XIV. Le prix de la liberté

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Après une ascension lente et douloureuse en raison de leurs membres meurtris, Saylin et Maya parvinrent à quitter le cachot. À peine la corde lâchée, elles s'effondrèrent au sol, dans un boyau sale, éclairé par la faible lueur de bougies, dont les ondoiements sur les murs leur donnaient un aspect terrifiant. Effleurant leurs orteils estropiés, la lourde trappe se referma dans un bruit atroce, à la fois assourdissant et grinçant, résonnant dans le couloir entier. Les jeunes filles ne sursautèrent pas, ne bougèrent pas plus lorsque plusieurs hommes, semblables au premier, les enjambèrent pour rejoindre une autre trappe. Elles ne tiquèrent pas alors que ces derniers répétaient les mêmes phrases, celles qui leur avaient été adressées quelques minutes auparavant. Bientôt, et sans même qu'elles ne s'en rendent compte, tout le corridor fut jonché d'individus, aussi épuisés qu'elles, tous allongés, le souffle court. Tous allongés, sauf un. Un seul refusait de s'abaisser devant ces bourrus et repoussants inconnus. Après avoir monté à la corde qu'on lui avait lancé, tout aussi meurtri, il n'avait pas soufflé, n'avait montré aucun signe de douleur. Pendant un instant, il balaya le boyau du regard, à la recherche de ses geôliers. Quand il les aperçut, aux deux extrémités du couloir, il s'avança à pas lents vers eux, la tête haute. Celui qui avait parlé le remarqua en premier et, avec un sourire, s'exclama :

" Voilà un f'tur champion ! L'est plus résistant qu'les aut' cui'là!"

Alors que tous les geoliers, une bonne dizaine au moins, se tournaient vers lui, saisissant leur massue, lances de fortunes et haches de bucheron, leur chef le pointa du doigt puis, sans lui prêter plus d'attention, but goulument une gorgée de bière dans une chope crasseuse. Immédiatement, les sbires s'approchèrent de lui. Il se mit en garde, tâchant de camoufler au mieux son épuisement, et attendit, tous ses sens aux aguets, que les hostilités débutent. Personne au sol n'avait remarqué cette tension pesante entre le rebelle et les geôliers. Personne ne remarqua non plus le lâche coup de pied que l'on lui asséna dans le dos, le faisant chuter par terre dans un bruit mat.

" F'sait lontgtemps qu'un reptile 'vait pas été aussi tém'raire ! s'exclama le chef, tout sourire, de la bière dégoulinant dans sa barbe emmêlée.

Immédiatement, Saylin et Maya relevèrent douloureusement la tête. Leurs paupières s'ouvrirent à nouveau. Elles ne s'étaient même pas rendue compte de leur clôture. Le regard de Saylin, sous sa capuche en piteux état, balaya la scène du regard. Elle faillit ne pas reconnaitre Arse tant il semblait faible. Sa chair était en lambeaux, ses écailles auparavant si noires étaient devenues rougeâtre, l'éclat de son regard était terne... À quatre pattes, ses bras secs tremblaient, lui donnant un air famélique, de bête battue. Avec peine et faisant un signe de tête à Maya, Saylin se traina vers lui, essayant de ne pas se faire remarquer. Lorsque Arse posa ses yeux sur elle, il s'effondra au sol, cessant de lutter. Ils échangèrent, bien qu'exténués, un regard complice, d'entente commune. S'ils allaient quelque part, ils iraient ensemble, tous les trois.

Alors que, peu à peu, chacun des autres prisonniers commençait à donner des signes de vie, se relevant les uns après les autres, un claquement de fouet mis le couloir en branle.

" L'vez-vous ! L'vez-vous tous ! s'exclama un homme bourru en donnant des coups de pieds aux malheureux encore au sol. Au bout du couloir ! Et qu'ça saute ! L'vez-vous j'vous dis !"

Fébrilement, les trois amis se redressèrent et tachèrent de se fondre dans la masse d'individu qui les entourait. Le coup d'éclat du lézard avait sans doute attiré l'attention de leurs geôliers sur lui et, s'ils espéraient pouvoir s'enfuir, faire profil bas serait de mise.

