était enroulée dans le bout de tissu violet qui fut sa capuche.

" Alors je suis devenu le pitre de service ? Le bouffon de sa majesté le Calciné ? Ou bien le boute-en-train destiné à remonter le moral ? Allons-y, moquons de ce gugusse qui nous accompagne ! Et si son prochain numéro était de mourir en descendant les escaliers ? Ça pourrait redonner le sourie à ces braves gens ! fulmina Feorl, devenant de plus en plus rouge.

– Voyons, voyons, calme-toi, souffla Saylin sans lever les yeux de son ouvrage.

– Me calmer ? Désolée ma petite dame, ça ne risque pas d'arriver ! Je crois que ce manège, appelé Sangaë, est totalement libre d'accès, je te propose d'aller faire un tour pour me raconter ton incroyable expérience !

– Vous n'aviez qu'à vous réveiller, déclara Maya d'un petit ton suffisant. "

En un immense soupir, l'Istiol refoula sa colère, conscient que tous les regards étaient posés sur lui.

" Nous avons seulement demandé à votre "sœur" de venir vous réveiller, comment pouvait-on s'attendre à ce malheureux spectacle ? souffla Arse. "

Pris d'une nouvelle vague de colère pour le monde entier, Feorl crispa ses petits poings et serra les mâchoires. Pas besoin de faire éclater un scandale juste avant un départ à la guerre, songea-t-il. Quand sa rage se fut totalement évanouie, il reprit, d'un ton froid et sec :

" Quand partons-nous ? Avez-vous réellement attendu la dernière minute pour me prévenir ? "

Tous les Istiols, comme guidés par un instinct commun, levèrent les yeux au ciel ou se concentrèrent brusquement sur l'éclat d'une fleur. À aussi grands pas que le permettait ses courtes jambes, le Gardien s'approcha d'Arse et se hissa sur la pointe des pieds, juste devant lui. Dans son regard lumineux luisait une colère farouche qui n'attendait qu'à exploser. À la fois inquiet et amusé, le lézard baissa le menton jusqu'à ce que ses yeux croisent ceux du petit homme, presque à la verticale. Il respectait énormément cet étrange être, mais ses colères soudaines et son sens de l'humour railleur le dépassait tellement qu'il peinait à garder sa contenance. Puis, ne supportant plus ce duel froid qu'il menait cotre l'Istiol, qu'il portait réellement dans son cœur, il chuchota en un sifflement rauque :

" Maintenant."

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