III. Un autre monde

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Alors qu'ils marchaient, Arse se décida à jeter un coup d'œil vers Saylin. La jeune fille ressemblait légèrement aux gnomes de son pays. Cependant, sa peau était bien plus claire, presque blanche, et aussi lumineuse que le Rideau. Elle était également plus grande, plus fine, moins trapue. Elle se déplaçait avec aisance dans la haute végétation et son aspect frêle semblait n'être qu'une façade, cachant une résistance naturelle inouïe. Sa grande cape violette, aux manches amples, masquait totalement ses formes et lui tombait jusqu'aux chevilles. À la vue de cette couleur si familière, il ferma les paupières, envahi par ses souvenirs. Le seul violet qu'il avait vu auparavant était celui qui brillait dans les yeux de sa jeune sœur, Issia, et qui lui donnait du courage, l'envie de se battre, au quotidien. Il aurait préféré éloigner cette nostalgie mais n'y parvint pas. Le lézard échouait à distinguer les traits de son visage, volontairement dissimulés derrière la large capuche de son habit. Il ne connaissait que son nom mais Arse percevait que cette jeune fille était emplie de mystères et de différences. Rien qu'en entendant sa voix, il se sentait mieux et était empli d'un étrange bonheur, d'un sentiment de plénitude. Cependant, il était de nature discrète et ignora sa curiosité.

Il détourna son regard de la jeune fille et observa le paysage, si différent de sa terre natale. Le lézard aimait la prestance de la majestueuse montagne vers laquelle ils se dirigeaient. À son sommet, qu'il distinguait à peine, trônait une petite bâtisse de pierre, sans doute où vivait Saylin. Les flancs escarpés du mont semblaient incroyablement pentus mais il aperçut un discret chemin qui serpentait sur un versant du pic. Malgré cela, le jeune homme s'inquiétait de sa capacité à grimper sur un sommet aussi haut, compte tenu de sa blessure. Il ressentait ses forces diminuer au fur et à mesure de son effort, et ne voulait pas être un poids pour la jeune fille. Celle-ci regardait droit devant, les dents serrées, soutenant toujours le blessé. Mentalement, elle se préparait à sa confrontation avec les bergers vers lesquels ils avançaient. Ils ne les avient pas encore vus, mais elle pressentait que lorsqu'ils l'auraient remarqué, aucun retour en arrière ne serait possible.

Alors que les deux compagnons se trouvaient à une vingtaine de mètres de l'arbre où les hommes bavardaient, un de leurs chiens, le regard fixé sur eux, gronda et commença à tourner autour de ses maîtres. Ces derniers stoppèrent leur conversation et regardèrent dans leur direction, un sourire aux lèvres. Saylin ajusta sa capuche et continua à avancer, ne montrant aucun signe de faiblesse. Arse avait perçu que les hommes au loin la connaissaient mais ne l'interrogea pas. Les pas de Saylin se firent de plus en plus rapides, entraînant Arse dans leur course. Quand ils passèrent devant eux, les bergers éclatèrent d'un rire gras, suite à une remarque d'un de leur plus jeune membre. Celui-ci, voyant le succès de sa réflexion, la clama vers sa cible, dans une attitude de fierté narquoise.

"Alors la Cinglée, t'as réussi à trouver chaussure à ton pied ? Entre monstres vous allez bien vous entendre, termina le moqueur en jetant un regard de haine vers le lézard. "

La jeune fille, ne comprenant pas cette cruauté, malgré l'habitude qu'elle avait à recevoir des moqueries, décida de ne pas entrer dans le jeu de l'homme médiocre qui avait pris la parole. Elle accéléra encore son rythme, sans jeter un regard vers les bergers. Sous sa capuche, une larme effleura sa joue. Pas une larme de tristesse, ni de colère, une larme témoignant de sa pureté et de son incompréhension.

Arse lui, plus fier et porté sur l'honneur que sa camarade, hésita longuement à riposter contre ces inconnus. Il ne savait cependant pas le contexte de cette cruauté, bien qu'elle lui semblât incroyablement injuste. Sa langue de serpent tourna dans sa bouche, il n'appréciait pas qu'on s'attaque à son honneur, et encore moins de cette manière. Le temps qu'il réfléchisse, Saylin l'avait entraîné une dizaine de mètres plus loin, les bergers dans leur dos. N'y tenant plus, il tourna sa tête vers eux, aperçut celui qui avait parlé et planta ses yeux dans les siens. Quand leurs regards se croisèrent, celui braisé et plein de colère d'Arse faillit enflammer par son simple éclat celui empli d'idiotie du jeune berger. Son visage devint livide et son flot de paroles se stoppa net. Arse retourna la tête vers sa compagne et eut seulement le temps d'apercevoir la larme cristalline chuter au sol avant que leur progression ne s'arrête, au pied du Pic.