En marchant, tous au même rythme, les prisonniers sortirent du couloir et arrivèrent dans une immense salle, haute de plafond, toujours de pierre humide et sale. Juste en face d'eux trônait une grande porte de bois, à double battant, cadenassée par une épaisse chaine luisante, dont la matière rappelait à Saylin celle de l'objet trouvé dans la blessure d'Arse lors de leur rencontre.

" Du métal, grogna ce dernier comme s'il avait pensé à la même chose qu'elle. "

Le métal, voilà donc la réponse à ses interrogations. L'élément des gnomes, utilisés pour les armes mais aussi pour des objets extrêmement solides. Autrement dit, ils ne pourraient jamais ouvrir cette porte seul. Sur les flancs de cet immense hall, de nombreuses alcôves, creusées dans la roche, accueillaient des couchettes, paillasses et portes barrées de métal. Des cellules en somme. Toutes étaient vides, excepté une. Une seule laissait entrapercevoir, derrière ses barreaux rouillés, un petit homme, dont la peau aux reflets verdâtres contrastait avec l'épaisse tignasse noir de jais, arrangée en un complexe entremêlement de tresses. Cet étrange petit homme triturait sans conviction l'interstice entre deux pierres de sa cellule, comme un prisonnier qui ne croirait pas à sa propre tentative d'évasion. Quand les nouveaux arrivants entrèrent dans la salle, il leva à peine ses yeux en amande vers eux, avant de retourner à sa tâche avec un soupir.

Alors que d'autres claquements de fouet retentissaient, les geôliers poussèrent négligemment, un à un, chacun des prisonniers dans les cellules, sans se soucier de leur nombre ni de leur état. Les trois amis n'eurent donc aucune difficulté à se faire enfermer tous ensemble. Intriguée par le petit homme, Saylin les avait guidé devant la cellule voisine pour qu'on les jette à l'intérieur. Une fois la porte fermée dans un grand fracas, Arse, Maya et Saylin se contemplèrent longuement, ne sachant quoi faire. Le lézard fut le premier à quitter le cercle, vérifiant auparavant que les gardiens ne les observaient pas. Ces derniers étaient assis autour d'une table de bois tout au fond de la salle, visiblement en train de partager des chopes d'alcool, riant et clamant des paroles sans queue ni tête. Arse alla donc se réfugier dans l'angle entre la porte et la paroi puis ferma les yeux, tentant de se reposer tant qu'il le pouvait, oubliant la douleur que provoquait les blessures causées par les gnomes. Maya, elle, commença à arpenter la geôle, faisant les cent pas d'un air préoccupé, sans soute encore obnubilée par son satané plateau. Avec un vague soupir, Saylin se dirigea vers la paroi commune entre leur cellule et celle du petit homme vert. Le plus naturellement possible, elle donna de légers coups de poing dans les pierres pour attirer son attention.

" C'est un Istiol, souffla Maya qui avait aperçu son manège.

— Ce n'est pas ce que je veux savoir, répliqua sèchement Saylin. "

En voyant la mine dépitée de la Reflétée, elle fut saisie de remords. Elle avait seulement voulut l'aider et Saylin s'était montrée injuste.

" Excuse-moi, c'est gentil de ta part, sourit-elle. Je ne sais pas s'il me répondra un jour, ajouta-t-elle avec un soupir."

Elle frappa à nouveau, consciente au plus profond d'elle qui l'entendait parfaitement mais qu'il refusait de lui répondre.

" Monsieur ? Savez-vous où nous sommes ? Comment pouvons-nous partir ? Monsieur ? S'il vous plait... supplia-t-elle.

— Tu ne peux pas partir, pas de la manière que tu souhaites en tout cas...

— Qui êtes-vous ?

— Le seul à ne pas être parti. J'ai déjà vécu cette discussion des dizaines, des centaines de fois, ne m'oblige pas à revivre ce supplice...

