Chapitre 9 : Un moment d'égarement

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— Vous tuer ? s’étonna Tim. Encore ?

— Parfaitement, répondit sèchement Annabelle.

— Rien de suspect de ton côté ? questionna Andrew.

— Non, calme plat.

La nouvelle de l’éboulement avait rapidement traversé le campement. Malgré les risques sismiques inexistants dans la région, tous redoutèrent un tremblement de terre. Il était normal de craindre une telle menace : un morceau de montagne ne se décrochait pas si facilement, à moins qu’un Souffle malintentionné ne s’en mêle.

Assise sur un tabouret, Annabelle avait retrouvé son calme, mais l’amertume d’avoir été trompée durant tout ce temps avait aiguisé son acrimonie.

— Comment êtes-vous parvenus à maîtriser vos Souffles si rapidement ? voulut savoir Andrew.

— Nous possédons des Souffles dits prématurés qui se réveillent plus tôt chez l’élu. Le nôtre s’est manifesté pour la première fois à l’âge de treize ans.

Face à leurs mines stupéfaites, Tim continua.

— Le Souffle est une grande famille qui peut se diviser en sous-familles, c’est ce que l’on appelle des Souffles altérés. Il en existe plusieurs, dont le Souffle prématuré. Étant donné que nous sommes jumeaux, nous en avons hérité tous les deux.

— Où est-ce que vous trouvez toutes ces informations ? s’impatienta Annabelle. Et pas de mensonge cette fois !

D’un accord tacite, les frères Holsen s’accordèrent sur le fait qu’ils avaient suffisamment menti. Désormais, leurs vies étaient en danger.

— Grâce à un livre que nous avons trouvé dans la maison de campagne de nos parents. Il appartenait à notre arrière, arrière-grand-mère. Ce devait être une élue.

Ils appréhendèrent la réaction d’Annabelle qui sembla satisfaite des explications.

— Je vous crois pour cette fois.

Ils soupirèrent de soulagement.

Autour d’eux, les lycéens s’affairaient à démonter les tentes et nettoyer le sol, stimulés par la peur d’être écrasé. Vula, qui convoitait les éloges de Mme Lescard après avoir réalisé une si trépidante course d’orientation, paraissait paniqué à l’idée qu’il puisse arriver malheur à l’un de ses élèves. Même Andrew et Antoine étaient devenus précieux.

En fin de journée, les étudiants se regroupèrent sur le parking du lycée pour attendre leurs parents et les quatre élus se réunirent une dernière fois. Tim était inquiet que les deux filles aient assisté à la manifestation du Souffle de son frère et voulut savoir si Julie en avait reparlé à Andrew.

— Non. J’ai l’impression qu’elle m’évite. C’est à peine si elle me regarde.

— Ça devrait le faire, assura Mathieu. Elles ont eu la frousse de leur vie et ne devraient pas en reparler de sitôt.

— J’espère que vous avez raison, lança Annabelle. Sinon on va se retrouver dans un sacré merdier.


*


Le lendemain, après une intensive journée de cours, Annabelle salua ses amis et prit un bus en direction du Nord de la ville. Habituée à rejoindre le domicile de ses parents à pied, elle envisageait une tout autre destination à présent. Elle descendit au terminus de la ligne et entra dans le quartier de la Corvette, une paire d’écouteurs enfoncée dans les oreilles. Les ombres commençaient à s’épaissir et, même s’il ne faisait pas particulièrement froid ce soir-là, elle se surprit à trembler. Plongée dans le fil de ses pensées, elle sursauta lorsque la porte vitrée d’un magasin s’ouvrit brusquement devant elle. Un gamin, neuf ans tout au plus, en sortit à toute vitesse mais une main coriace l’attrapa par le col de sa veste et le souleva de terre.

— Lâche-moi !

Ses jambes gesticulaient dans les airs, à quelques centimètres du nez d’Annabelle. Elle resta plantée là, amusée par le spectacle. Elle dévisagea le gamin coiffé d’un bonnet en laine avec attendrissement.

Le responsable du magasin tenait l’enfant à bout de bras. Il le fit pivoter pour que leurs regards se croisent et se gonfla d’une colère terrifiante. Annabelle redouta les prochains instants. Elle retira ses écouteurs et s’apprêta à intervenir quand les traits de l’homme s’assouplirent.

— Petit con, grommela-t-il.

Il reposa le nabot sur ses pieds et tourna les talons.

— File vite avant que je ne te botte les fesses.

