Chacun taille pour soi le vêtement de sa réputation

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 Le matin. Une bien dure épreuve que la vie nous inflige. Se réveiller n'est jamais chose facile, surtout un jour de repos comme le Samedi. « L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt », dit-on. Il est vrai qu'en ce moment, je cerne plutôt bien mon avenir en ce qui concerne cette journée. Je pourrais la résumer en un mot : enfer. Selon les professeurs et les élèves autres que moi, cette sortie est une occasion de mieux se connaître et de resserrer les liens de la classe. Mais cela ne s'applique que si l'on désire connaître les autres. Pour quelqu'un comme moi, il s'agit juste d'une perte de temps.

 Il est sept heures. Je suis devant le lycée. Tout le monde est déjà rassemblé. Il n'y a que ma classe, la 1-B, qui participe, avec une classe du lycée Higashi. Les autres classes partiront un autre jour. Le but est sûrement d'éviter qu'il y ait trop d'élèves. Un bus est à disposition. Alors que je me dirige vers le véhicule en baillant, Nakashima m'interpelle.

  • Hé, Yamatori, j'aimerais te dire une chose, me lance-t-elle les bras croisés.

Elle n'est plus la même, elle me regarde avec dédain et ses yeux sont devenus froids à mon égard.

  • Je voulais juste te dire que puisque t'es qu'un sale asocial, je vais te laisser dans ton coin et ne plus m'occuper de toi. T'avais raison, c'était juste pour me donner bonne conscience. Alors ne t'avise pas de faire copain-copain avec moi, compris ?

Si elle croit que cela m'attriste de ne plus l'avoir dans les pattes, alors elle se trompe fort. Quoi qu'il en soit, je ne réponds pas et me dirige vers le bus.

 Le hasard fait mal les choses. Alors que j'étais tranquillement assis près de la fenêtre, quelqu'un vient combler la place vide à côté de moi, qui est la seule restante. Cette personne n'est autre que Nakashima, qui a l'air aussi ennuyée que moi par la situation.

  • Après ce que tu viens de dire, t'es assez contradictoire comme fille, dis-je posément.
  • Laisse-moi tranquille, j'ai dû aller au toilettes avant de partir, j'ai pas pu choisir ma place.

Tout cela ne change pas grand chose. De toute façon, je ne compte pas lui parler.

 C'est à un voyage bruyant que j'ai droit. Certains chantent, rigolent, d'autres parlent bruyamment, quelques uns se disputent et des gens vomissent. Akatsuki-sensei, fidèle à elle-même, ne daigne pas réclamer le silence. Il semblerait qu'elle ait réussi à s'endormir dans ce brouhaha assourdissant. Pour ma part, je me contente de regarder le paysage défiler par la fenêtre. Un paysage monotone. Les montagnes se suivent, et semblent être rigoureusement les mêmes. La courbe continue qu'elles forment est semblable à une fonction sinusoïdale. De temps en temps, le bus croise une voiture, mais la plupart du temps, la route est vide. Un des professeurs accompagnateurs a décidé de faire chanter l'hymne de l'école aux élèves. Tout le monde se prête au jeu sauf Fuyuno qui regarde l'horizon par la fenêtre sans prêter attention au reste. Tout comme moi, elle ne s'abaisse pas à ce genre d'idées stupides. Nakashima, quant à elle, reste la même que d'habitude lorsqu'elle parle et rit avec les autres. Bien évidemment, elle me tourne le dos.

 Le trajet a duré une heure. Nous sommes arrivés devant un grand bâtiment. Une forêt se trouve derrière. D'après ce que j'ai entendu, cet endroit appartient à la Cité Étudiante. Un autre bus est déjà là. Il s'agit du Lycée Higashi. En descendant, Akatsuki-sensei nous regroupe pour nous parler.

  • Bien, on est arrivés. Comme je vous l'ai dit, vous allez devoir résoudre des sortes d'énigmes. Chaque binôme doit avoir un responsable, un chef si vous préférez. Décidez entre vous et venez me donner le nom.

Les élèves s'affairent. Certains se querellent. Je cherche Fuyuno sans la trouver. Lorsque je l'aperçois enfin, je me dirige vers elle.

  • Bon, on est d'accord, c'est toi la responsable ?

Je n'ai aucune envie d'être le responsable. Cela ne ferait que me rajouter du travail, et le travail est mon pire ennemi.

  • Tu peux toujours rêver, j'ai déjà donné ton nom à Akatsuki-sensei et elle a dit qu'on ne peut pas changer.

Cette fille est aussi fourbe qu'un démon. Sans même me demander mon avis, elle s'est permise de décider à ma place. Avec une attitude pareille, son absence d'amis est justifiée...

  • Quel est le rôle du responsable ? dis-je en soupirant
  • Qui sait ? Ne me demande pas, c'est toi le responsable, répond Fuyuno.

Ses grands airs m'agacent. Vivement que cette satanée sortie soit terminée. Akatsuki-sensei, nous redemande de nous regrouper. Il semblerait que tout le monde a fini de choisir.

  • Bon, chaque représentant de classe va faire un léger discours. Vous n'avez pas de représentant alors je vais en choisir un au hasard.

