Chapitre 10 : Cours pratique

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Les jours qui suivirent leur retour à Ezerton, Andrew et Annabelle profitèrent de l’expérience des jumeaux pour perfectionner leur maitrise du Souffle. La jeune fille progressa rapidement, contrairement à son camarade qui était revenu à la case départ. Il ne parvenait plus à protéger ses émotions et le pouvoir n’avait jamais été aussi récalcitrant. Fidèle à lui-même, il avait négligé les consignes de son professeur et avait joué l’apprenti élu dans le jardin de sa mère, seul, et à plusieurs reprises. Les résultats avaient été désastreux. Il ne lui restait rien de son entraînement dans la forêt du Vondan, excepté le souvenir d’y avoir été.

Contrarié, Andrew se rendit au cours de Nikolchev, irrité à l’idée d’avoir échoué là où tous ses amis avaient réussi.

— On est obligé de faire ça un samedi matin, bâilla Annabelle. Et en pleine forêt ?

— La ville dort encore et les lève-tôt n’auront pas le courage de venir se balader par ici, expliqua le professeur. Alors, est-ce que tout s’est passé comme prévu ?

Les adolescents opinèrent de la tête, Andrew d’une manière vague.

— Bien. Cette étape est essentielle puisqu’elle vous permettra de vous contrôler. Elle est la base de tout enseignement. Cependant, je vous prierai de ne pas vous reposer sur vos acquis. Contrôler son Souffle est un mécanisme qui doit devenir automatique dans n’importe quelle circonstance. Alors continuez de vous exercer au quotidien.

Nikolchev grimpa une pente de terre, son corps fluet se faufilant entre les arbres.

— Vous savez donc contenir votre Souffle. Essayez maintenant de le réveiller.

— Le réveiller ? répéta Annabelle.

— Vous apprenez à le faire taire, apprenez aussi à le laisser s’exprimer. Le Souffle ne présente pas que des inconvénients.

Il libéra un Souffle azur qui s’éleva entre ses chevilles. À la manière d’un magicien, il dévoila la paume de sa main gauche à ses élèves pour leur prouver qu’elle ne contenait rien, puis l’étudia avec attention. Une sphère, composée de la même brume qui flottait à ses pieds, se dessina entre ses doigts.

— C’est… Waouh, lâcha Andrew. Mais à quoi ça sert ?

— Laisse le finir, chuchota Annabelle en lui pinçant doucement le bras.

De son index libre, Nikolchev décrivit des cercles au-dessus de la sphère qui se mit à tournoyer. Il intensifia son mouvement et toute la brume s’effaça pour se transformer en un ballon d’eau.

— Fantastique ! s’exclama Annabelle.

Le professeur effectua le même mouvement en sens inverse et le cœur du ballon rougeoya. Des flammèches traversèrent l’eau qui s’assécha pour laisser place à un feu crépitant. Sans crier gare, il frappa fermement ses mains l’une contre l’autre.

De faibles froissements, comme les battements d’ailes d’un millier d’insectes, intriguèrent les adolescents. Ils levèrent les yeux au ciel et découvrirent une pluie d’étincelles qui s’écoulait parmi les branches. L’instant féérique les émerveilla.

David est dans la place ! C’est qui le champion ! triompha Nikolchev en rappelant son Souffle.

— Petite introduction avant le début de mon cours.

Mathieu épousseta sa veste en cuir pour en chasser une fine poussière, son visage assoupli par l’instant féérique.

Leur professeur fit quelque pas et enfila une paire de gants en cuir brun. Avec son long manteau blanc cassé, sa chemise foncée et ses cheveux blond vénitien coiffés – décoiffés, Andrew lui trouva des airs de mafieux italien. Il était honnête de dire que leur tuteur avait la classe.

— Depuis toujours, le Souffle est considéré comme un être perdu à la recherche d’un guide…

— Et nous sommes le guide, s’impatienta Andrew.