Le garçon fourra les mains dans ses poches et s’assura que son butin y était toujours. Réjoui de s’en tirer à si bon compte, il attrapa un sachet et le tendit à Annabelle.

— On a eu chaud au cul, pas vrai ?

Interloquée, elle accepta son cadeau. Sur l’emballage, des animaux de la savane y avaient été représentés, généreusement enveloppés de chocolat.

— C’est un joli pactole, dit-elle en désignant les poches de son pantalon.

— C’est dégueu ce qu’il donne à manger au foyer. Du coup, je fais des réserves.

— Au foyer ?

— Derrière le bloc que tu vois là. J’y suis depuis l’année dernière. C’est pourri, mais bon. Pas le choix.

Annabelle comprit de quoi il en allait et ne s’éternisa pas sur le sujet.

— Tu es bien vulgaire pour un enfant de ton âge.

— Les grands du foyer parlent comme ça, c’est plus cool.

Il fourra une poignée de nounours en chocolat dans sa bouche et ses yeux verts analysèrent Annabelle.

— Mapeul Théo, dit-il en avalant d’une traite.

— Annabelle.

— T’es vraiment jolie. Tu ne voudrais pas te faire passer pour mon amie au foyer ? Les autres seraient impressionnés.

Elle rit aux éclats et l’enfant se vexa.

— Tant pis.

Il commença à s’éloigner et Annabelle le rattrapa.

— Si tu me montres où se trouve la salle de boxe, je viendrais te chercher un jour au foyer, devant tous tes amis. Marché conclu ?

— Tu m’embrasseras sur la bouche ?

— Certainement pas, gloussa-t-elle.

— La joue alors ?

— Non plus.

Théo grogna.

— Marché conclu.

Il l’entraîna dans un terrain vague encadré de vieilles palissades. Des jeunes roulaient un joint dans un coin, leurs capuches repliées sur leur tête. Un chemin caillouteux les mena à une vaste place où le gravier côtoyait les mauvaises herbes.

— C’est l’ancien parking du supermarché, l’informa Théo.

Étonnée, elle vérifia l’information et trouva une cabine défoncée abritant des cadis rouillés. Les places délimitées pour les voitures avaient été entièrement effacées et le goudron avait disparu.

Derrière le bâtiment vétuste, ils empruntèrent un escalier en colimaçon qui les mena à une route en contrebas.

— Tiens, c’est là, indiqua l’enfant. Je vais devoir rentrer avant que les surveillants ne me chopent. Essaye de ne pas rentrer toute seule ce soir. À la prochaine !

Et il disparut dans les virages de l’escalier.

Annabelle traversa la route et toqua à la porte d’un bâtiment en taule. Ses coups résonnèrent dans le vide et restèrent sans réponse. Elle inspira pour se donner du courage et entra. Aussitôt, une odeur de transpiration et de cuir lui agressa les narines. Elle se trouvait au bon endroit. Partout, des sacs de frappes étaient suspendus au plafond, des cordes à sauter étaient accrochées aux murs ou claquaient sur le sol et un ring avait été dressé au milieu de la pièce.

Un homme noir au visage fin et à la barbe grisonnante vint à sa rencontre. Les muscles de son corps frémissaient à chaque mouvement.

— Salut ma grande, tu viens pour t'entraîner ou pour regarder ? lui demanda le quadragénaire.

— Un peu des deux si ça ne vous dérange pas.

— Comment refuser quelque chose à une aussi jolie fille ! Je t'attends, file te préparer dans les vestiaires.

En temps normal, son compliment aurait perturbé Annabelle qui répugnait à recevoir les belles paroles d’un inconnu. Cependant, elle n'avait ressenti aucune perversion dans sa voix et ses yeux n'avaient trahi aucune pulsion de désir. Soulagée, elle dut malgré tout faire face à la gent masculine qui la lorgna de la tête aux pieds. Un garçon d'une vingtaine d’années siffla à trois reprises et deux de ses amis éclatèrent d'un rire sonore.

— David, continue à faire tes pompes où je viens te mettre une raclée, c'est clair ? tonna le coach.

La tête baissée et les tripes nouées à lui en faire des crampes d’estomac, Annabelle se dépêcha de rejoindre les vestiaires. Préoccupée par sa prochaine confrontation avec la meute de boxeurs, elle eut la méprise d’intervertir les portes et s’aventura dans la tanière des hommes. Un garçon se tenait entre deux rangées de casiers et essayait d’enfiler un tee-shirt de sport. Elle contempla allègrement ses abdominaux, opérant un petit détour par ses pectoraux. Lorsqu’il termina de revêtir son haut, la jeune fille eut un hoquet de surprise.