Le lézard en profita pour se laisser aller doucement au sol, sur une grosse pierre en bas de la pente. Il ne le montrait pas mais intérieurement, il se sentait essoufflé, anormalement fatigué. Le sang avait arrêté de couler de sa blessure mais vu sa profondeur, il savait pertinemment qu'elle prendrait du temps à guérir complètement. Saylin, elle, s'éloigna sans un mot et s'assit quelques mètres plus loin, dans ses pensées. Trop de choses s'y bousculaient à la fois. La remarque des bergers, leur existence pure et sa propre douleur. Elle n'était pourtant pas blessée mais percevait la tristesse immense et silencieuse qui rongeait le cœur de cet étranger. Inconsciemment, elle la partageait, la subissait et allégeait son poids pour lui. Elle releva les yeux vers le Rideau. Sa lueur était devenue tamisée, légèrement orange, ce qui annonçait la fin de la journée et la tombée de la nuit. Préférant ne pas avoir à faire toute l'ascension dans l'obscurité, la jeune fille se releva et rejoignit le lézard, sans un mot. Celui-ci comprit et, avec son aide, se releva pour marcher de plus belle.

Monter le sentier était bien sûr plus difficile que le descendre et malgré l'expertise de Saylin, leur progression restait très lente. Arse allait de moins en moins vite, souffrant de sa blessure et elle sentait qu'elle le portait, qu'il ne tenait plus mais continua à aller de l'avant. Arrivée dans les hauteurs, le Vent retourna auprès d'elle, pour lui donner force et persévérance. Saylin accepta son aide avec plaisir et se sentit revigorée, entraînant son camarade dans son sursaut d'énergie.

Quand ils aperçurent la bâtisse de pierre, la lumière du Rideau s'était totalement évanouie, seules quelques gouttelettes étincelant d'une blancheur cristalline traversait la cascade. Arse ne parvint pas à en détacher son regard. Chez lui, ces fragments de pureté se faisaient appeler les Étoiles. Le jeune lézard avait encore en tête les images de sa sœur en train de les admirer, ses yeux violets emplis de leur éclat immaculé. Ces pensées lui donnèrent la force de se traîner jusqu'à l'habitation de Saylin. Elle était adossée à une paroi rocheuse qui menait au sommet du pic. D'un maigre interstice entre les blocs de pierre qui la composait, Arse aperçut une lueur dont la teinte lui était familière. Sur le toit, une petite cheminée laissait un mince filet de fumée s'échapper et tournoyer dans les airs.

Alors que Saylin poussait la porte, heureuse de revenir sur ses terres, Arse respira avec joie l'odeur délicieuse du bois léché par les flammes. La jeune fille passa la tête dans la porte et, dans un coin de l'unique pièce, elle vit son père allongé dans une paillasse. Il semblait assoupi, et un léger ronflement, régulier et apaisant, s'extirpait de sa gorge. Il était enrobé dans une épaisse cape de fourrure brune, fermée par une simple broche, en forme de croc. Ses cheveux longs et emmêlés, noirs comme la nuit, était parsemés de gris-gris en tout genre et lui tombaient inégalement sur les épaules. Son épaisse barbe, plus soignée que sa chevelure, mais tout aussi décorée était parcourue de deux tresses qui se rejoignaient à leurs extrémités.

Saylin fit un signe de la main au lézard et s'engagea à pas de loup dans la petite salle. Elle s'assit dans une couchette rudimentaire, de fourrure et d'herbes sèches, et lui indiqua de faire de même. Celui-ci la remercia d'un signe de tête et s'allongea immédiatement, épuisé physiquement et mentalement. Il ferma les yeux, soupira de fatigue puis profita de ce lit de fortune. Cela faisait trop longtemps qu'il n'avait pas dormi, qu'il n'avait pas eu l'occasion de faire le tri dans ses pensées. Refusant de songer à la catastrophe qui avait précédé son départ, il tourna sa méditation vers la jeune fille qui l'avait sauvé, et qui lui offrait maintenant un abri et du repos. Il aimait sa compagnie discrète et apaisante. Elle ne parlait pas quand il n'y avait rien à dire et savait le comprendre, intérieurement. Bien que le mystère qui l'entourait restait entier, à commencer par son visage, qu'Arse n'avait pu distinguer, il s'en voulait de ne pas l'avoir défendu davantage face aux bergers. Il ne voulait pas se faire intrusif mais cette cruauté l'avait profondément troublé. Leurs deux univers si différents par bien des aspects se trouvaient tout de même quelques points communs, dont certains que le jeune lézard aurait préféré ne jamais rencontrer à nouveau.

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