— Non. Le guide est une émotion particulière que vous aurez choisie au préalable. Cette émotion va être générée par un souvenir, un passage important de votre vie, le plus important d’ailleurs. Lorsque cette émotion sera identifiée, elle agira comme un déclencheur auprès de votre Souffle, lui indiquant qu’il est autorisé à se manifester. Auparavant, l’entité consommait vos émotions sans que vous puissiez l’en empêcher. À présent, c’est vous qui allez le nourrir. Vous allez essayer de le rendre docile, expliqua-t-il avec mystère.

Le Souffle de Nikolchev s’anima et dressa une colonne de brume à côté de lui, haute d’un mètre. A l’instar d’un sac très profond, il y enfonça sa main et en tira un javelot métallique qu’il posa sur le sol.

— L’exercice sera le suivant. Une fois votre Souffle invoqué, vous devrez lui demander de tirer ce javelot.

Annabelle recula en secouant la tête, paniquée.

— Non, c’est impossible. Je ne le ferai pas.

— Annabelle ? s’inquiéta Andrew. Ça ne va pas ?

— Elle sait à quel souvenir elle va faire appel, la devança Mathieu. Et sa réaction laisse deviner que ce souvenir est loin d’être agréable.

Chacun se tourna vers lui, y compris Tim qui se réjouit de la participation de son frère.

Andrew se rappela le premier entraînement de la fille lorsqu’ils étaient partis camper au manoir. L’émotion qu’elle avait utilisée pour attiser son Souffle l’avait dévastée.

Annabelle frissonna, le teint plus pâle qu’à l’ordinaire. Elle tourna le dos aux garçons et laissa le hasard guider ses pas. Avec absence, elle effleura l’écorce défraichie d’un arbre.

— Je vais trouver autre chose.

Tim essaya de la raisonner.

— Si c’est la première chose à laquelle tu as pensé, alors…

— Je ne peux pas, se braqua Annabelle.

Elle frictionna vigoureusement ses bras pour chasser la mollesse de son affliction.

— Rappelez-vous notre première séance, parla le professeur d’une voix douce. Je vous ai expliqué l’importance de la confiance que vous devez vous accorder les uns envers les autres. Vous entraider, vous épauler, vous confier, c’est là qu’est votre rôle désormais. Ces trois garçons sont là pour t’écouter Annabelle, pour te comprendre mieux que quiconque, et ça, beaucoup d’élus n’en ont pas eu la chance.

Nikolchev réfléchit un instant et remua la tête, en accord avec lui-même.

— Je me rends compte que ma présence peut être un frein à ce que vous vous ouvriez. Alors je vais m’en aller tout en restant dans les parages. L’exercice d’aujourd’hui consistera à faire voler ce javelot par la seule force de votre Souffle. Sur ceux, jeunes gens, bonne chance.

Le Souffle azur de Nikolchev le recouvrit de la tête aux pieds et le fit disparaitre.

— Quoi ? s’étrangla Andrew. C’est tout ? Tu parles d’un prof en carton !

Mathieu massa sa nuque douloureuse. Il retira sa veste en cuir et dévoila son torse puissant drapé de son t-shirt blanc. Avec son crâne rasé, sa mâchoire carrée et son arcade fissurée d’une cicatrice, le garçon rappelait un hooligan prêt à en découdre à la sortie d’un match.

— Tu t’es enfin décidé ? le taquina Tim.

Son frère grogna en guise de réponse. Avec désinvolture, il désigna la jeune fille du menton.

— Commençons par toi.

Annabelle se crispa.

— Fais comme le prof nous a dit. Ressens cette émotion, ordonna-t-il.

Andrew émit un sifflement faussement admiratif.

— Un tutorat de qualité !

Mathieu encaissa la remarque sarcastique en silence. Dans le regard meurtrier qu’il lui adressa, Andrew y décela un soupçon d’amusement.

— Allez-vous faire foutre ! gronda Annabelle. Je ne ferai pas cet exercice.

Involontairement, elle réveilla son Souffle qui se teinta en vert. Il y eut un bruit d’aspiration et le pouvoir se dissipa.