Nakashima s'avance et commence à parler fort, avec un air de provocation.

  • Sensei, pourquoi pas Yamatori ? Il aime bien parler aux autres...
  • Yamatori ? Bah pourquoi pas, je n'ai pas envie de me casser la tête à choisir. Ce sera toi, Yamatori, et ne t'avise pas de contester.

Il ne manquait plus que ça. Cette fille est rancunière, alors que c'est elle qui était en tort. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas le choix, je vais devoir improviser un discours.

 Le représentant de l'autre lycée est Kuroshiro Katsuo. Il a l'air d'être le plus populaire. Il est à Higashi ce qu'Arima est à notre classe. Ses cheveux aussi noirs que les miens sont le négatif de ses yeux argentés. Son regard est perçant et plein de confiance. Il est le premier à faire son discours. Il parle de choses banales et clichées telles que le fait de renforcer les liens, de créer des relations entre les deux lycées, ou que le but premier n'est pas la compétition mais de s'amuser. Il dit tout cela sans aucune conviction dans ses paroles, je le vois très bien. Pourtant, il joue très bien la comédie et tous sont fascinés par son charisme. Il finit son discours par la devise de la Cité Étudiante : « Union et Travail sont les clés de la réussite ». Mon tour est venu de faire un discours. Que dire ? Je demande conseil à Akatsuki-sensei.

  • Tu n'as qu'a faire comme Kuroshiro, me répond-elle.
  • À vrai dire je n'ai pas vraiment écouté avec attention, cette stupide sortie ne m'intéresse pas.
  • Bah, dans ce cas, tu n'as qu'à dire ce que tu penses. Cela risque d'être intéressant... répond-elle en fermant les yeux, un léger sourire en coin.
  • Que le représentant du lycée Nishi me rejoigne.

On m'appelle. Je n'ai pas le temps de réfléchir. Je monte l'estrade et me dirige vers le microphone. Les élèves me regardent avec beaucoup d'attente et Kuroshiro a l'air d'être intéressé par ce que vais dire. Ce n'est pas cela qui va influer sur mon discours. Je décide de suivre le conseil de la professeure et de dire ce que je pense.

  • Je vais faire court. Si je suis ici c'est parce que c'est obligatoire, je n'ai aucune envie de m'intégrer ou de faire connaissance. Cependant, ce n'est pas pour autant que je me laisserai faire en me faisant battre par des gamins de votre espèce qui ne jurent que par l'amusement. En résumé, durant cette stupide sortie, amusez-vous bien, mais n'espérez pas que j'en fasse autant.

Voilà qui résume bien ma pensée. Clair, précis et sans bavures. C'est ainsi que je fais les choses. Les élèves restent bouche-bée. En descendant l'estrade, je me fais huer et insulter. Seuls Kuroshiro, Fuyuno et Akatsuki-sensei semblent sourire légèrement.

 Je rejoins Fuyuno. Elle est là, au milieu, seule, à regarder le morceau de papier sur lequel se trouve la première énigme, l'air pensif et intrigué.

  • Tiens, me dit-elle, c'est la première énigme.

Elle m'a donné un deuxième exemplaire de son papier. En regardant l'énigme de plus près, je m'étonne d'une chose.

  • Hein ? C'est quoi ça ?
  • Tu as remarqué aussi ? Les énigmes sont beaucoup trop faciles. C'est louche, dénonce-t-elle.
  • Bah, ne suspecte pas trop les autres. Ils étaient trop paresseux pour se creuser la tête, c'est tout.
  • Ne prends pas ton cas pour une généralité, dit Fuyuno avec une pointe d'agacement, je te rappelle qu'on bénéficie du meilleur enseignement du pays. Ils ne font pas les choses à moitié dans cette école. Il doit y avoir une raison.
  • Tu as raison, dit Kuroshiro qui vient se mêler à la conversation, c'est bizarre, je la trouve trop facile aussi. Mais je ne pense pas que ce soit le cas de tout le monde.

Il désigne les autres élèves du doigt. Certains ont l'air de s'arracher les cheveux pour trouver la réponse à ces énigmes. Kuroshiro se tourne vers moi.

  • Tu es Yamatori, c'est bien ça ? Je trouve que ton discours était original, bien mieux qu'un discours classique.
  • J'ai juste dit ce que je pensais.
  • Donc cela veut dire que tu ne vas pas perdre ?
  • Exactement.

Un sourire apparaît alors sur son visage. Il se retourne pour rejoindre son groupe. Tout en marchant, il ajoute une chose.

  • Intéressant, ne me déçois pas.

Cet étudiant n'a pas l'air anodin. Il est sûrement le major de sa promotion, populaire et surtout perspicace. Ce n'est pas étonnant que, comme nous, il trouve les énigmes faciles.

 Nous commençons donc. Il s'agit de trouver l'endroit indiqué par des phrases ambiguës et très littéraires. Fuyuno a l'air dans son élément et résout cela aisément. Il en va de même pour moi qui en ai résolu la majorité. Autour de nous, les groupes se creusent la tête. Les différents binômes s'entraident et j'entends des mots salés à mon sujet.