— Où sommes-nous ? poursuivit Saylin sans se démonter.

— Dans la plus grande arène qu'il soit. L'arène clandestine des Trois Blizzards, soupira la voix."

Saylin réfléchit quelques instants, laissant un silence pesant s'installer dans les deux cellules. Arène clandestine, prisonniers, tous partis...

" Nous sommes des gladiateurs... Et vous êtes le champion, murmura-t-elle.

— Et bien ! J'en ai rarement vu piger si vite !

— Vous êtes le seul survivant depuis plusieurs combats si j'en crois vos paroles. Vous n'avez jamais été battu, tous les autres sont partis, morts, et vous seul restez, car vous êtes incapables de mourir, poursuivit-elle.

— Je n'aurais pas présenté les choses sous cette forme, mais c'est bien dit, s'exclama la voix, avec un petit rire malicieux, semblable à celui d'un enfant.

— Vous n'avez jamais essayé de partir ? s'étonna la jeune fille.

— Non, bien sûr que non ! Je suis bien ici, avec des cadavres, du sang sur les mains, des rats qui grouillent, un froid atroce, des gardiens pompettes, aucune trace de ma nature, des foules totalement hystériques... Pourquoi aurai-je envie de partir ?"

Son ton était tellement sérieux que Saylin ne sut comment aborder ses paroles.

" Ah, oui je vois... bredouilla-t-elle."

À peine eut-elle prononcé ces mots que l'Istiol explosa de rire. Une réelle joie se dégageait de cet éclat, aussi vif et naturel que n'importe quel autre. La prison ne semblait pas avoir altérée le sens de l'humour du petit homme.

" Mais pour qui me prends-tu ? Bien sûr que j'ai essayé de partir, souffla-t-il entre deux gloussements.

— Je me disais bien... soupira Saylin, honteuse.

— Faites moins de bruit ! s'exclama brusquement Arse avec colère, ils n'ont pas arrêté de tourner la tête vers vous.

— Calme-toi un peu espèce de jeune grenouille ! répliqua l'Istiol. Je t'ai bien vu tout à l'heure, et tu ne m'effraies pas. Pas plus que ces alcooliques d'ailleurs. "

Alors que l'Istiol gloussait à nouveau, Arse se renfrogna :

" Il va finir grillé ton copain.

— Calmez-vous, s'il vous plait, trancha Maya, qui avait écouté d'une oreille la conversation.

— Monsieur, monsieur, reprit Saylin. Pourquoi n'arrivez-vous pas à vous échapper si ces gardes sont aussi maladroits que vous le dites ?

— Tout simplement parce qu'ils sont trop nombreux. Ils ont repéré mes pouvoirs dès le premier jour, et depuis ils ne me quittent pas d'une semelle, dans l'arène comme ici. Impossible de déféquer en toute discrétion, ricana-t-il. Si je disparaissais pour devenir une souris, ils s'en rendraient compte aussitôt.

— Vous avez donc des pouvoirs ?

— Je suis un Passager pardi ! Je ne fais qu'un avec la Grande Forêt jeune fille.

— Un Passager... répéta-t-elle en se tournant vers ses compagnons.

Tous comprirent. L'Istiol était également en lien avec le dieu de son peuple, comme chacun d'eux.

— Oui un Passager, et sans doute l'un des plus puissants ! s'exclama-t-il. Voilà pourquoi je ne me suis jamais fait tuer !

— Nous allons donc devoir vous combattre, murmura Saylin.

— Oh que oui, et j'en suis navré, s'il existait une manière de sortir d'ici, cela ferait longtemps que je l'aurais trouvée... soupira-t-il.

— Savez-vous quand commence le prochain combat, quand irons-nous dans l'arène ?

— Demain, ou après-demain peut-être, le temps que vous soyez un peu plus en forme. Les trafiquants de gladiateurs ne font pas dans la dentelle. Mais qu'importe, puisque vous allez mourir et finir ici ? soupira-t-il à nouveau.

— Oh que non, demain nous serons libres, souffla Arse. "

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