XV. Gladiateurs

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La cellule plongea brusquement dans un profond silence. L'Istiol ne croyait pas le moins du monde à l'affirmation du lézard et s'était détourné de la conversation. Hors de question qu'il se passe encore la même chose. Il se souvenait encore des beaux yeux verts qu'il avait croisés et jamais revu quelques semaines plus tôt. Non, il ne laisserait pas cette erreur se reproduire. Il ne devait pas se lier d'amitié avec ceux qu'il verrait bientôt agonisants. Toute cette douleur... Cela n'en valait pas la peine, il ne devait pas se l'infliger à nouveau. Il se réfugia donc dans l'angle opposé de la pièce, le regard fixé sur les gardiens, désormais ivres morts, mais d'autant plus dangereux. Entre les pierres de sa geôle, il sentait le grouillement des rats, qui pullulaient dans l'arène. Oh, il préférait ne pas compter le nombre de fois où il leur avait parlé. Que de vaines tentatives... Ces rats-ci n'étaient pas des animaux. Enfin, pas des animaux dans le sens où ils n'appartenaient pas à la Grande Forêt. Ils étaient indépendants, ne faisaient pas partie d'un tout. L'Istiol n'avait donc jamais réussi à communiquer avec eux pour la simple et bonne raison qu'ils ne faisaient pas partie de sa famille. Il se sentait comme un étranger face à ceux qui auraient dû être ses frères. La discussion, dans la cellule d'à côté, semblait également s'être arrêtée. La jeune fille n'avait plus de questions, et tant mieux pour eux. Ils devraient se reposer une dernière fois, passer une nuit heureuse... Si seulement c'était possible. Depuis combien de temps, lui, le plus puissant des Passagers, était-il enfermé dans ce trou à rats ? Depuis combien de temps n'avait-il pas discerné la cime d'un arbre ? Entendu le hurlement d'un loup ? Derrière ses sourires et sa bonne humeur de façade, il se sentait au plus mal. Demain, tout recommencerai. Tout serait détruit, puis reconstruit à nouveau, balayant les miettes d'un passé hideux, le remplaçant par une idée de futur plus exécrable encore. Éreinté par ces sombres pensées, il se roula en boule sur sa maigre paillasse, non sans avoir jeté un coup d'œil aux gardiens encore debout.

Les claquements d'un fouet dans les airs réveillèrent brusquement tous les prisonniers. Les geôliers, à peine sobres, s'acharnaient, à grand renfort de coups de pied, sur les portes métalliques, produisant un fracas assourdissant. Quand tous les futurs gladiateurs furent à peu près stables sur leurs deux jambes, les cellules s'ouvrirent, une à une.

" L'public arrive dans une heure ! On s'magne tout l'monde! "

Le beuglement avait résonné dans toute la salle, accompagné d'une salve de claquements de fouet. Les prisonniers, une petite centaine, furent rassemblés au centre de la pièce. Saylin, Maya et Arse était collés les uns aux autres, tentant de se fondre dans la foule. Le regard de braise du lézard avait retrouvé sa pleine lueur après une nuit pourtant peu apaisante. Il analysait chaque mouvement, chaque entrée et sortie, chaque issue, chaque comportement... Il bouillonnait de rage. Son honneur avait été piétiné, enfoui et dénigré, sous ses yeux impuissants. Quelle honte... Il était le seul lézard de la salle, le dernier des Calcinés, et il se faisait enfermer comme une bête sauvage par des humains bourrus et saouls ? Quand un violent coup de fouet le frappa dans le dos, Arse ne parvint pas à se retenir. Il se retourna, planta son regard dans celui du jeune geôlier qui l'avait frappé et fit, avec une lenteur exagérée, naitre des flammes au bout de ses doigts. Il se délecta du teint livide de son adversaire, s'approcha doucement de lui quand une main le saisit au poignet. Maya avait crispé ses doigts autour de ses écailles et le regardait avec inquiétude. Absorbé par l'innocence et la pureté de ses iris, il se recula peu à peu et se détourna du jeune homme, refoulant sa rage.

Les gardiens formèrent une frêle file indienne devant un immense râtelier d'armes rouillées, usées et cassées. Chacun leur tour, les gladiateurs avaient l'opportunité de saisir une arme, seulement pour les conforter dans leurs espoirs de survie. Du coin de l'œil, Saylin distingua l'Istiol, avec qui elle avait parlé le jour précédent, se détourner du râtelier et se diriger tranquillement vers la porte, désarmé. Saylin n'avait jamais saisi d'arme de sa vie, du moins pas de ce genre. Elle savait manier la fronde, mais jamais elle ne l'utiliserait contre un autre être humain. Son cœur pencha pour un simple bâton de bois, semblable à celui qu'elle avait perdu lors de l'attaque. Avec un sourire, elle en caressa la surface, sentant chacune de ses fibres, les épreuves qu'il avait enduré, grâce, notamment, aux nombreuses coupures qui le parsemaient. Ce bâton avait vu la violence mais pas le monde. Elle lui offrirait ce dernier.