  • On va lui montrer à ce Yamatori !
  • Oui, allions-nous comme ça on pourra plus facilement le ridiculiser en le battant à plate couture !
  • Cet idiot n'aura que ce qu'il mérite !

Fuyuno se tourne vers moi.

  • Ça ne te dérange pas, Monsieur Le Plus Détesté ?
  • J'en ai rien à faire. Ce genre d'insultes ne m'atteint pas, réponds-je machinalement de mon air blasé habituel.

Nous avons fini toutes les énigmes en un temps record selon Hiro-sensei, notre professeur de sport. Le groupe de Kuroshiro est arrivé en même temps, et a résolu le même nombre d'énigmes. Ne pouvant nous départager, les professeurs nous déclarent donc ex-æquo. Je me demande toujours à quoi cela a servi de choisir un chef de binôme. Aussi, ai-je pris l'initiative de demander à Akatsuki-sensei.

  • Ça va te servir maintenant, répond-elle, tu vas devoir faire un autre discours, pas de chance, hein ?

Cette journée est décidément la pire de toutes. Quoi qu'il en soit, cette fois, je suis le premier à passer. En montant l'estrade, j'entends des critiques dans mon dos. Mais cela ne m'affecte pas. Ce n'est pas vraiment un discours qui m'attend. Il s'agit juste d'une réponse à la question du professeur.

  • Comment avez-vous réussi à résoudre tout cela ?

Je prends le microphone et réponds.

  • Bah, c'était simple, Fuyuno, ma coéquipière, a tout fait. J'avais juste à la suivre, même si c'était tout de même fatiguant...

À ces mots, le public enrage.

  • Il se vantait tout à l'heure mais finalement il est trop nul pour résoudre lui-même !
  • C'est juste un menteur arrogant !
  • Va crever !

C'est comme ça qu'il faut faire si l'on veut se faire détester. J'ai réussi mon coup. Maintenant, à moi la tranquillité. Je donne donc mon microphone à Kuroshiro qui entame un discours brillant qui ne manque pas d'émerveiller le public. Fuyuno vient me voir, l'air contrarié.

  • Pourquoi tu as dit ça ? C'est pourtant toi qui en as résolu le plus !
  • Pourquoi tu t'énerves? Je t'ai glorifiée, sois contente.
  • Je ne tirerai rien d'une gloire non méritée.
  • C'est juste de la chance si je résolvais ça...
  • Je ne pense pas que la chance seule puisse te permettre de résoudre les trois quarts des énigmes...

Kuroshiro a fini son discours et nous a visiblement entendu. Il nous rejoint.

  • Eh bien, Yamatori, je ne m'attendais pas à ça, tu es provocateur mais tu restes modeste.
  • C'est pas de la modestie. Si j'avais pris tout l'honneur, les gens auraient changé d'avis sur moi et auraient essayé de sympathiser.

Fuyuno reprend. Elle avait l'air calme et posée.

  • Avoue-le, si tu as été si provocateur pendant ton discours, ce n'est pas seulement parce que tu le pensais n'est-ce pas ?
  • C'est possible, mais pourquoi je t'en parlerais ?
  • Alors laisse-moi émettre une hypothèse et si elle est bonne, valide la, dit Kuroshiro.
  • Je t'écoute.
  • Je suppose que tu as vraiment compris l'intérêt de cette sortie. Comme tu l'as dit tu n'as aucune envie de renforcer tes liens avec ta classe. Mais tu ne vois pas d'inconvénient à ce que les autres le fassent entre eux. Tu as donc provoqué les gens pour les liguer contre toi, et ainsi les faire coopérer. Tu as donc réussi à renforcer leurs liens.

Cet homme est perspicace. En soupirant, je me retourne et me dirige vers un coin où je pourrais rester seul.

  • Bah, c'est peut-être ça. Pour unir un peuple, il faut toujours un ennemi commun...

Je pars donc en direction du bâtiment qui va nous servir à passer la nuit. Cependant, Akatsuki-sensei nous demande de nous regrouper. Elle a l'air moins ennuyée que d'habitude.

  • Bien, vous avez fait du bon travail. Je suis fière de vous.

Aucune conviction n'émane de ses paroles. Nakashima, qui a l'air pensive, a une question à poser.

  • Sensei, comme on finit par une égalité, comment on va faire pour la récompense ? demande-t-elle d'une voix aiguë et surjouée.
  • La récompense ? Pourquoi tu m'en parles maintenant ?
  • Hein ? Comment ça ?
  • Qui a dit que c'était fini ? Vous croyez que vous n'allez rien faire ce soir ?

À cette annonce, les élèves restent confus. Il est vrai que je suis moi-même surpris. Cette compétition continue donc ce soir.

  • Pour l'heure vous allez vous reposer un peu. Rassemblez vous dans le hall dans deux heures.

Deux heures de répit. C'est le point positif de cette annonce. Je me dirige vers l'extérieur et m'assois dans un coin éloigné et caché des autres. Je passerai ces deux heures à ne rien faire, il s'agit de mon activité favorite. Quoi qu'il en soit, cette soirée s'annonce des plus pénibles.

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