— Qu'est-ce que tu fais là, toi ? l’interrogea Lucas avec froideur.

— Je... cherche les vestiaires pour femme... bafouilla-t-elle.

— C’est la porte à côté.

— Merci.

Son cœur battait la chamade et un sentiment qu’elle condamna immédiatement lui chatouilla les entrailles. Dans le vestiaire des femmes, elle déposa son sac de sport et se changea en ressassant les dernières images qu'elle avait en tête.

Le beau gosse est un connard, ça pourrait faire un superbe titre de film, pensa-t-elle.

Elle glissa une brassière de sport sur sa poitrine et enfila un sweat à capuche. En guise de bas, elle revêtit un legging noir – le plus opaque qu'elle avait pu trouver dans sa garde-robe – et une paire de chaussures montantes pour maintenir ses chevilles. Une fois prête, elle revint et longea la salle avec discrétion. Il lui sembla qu’elle se mouvait avec la mécanique d’un robot, trop préoccupée par les paires d’yeux posés sur elle. Dans la salle, il y avait deux autres filles. Une présence insignifiante en comparaison du nombre de garçons, mais un réconfort tout de même.

— La trainée de Laudabre a décidé de se mettre au sport ? s'écria Émile, son nez encore violet.

Annabelle se figea sur place. Le siffleur, et maintenant lui. C’en était trop.

Elle releva la tête et cracha :

— Tu veux que je m’occupe de tes dents en plus de ton nez ?

La réplique avait été cinglante et affutée, l’efficacité d’une lame de rasoir verbale qui vient trancher l’amour propre.

Émile se téléporta jusqu’à elle en une fraction de seconde, si bien qu’elle se demanda comment un bipède aussi gros pouvait se déplacer si rapidement. La paume ouverte, il se prépara à faucher son visage mais son geste resta en suspens.

— Bien répondu, admit-il, amusé.

Il retourna auprès de Simon qui sautait à la corde et enchaîna une série de crunchs qui l’aurait bien fait rire si elle n’avait pas été aussi confuse. Émile avait fait preuve de bon sens ?

Le coach arriva, inquiet.

— Excuse-moi, je n’ai pas vu ce qui se passait. Préviens-moi s’il recommence.

— D’accord.

— Surtout, ne t’approche pas de ceux-là.

Avec circonspection, il lui intima de regarder dans son dos. Annabelle reconnut le garçon qui l’avait accueilli avec des sifflements, entouré de deux jeunes adultes à la corpulence massive.

— Je vois le genre. Merci du conseil.

Elle allait tourner la tête quand Lucas s’approcha des trois hommes. L’un d’eux lui passa un bras amical autour du cou et glissa une enveloppe dans la poche de son short. Annabelle interrogea le coach qui lui expliqua de ne pas s’en mêler.

— Ça ne nous regarde pas, ma grande.

Il se positionna au milieu du ring et capta l’attention des sportifs.

— Bien, prenez tous une paire de gants. Comme vous le savez, aujourd'hui c'est la reprise. Alors je veux que tout le monde monte sur le ring pour que je puisse évaluer votre niveau, mais aussi pour voir qui n'a pas respecté l'entrainement de cet été. Et croyez-moi, ceux qui ne l'ont pas respecté vont amèrement le regretter. Premier combat, Romain et Maeva !

Les combats sont mixtes ! percuta Annabelle

Les deux concurrents s’apprêtèrent et se faufilèrent entre les cordages. Pour Annabelle, l’issu du combat était inévitable. Romain allait écraser son adversaire.

— Et c'est parti pour une minute ! Top !

Romain décocha un crochet du droit qui vint taper la garde de Maeva. La combattante recula d'un pas et tout son corps bascula pour donner de la puissance à son direct. Malgré son agilité, elle manqua de peu le menton de son adversaire qui esquiva en reculant. Dans une mécanique parfaite, Romain visa la tempe droite d'un crochet mais frappa le flanc gauche de son autre poing.

Une diversion, comprit Annabelle.

Le combat continua avec intensité et s’acheva par un uppercut qui envoya Maéva au tapis.

— C'est bon pour vous deux !

Les boxeurs se succédèrent rapidement, si bien qu’il ne resta plus qu’Annabelle, Lucas et le siffleur à ne pas avoir combattu.