Tim se plia en deux, un filet de sang sur la joue.

— Aie ! Ton Souffle m’a entaillé !

— Je suis désolée ! Je ne voulais pas !

— Un Souffle vert ? interrogea Andrew. À quelle émotion est liée cette couleur ?

— C’est la vulnérabilité, expliqua Mathieu. Annabelle l’a ressentie, mais elle n’a pas réussi à arrêter son Souffle à temps. Alors il a consommé l’émotion.

— Nikolchev a raison. On est encore loin de se maitriser parfaitement.

Mathieu profita de l’incident et le transforma en un argument pour persuader Annabelle d’écouter ses instructions.

— D’accord, obtempéra l’adolescente.

— Tiens-toi droite, inspire et ferme les yeux. Fais le vide dans ta tête.

Elle s’exécuta sans rechigner.

— À présent, souviens-toi.

Les traits fins de son visage se brisèrent en des angles frustrés. Son cerveau travaillait et consultait chaque tiroir, chaque placard de sa mémoire où ses souvenirs y avaient été entreposés.

— Je l’ai, murmura-t-elle.

— Laisse ton Souffle y accéder. Tu dois lui faire comprendre que c’est toi qui donnes et non lui qui se sert.

Une brume rosée s’éleva autour d’elle, fébrile.

— Parfait. Maintenant, tu dois lui demander de soulever ce javelot.

— Lui demander ?

— Oui. Comme si tu te parlais à toi-même.

— Bon…

Annabelle exprima intérieurement sa requête, mais rien ne se passa. Elle persista un instant avant de se décourager. Elle eut l’impression d’avoir plongé trop profond dans la mer et sentit sa tête se compresser. Un grondement lointain lui annonça le début d’une migraine.

Le Souffle fragile rampa à ses pieds puis s’évapora.

— Je n’y arrive pas.

— Ça devrait être bien plus simple et naturel, songea Tim à voix haute.

— Elle a essayé de duper son Souffle avec un autre souvenir, comprit Mathieu. Tu ne peux pas lui mentir.

— Je ne veux pas. Ce souvenir fera l’affaire, vous allez voir !

— Si ce n'est pas trop indiscret, à quoi est-ce que tu pensais ? demanda calmement Tim.

Annabelle hésita avant de se lancer.

— Au moment où j'ai retrouvé ma maman après un accident de voiture. J'ai quitté l'internat en milieu de semaine pour la rejoindre à l'hôpital, puis je l'ai vu, dans sa blouse blanche, allongée sur un lit. Elle m'a souri et j’ai compris que tout allait s’arranger. C'est à ça que j'ai pensé.

— Un internat ? rebondis Tim.

La fille mordilla sa lèvre inférieure et croisa les bras sous sa poitrine.

— C’est par là que nous allons commencer, annonça le garçon. Qu’est-ce que tu as ressenti dans cet internat ?

Dans un soupir, elle répondit brièvement :

— De la solitude.

— Explique-nous pourquoi.

Tim avait un plan et son frère le devina. Il devait plonger Annabelle dans un état second afin de reconstituer ce traumatisme devenu si précieux.

— Quand j’étais plus petite, je m’étais inventé un ami imaginaire, comme tous ces enfants uniques qui souffrent d’une solitude passagère. Sauf que cet ami est resté près de moi, si bien que, lorsque mes parents m’ont envoyé dans un pensionnat féminin à l’âge de six ans, j’ai continué de l’imaginer à mes côtés. Je lui parlais, matin et soir et m’amusais avec lui, ce que les autres filles ont vite remarqué. De ma première année jusqu’à l’été dernier, j’ai été traitée comme une pestiférée. On m’évitait, on me faisait des crasses, on se moquait.

— Donc c’est la solitude vis-à-vis des autres enfants qui t’a peiné ?

— Non, dit-elle fermement.

Elle venait de lever ses yeux vert émeraude et Tim pensa discerner dans leur scintillement une fraction de la rancœur qu’elle éprouvait encore à l’égard de ses anciennes camarades de classe.

