IV. D'étranges dons

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Quand Arse se réveilla, il était seul dans la maison. Aucunes traces de Saylin ou de son père. Le feu qui brûlait dans l'âtre était éteint mais la pièce était encore emplie de sa douce odeur. Par la lumière qui filtrait à travers les murs, le lézard déduit que le jour s'était levé. Il remarqua que sa blessure avait été bandée, et qu'il ne ressentait plus aucune douleur. Il se leva silencieusement de sa couchette, attentif à son environnement. Quand il sortit de la cabane, il fut surpris par l'intensité de la bourrasque qui l'accueillait. Les vents dominaient les hauteurs. Le paysage était magnifique, Arse avait le sentiment d'être au sommet du monde, un instant, il oublia ses soucis. Il analysa rapidement ce qui l'entourait et aperçut Saylin à une dizaine de mètres, de dos, et assise en tailleur sur une large pierre plate. Sa capuche, pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontré, retombait sur son dos, dévoilant sa tête. Arse fut surpris de voir qu'aucun cheveu ne recouvrait son crane, contrairement aux bergers ou à son père. Immédiatement, il comprit que cette différence devait faire partie des raisons qui la poussaient à se dissimuler. Cela ne dérangeait pas le lézard, pour lui les cheveux étaient un attribut étrange. Il avait seulement l'impression, en voyant ce crâne dénudé, qu'elle était encore plus frêle qu'à leur rencontre. Il décida d'avancer pour la rejoindre.

À son premier pas, la jeune fille se retourna brusquement et planta son regard dans le sien. Le lézard s'arrêta net et eut l'impression de s'y noyer, de s'y perdre. Ses yeux étaient étonnamment grands mais ne comportaient ni pupille, ni iris. Ils étaient totalement emplis d'un bleu extrêmement pâle, presque blanc, et limpides, comme le Rideau. Le lézard avait l'impression que ce regard lisait en lui, comme dans un livre ouvert, qu'il lui perçait le cœur et l'esprit. Jamais il n'avait vu une telle étrangeté, si perturbante et pourtant incroyablement fascinante. Arse se sentait faible comparé à ces yeux pénétrants mais aurait voulu les contempler pour l'éternité, dans un état second.

Cependant, ne voulant pas apeurer le blessé, Saylin ferma rapidement les paupières et rabattit sa capuche jusqu'à son menton. Arse sortit de sa transe et s'effondra au sol, bouleversé. La jeune fille s'approcha de lui à pas feutrés, et s'assit également.

"Je pense que tu comprends mieux ma situation maintenant, lâcha-t-elle d'une voix douce. Le tutoiement était arrivé naturellement, lui semblait évident après ce qu'elle avait perçu. Je suis le Monstre, la Cinglée, la Bizarre...

— Qu'est-il arrivé à tes cheveux ? rétorqua Arse au bout d'un instant.

— Rien. Il ne leur est rien arrivé. Ils n'ont juste jamais existé et je ne sais pas pourquoi. Elle fit une longue pause, seul le murmure du Vent venait troubler le silence. Certains... Certains disent que c'est la mort de ma mère qui m'a privée de mes cheveux. Qu'en la privant de la vie, j'ai dû payer en retour. Sa phrase s'était évanouie dans un chuchotement, comme une honte à dissimuler."

Arse ne put s'empêcher d'enfoncer ses griffes dans la terre et de serrer les dents de colère. Il n'y croyait pas. Bien qu'il ne connaissait pas le monde de Saylin, il était sûr d'une chose, jamais une mère ne se vengerait de son enfant. Il sentait que l'hypothèse de la jeune fille lui avait été soufflée et qu'elle avait fini par y croire, au moins en partie.

" Je suppose que ces gens disent aussi que tes yeux sont ceux de la mort ou du mal, soupira Arse."

En guise de réponse, la jeune fille hocha légèrement la tête.

" Qu'as-tu vu en moi ? poursuivit le lézard, le regard dans le vague."

— J'ai vu de la douleur... de la douleur et du chagrin, murmura Saylin, sans bouger d'un cil, la gorge serrée. Un désir de vengeance aussi, qui te consume de l'intérieur. Elle fit une courte pause, cherchant ses mots. Ton... Ton cœur est un brasier qui n'arrêtera de crépiter que lorsqu'il sera en paix. Je ne sais pas ton histoire mais je sens que tu as perdu, que tu as perdu plus que tu n'avais."

Arse acquiesça, puis ressentit, au plus profond de lui, qu'il pouvait confier à cette jeune fille des tourments qu'il avait affrontés.

" Toute ma famille est morte, il y deux jours. Ma sœur s'est éteinte dans mes bras... La vision de ses grands yeux violets perturba ses pensées, mais il reprit. Chez moi, c'est la guerre, et mon peuple se fait exterminer. Je suis l'un des derniers survivants, probablement le dernier Calciné... Et je viens chercher de l'aide, termina-t-il d'un ton résolu."

Saylin n'avait compris que peu d'éléments de son discours. Beaucoup de termes lui étaient inconnus. Jamais elle n'avait entendu parler de "guerre", de "se faire exterminer" et encore moins de ce qu'était un "Calciné". Trop de questions se bousculaient dans sa tête et elle ne savait par où commencer.