— Aux suivants. Quel est ton prénom ?

— Annabelle, dit-elle d'une voix qu'elle aurait souhaité plus assurée.

— Tu veux essayer ?

— Je veux bien.

— Parfait. Tu affronteras…

Le siffleur se leva et s’approcha du ring.

— Moi, je vais l’affronter.

Par pitié, pas lui.

Mais Lucas passait déjà sous les cordages, gants accrochés et protège-dents dans la bouche.

— Bien, Lucas et Annabelle. Ne t’en fais pas, c’est un tendre, je suis sûr qu’il saura être sympa avec une débutante.

Pourtant, son expression fermée lui suggéra le contraire.

Elle se plaça au centre du ring et retira son sweat, non sans essuyer de nouveaux sifflements. Ils se firent face et le combat commença.

— Top !

Lucas se pencha en avant, diminuant les ouvertures de sa garde. Annabelle risqua un coup hésitant. Le plastique des gants s'entrechoqua mollement et il riposta dans la foulée. Son poing effleura son arcade pourtant immanquable. Il termina son assaut et recula d’un pas.

Annabelle le contempla, les bras ballants. Pourquoi ne l’avait-il pas frappé ?

— Ma grande, je ne doute pas de tes capacités, mais il serait judicieux de remonter ta garde ! l'informa le coach.

Ce n'est pas le moment de flâner ! Montre-leur de quoi tu es capable !

Elle enchaîna aléatoirement les coups, occultant la chorégraphie pathétique qu’elle donnait aux spectateurs. Malgré les esquives succinctes de Lucas, le dernier coup porté toucha le bout de son menton et son protège-dents vola dans les airs. Un coup de chance, rien de plus, mais un regain de courage pour Annabelle.

Le garçon jeta ses gants et quitta le ring sous les acclamations du public. Il emprunta une sortie de secours et partit prendre l’air.

— Xéna est parmi nous ! la félicita le coach en tapant dans ses mains.

Annabelle accueillit les compliments avec ravissement. Les minutes passèrent et Lucas n’était toujours pas revenu, sur quoi elle décida de le rejoindre. Elle le trouva dans une impasse, adossé à un mur, les yeux rivés vers le ciel. Avec sa fine barbe et son air préoccupé, elle le trouva séduisant.

— Pourquoi m'avoir défendu contre Émile ?

Il resta silencieux.

— Pourquoi avoir pris sa place sur le ring ? Pourquoi ne m’as-tu pas frappé pendant le combat ? continua Annabelle sans reprendre son souffle.

J’y suis peut-être allée un peu fort.

— Qu'est-ce que tu fais là ? dit-il avec détachement.

— Chacun son tour. Réponds d'abord à mes questions.

Lucas voulut partir mais Annabelle s’interposa entre lui et la porte. Ils n’avaient jamais été aussi proches.

Il glissa une main sur son épaule.

Qu'est-ce qu'il fait ?

Ses yeux sombres la plongèrent dans un état second. Il la poussa délicatement et libéra le passage avant de s’éloigner.

Annabelle se maudit. Qu'est-ce qui lui prenait ?


*


La vanité d'Eliode

Une dizaine d’années après la guerre de création, le dieu Eliode, obnubilé par son aspect extravagant, voulut façonner un outil capable de lui renvoyer son image afin de l'aider à se maquiller le matin. À l’aide de son plus fidèle instrument – le pinceau Vérénice – il créa le premier miroir.

Quelque peu imbu de sa personne, Eliode se demanda combien ce miroir devait être grand pour exprimer toute l'étendue de sa beauté. Chose à laquelle il répondit : « infiniment grand ». Durant des jours et à l'abri de la curiosité de ses confrères, il traça les contours du miroir et ce dernier prit des proportions démesurées. Cependant, le dieu frivole omit de calculer le poids de l'objet et lorsqu'il termina son œuvre, le miroir traversa le sol et fonça sur l’Eter et ses habitants.

Amias, son cousin, fut tout de suite alerté par le vacarme. Il accourut au balcon et identifia la menace. Pris au dépourvu, il lança un éclair violet qui détruisit le miroir. C’est alors qu’une réaction inattendue se produisit. L’objet projeta la dernière image reflétée et de l’Eter naquit sa sœur jumelle : la Terre.

Aujourd'hui, ces terres jumelles sont appelées facettes et des portails appelés transfacette forment un point de passage entre elles.

Encyclopédie CherchTou, par Miracus Seleston.

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