— En réalisant que tous les enfants étaient contre moi, j’ai rejeté la faute sur mon ami imaginaire et l’ai repoussé, au point qu’il n’est plus jamais réapparu. Mais rien n’a changé et, pour les autres enfants, je suis restée la timbrée qui parlait seule dans la cour. C’est à cet instant que j’ai compris que j’avais sacrifié l’unique personne à qui je tenais.

— Pourtant, tes parents étaient là, non ?

— La seule période pendant laquelle il m’était permis de les voir, c’était pour Noël.

Poussé par la curiosité, Andrew demanda :

— Et cet ami imaginaire, tu l’as gardé combien de temps ?

— De mes trois ans jusqu’à mes douze ans, puis je l’ai fait disparaître.

— Tu lui avais donné un nom ?

— C’est lui qui m’a donné son nom. Il s’appelait Arthur.

— Et Arthur te manque encore, termina Tim.

Annabelle hocha la tête et un irrépressible besoin de se justifier la gagna.

— Il me paraissait tellement réel. Il grandissait avec moi, nos discussions évoluaient au fil des années et nous étions toujours là l’un pour l’autre. Rien ne nous éloignait.

— C’est de ça dont tu dois te servir pour animer ton Souffle, conclut Mathieu. Il faut que tu t’en imprègnes, que tu laisses ces souvenirs ressurgir. Tu dois rappeler cette solitude.

— Ça ne sera pas bien compliqué. Je sens mon Souffle s’agiter depuis tout à l’heure et je n’en peux plus de le contenir.

Annabelle se posta au-dessus du javelot.

— Et maintenant ?

— Est-ce que tu te rappelles la pire chose que ces filles aient pu te faire ?

Elle eut un rire nerveux.

— Comme si c’était hier.

Trees, twenty one pilots (musique d’ambiance)

— Je veux que tu redeviennes cette petite fille, que tu partages ces visions douloureuses avec ton Souffle. Il faut qu’il apprenne à te connaître, à te comprendre. Lorsque tu lui en auras suffisamment montré, laisse-le s’introduire dans tes souvenirs. Autorise-le, avec parcimonie, à se nourrir de cette solitude et tu verras qu’il te rendra la pareille.

— Je vois.

De la pointe de sa langue, elle humecta ses lèvres et se frotta les doigts.

— Calme-toi, la rassura Tim. Tout se passera bien. Faire appel au passé ne revient pas à le ramener jusqu’au présent. Vois plutôt ça comme des épreuves auxquelles tu as résisté et ne perds pas de vue la fille que tu es aujourd’hui.

— La fille que je suis aujourd’hui ? releva Annabelle, les yeux fermés pour mieux se concentrer.

— Celle qui n’a plus à craindre la solitude.

— Celle qui a mis un coup de tête à Émile, rappela Andrew.

Annabelle sentit une onde agréable la traverser. Le mal-être qui l’avait rongé pendant si longtemps, ces trois garçons l’avait balayé à la seule force de leurs mots. Une semaine et demie qu’ils se côtoyaient et déjà, elle ne se voyait plus sans leur compagnie.

Le calme s’installa et elle vida son esprit. Au fil de ses inspirations, l’obscurité sous ses paupières s’éclaira d’une lumière chaude, celle que diffuse le soleil durant l’été. Une rangée de cabines apparut sur sa gauche, alignée face à des lavabos en porcelaine trop hauts pour que quiconque puisse s’y laver les mains confortablement.

Les toilettes.

L’endroit la fit frémir. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé le voir brûler cet internat, ses élèves et ses enseignants avec.

Une fillette se tenait au milieu de la pièce exiguë, à genoux. Des gamines la tenaient fermement. Des touffes de cheveux tombaient sur le carrelage. Ce jour-là, en cours d’histoire, le professeur leur avait expliqué qu’au moyen-âge, il était courant de raser la tête des sorcières pour permettre au peuple de les reconnaitre facilement. Alors ses camarades de classe avaient décidé d’en faire de même, pour permettre aux autres de l’identifier comme une sorcière qui entendait des voix.