"Je suis désolée de mon ignorance mais qu'appelles-tu guerre ?

— Tu n'as jamais entendu parler de la guerre ? s'étonna le lézard. Et bien, c'est tout simplement quand plusieurs partis s'affrontent et s'entretuent. Chez moi, les gnomes et les lézards sont en guerre, et les lézards perdent. La plupart d'entre nous meurent au combat, comme des soldats, mais les familles, les enfants sont aussi visés. Mes proches ont été enterrés vivants, sous leur caverne effondrée. La guerre est cruelle et injuste et je te conseille de ne jamais t'y frotter."

Tout au long de son explication, Saylin avait hoché la tête, anéantie intérieurement par ces informations qu'elle aurait préféré ne jamais avoir. Elle comprenait mieux la situation critique de son compagnon et n'en ressentait que davantage de compassion.

" Et toi Calciné, qui es-tu ? demanda-t-elle."

Arse ne répondit pas immédiatement, conscient de la profondeur dissimulée de l'interrogation.

" Je ne sais pas vraiment qui je suis, je ne sais plus. Toutes mes certitudes se sont effondrées et j'ai maintenant l'impression de nager en plein brouillard. Je pensais que j'étais Arse le Sombre Écaille, un des meilleurs calcinés de ma génération. Je m'étais entraîné durement pour obtenir ce rang et ne me voyais aucun autre avenir que celui de guerrier qu'il me promettait. Les Calcinés sont un ordre de combattants extrêmement puissants sachant manipuler les flammes, ne faire qu'un avec elles. C'est de là que vient mon étrange couleur de peau. Je l'ai obtenue lors de l'épreuve de fin d'entrainement où j'ai dû plonger entièrement dans la lave. C'est à ça qu'on reconnait les vrais guerriers : ils savent se dépasser. J'étais destiné à me battre contre les gnomes pour sauver mon peuple, mais l'avenir en a décidé autrement. Ces monstres sont remarquablement intelligents et conçoivent dans cesse de nouvelles machines de guerres, destructrices et invincibles. Lorsque la grotte où je vivais a été attaquée, ils ont déployé une arme capable de la détruire en un tir. J'ai eu le temps de m'abriter mais beaucoup n'ont pas vu venir le premier coup de canon. Tout s'est effondré et la plupart des habitants sont morts sous les décombres. Les Calcinés survivants sont partis au combat, moi compris. On m'a tiré dessus et j'ai perdu connaissance, d'où la blessure. À mon réveil, tout le monde était mort. Que des cadavres, sur tout le champ de bataille. Je suis retourné à la grotte, poussé par un espoir fou. J'y ai trouvé ma jeune sœur, qui se battait contre la mort, sa peluche encore entre les mains..."

La gorge d'Arse se serra. Il ne savait même pas pourquoi il racontait tout ça à cette étrangère mais il se sentait aidé en le faisant. Il reprit donc :

"En me voyant, elle a souri, le plus beau sourire que je n'ai jamais vu. Je l'ai prise das mes bras pour la sortir des décombres quand elle a murmuré quelque chose. Je n'ai pas compris sur le coup puis, en le retournant dans ma tête, j'ai saisi qu'elle me disait adieu. Juste adieu. Il n'y avait rien d'autre à dire. Puis elle a fermé ses grands yeux et son cœur s'est arrêté. Je l'ai quand même sortie et déposée dans la lave pour que son âme reste libre puis j'ai décidé de tenter le tout pour le tout. Chez moi, le ciel est comme ici, un anneau de terre d'où tombe le Rideau. Je me suis dit que j'arriverai peut-être à traverser la cascade pour trouver de l'aide. J'ai sauté à l'intérieur, j'ai senti que l'eau, après être tombée sur mes épaules, me portait désormais vers le haut. C'est comme ça que je suis monté ici mais je ne sais pas combien d'anneaux j'ai dépassé. Et maintenant, mon unique objectif est de retourner chez moi avec de l'aide pour les survivants de mon peuple. Je pense donc que je suis seulement le fantôme d'un Calciné en quête de vengeance."

Saylin avait écouté d'une oreille attentive le discours de son compagnon et, quand il toucha à sa fin, elle savait déjà comment allait se profiler son propre avenir.

"J'en ai assez de mon quotidien et de ces gens que je côtoie, excepté mon père bien sûr. J'ai donc choisi de t'accompagner dans ta quête, elle sera toujours plus intéressante que ma vie actuelle. Ici, je pense que tu ne trouveras aucune aide. Les villageois sont égoïstes et trop concentrés sur leur propre survie pour se soucier d'autres peuples comme le tien. C'est impossible de les rassembler. Nous devrions tenter d'aller sur l'anneau encore au-dessus, en espérant trouver des gens sensés et organisés. De plus, je suis moi-même en quête de réponse sur ces étranges dons que tu as pu discerner. Peut-être que ce sera l'occasion, termina-t-elle en se levant, son bâton de bois dans la main désignant la direction d'un nouvel avenir."

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