À ses côtés, Arse rechignait à saisir une arme de métal, plus il se tenait éloigné de ce matériau, mieux il se portait. En désespoir de cause, il saisit un long pieu de bois, utile et facile à enflammer. Maya était tétanisée devant le râtelier. Chez elle, la violence n'était qu'un mythe, représentant les forces obscures dans les histoires. Jamais elle n'aurait imaginé en être une des actrices. En respirant profondément pour refouler son dégout, elle ferma lentement les yeux. Apaisée, elle les rouvrit, jeta un regard indécis et suppliant à Arse. Celui-ci lui répondit avec un sourire rassurant :

" Tu n'auras pas besoin de te battre, je te protégerai et nous serons libres avant, souffla-t-il."

Maya ne croyait pas ses paroles. Au fond d'elle, tout lui disait qu'il tentait juste de la rassurer. Il essaierait de la protéger, certes, mais comment faire face à une centaine d'adversaires ? L'avenir se profilait, et pas sous son meilleur jour. À ses pensées, ses poings se crispèrent et la détermination passa sur son visage, laissant derrière elle une expression butée et froide. Elle n'allait pas flancher... Avec ténacité, elle saisit la première arme qui lui passait sous la main, une hache à double tranchant, au manche de bois et à la lame de pierre. Surprise par son poids, la jeune Reflétée faillit la faire tomber au sol mais se redressa de justesse. Brusquement cramoisie, elle balaya son entourage, vérifiant que personne n'avait remarqué. Quand ses yeux croisèrent ceux de Saylin et d'Arse, les esquisses de sourire naissantes sur leur visage lui indiquèrent le contraire. Avec un soupir amusé malgré la gravité de la situation, Maya rejoignit ses compagnons à l'écart du râtelier.

Peu à peu, chacun rejoignait le mystérieux Istiol devant la porte, gardée par quelques geôliers. Derrière ces lourds battants de bois, une clameur, à peine perceptible, se faisait de plus en plus puissante, sans doute au fil de l'entrée des spectateurs. Autour des trois amis, les autres prisonniers formaient une foule compacte, une marée d'individus sales, hirsutes, en haillons et parfois blessés. Saylin n'avait pas eu le temps ni l'envie de les scruter jusqu'alors, et fut subitement prise d'un élan de curiosité. La grande majorité étaient des hommes, semblables aux villageois ou aux bergers qu'elle avait côtoyés par le passé. Aucun ne semblait particulièrement riche ou se démarquait par un quelconque attrait. La jeune fille ne s'attardait pas sur leurs émotions, mais certaines étaient si puissantes qu'elle ne parvenait pas à les esquiver. De cet amas se dégageait principalement de la peur. Une peur qui prend au ventre et qui pousse à obéir. Une peur qui se transforme en violence si c'est la seule échappatoire. Saylin craignait cette peur, et ce qu'elle pousserait ces hommes à faire. Cette foule semblait composée d'individus finalement très similaires, eux seuls détonnaient en son sein. Arse était le seul lézard et dépassait d'une tête la nuée d'hommes. Maya semblait particulièrement raffinée, malgré la crasse de ses vêtements, sa chevelure blanche scintillait telle une Étoile au milieu du Rideau nocturne. Et elle... Personne n'avait vu l'étrangeté de Saylin, dans les cachots ou en cellule, et la jeune fille craignait ce moment. Inquiète, elle tira autant qu'elle le pouvait sa capuche devant ses yeux et se tourna vers ses amis. Les jambes de Maya tremblaient, bien qu'elle tachât de les ignorer. Elle gardait la tête haute et ruminait, en silence, les paroles d'Arse. Alors que la clameur extérieure était à son apogée, de nouveaux claquements de fouet retentirent, accompagnant le grincement puissant de la lourde porte. Celle-ci s'ouvrait peu à peu, se libérait de ses chaînes et laissait entrer la lumière dans le hall de pierre quand une voix s'exclama, au-dessus de toutes les autres :

" Gladiateurs de L'Arène des Trois Blizzards, vous n'avez qu'une règle : le dernier en vie le restera..."

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