Annabelle observa la fillette pleurer et ne put retenir ses propres larmes. Était-ce là une preuve de non-évolution ? Ne s’était-elle pas engaillardie avec le temps ? Évidemment que si, elle le savait. C’était davantage la cruauté des autres gamines qui la blessait. Comment pouvaient-elles être si jeunes et déjà si mauvaises ?

Le Souffle remua dans son estomac et se nicha dans son abdomen. Il regardait ce qu’il se passait. C’est alors qu’un phénomène extraordinaire se produisit. Annabelle accepta de partager l’émotion avec le pouvoir et ce dernier resta calme. Aucune réaction violente, aucune manifestation destructrice. Rien que de la docilité envers l’élue qui l’abritait.

Les acclamations de ses amis la ramenèrent à la réalité et elle ouvrit les yeux. Andrew et les jumeaux frappaient dans leurs mains en souriant. Elle découvrit le voile pourpre qui se trainait à ses pieds.

— Très bien. Maintenant, je veux que tu tires ce javelot aussi fort que tu t’en penses capable sur cet arbre, expliqua Mathieu en désignant un tronc à une vingtaine de mètres. Demande à ton Souffle de le faire et tu sauras comment agir au moment voulu.

Elle hésita quant à la démarche à suivre. Finalement, elle émit un ordre silencieux.

Aide-moi à tirer ce javelot.

La brume à ses pieds s’activa et une sensation de fourmillements traversa ses doigts.

Tu veux que je te guide ?

Spontanément, elle déplia son index et son majeur et les agita comme pour intimer à une personne de venir à elle. Le javelot roula sur le sol puis lévita.

— C’est ça. Doucement, la guida Mathieu.

Annabelle serra le poing et le projectile partit à la vitesse de l'éclair. Les jumeaux eurent tout juste le temps de la féliciter qu’elle perdait déjà l'équilibre. Elle tituba légèrement et son Souffle se résorba, ralentissant la course du javelot.

— C'est normal, ne t’en fais pas. Tu puises dans des ressources que tu ne connais pas encore.

Annabelle se plongea dans un nouveau souvenir pour attiser son Souffle. Des images l’assaillirent. Celle de son professeur qui l’avait giflée devant la classe, celles des repas qu’elle avait passés seule, celle du jour où elle avait demandé à son ami de ne plus jamais revenir.

Le pouvoir se goinfra de la solitude éprouvée. Le javelot repartit de plus belle et sa pointe s’enfonça dans l’arbre. L’impact créa une bourrasque dévastatrice qui remonta en direction des adolescents, retournant la forêt sur son passage. Nikolchev jaillit de nulle part et frappa le sol de ses mains. Des pans de terre, grands comme une maison, s’érigèrent devant les élus et encaissèrent le choc. Des débris giclèrent en tous sens et Andrew reçut un morceau d’écorce en plein front.

La bourrasque s’essouffla peu à peu.

Nikolchev rappela ses golems de terre et rassembla ses élèves.

— Est-ce que tout le monde va bien ? s’écria-t-il. Annabelle, où est Annabelle !

La fille marmonna des propos décousus avant de s’écrouler. Mathieu voulut lui porter secours mais son professeur l’en empêcha.

— Ne la touche pas !

Il l’approcha avec prudence et l’ausculta du regard.

— Elle ne se consume pas, déclara-t-il. C’est bon.

Il souleva Annabelle sans grand effort et l’adossa contre un rocher.

L’élue émergea.

— Tu nous as mis une sacrée pagaille, dit-il en souriant.

— Je ne pensais pas que ça irait aussi loin…

— Attendez, intervint Andrew. C’est elle qui a fait ça ?

— Il semblerait.

— Nom d’un chien. Apprenez-moi à faire pareil !

*

— Il n’y a rien à faire. Je vous dis que ça ne marche pas !

Andrew, les mains croisées sur la nuque, contemplait le ciel d’un air agacé. Cela faisait une heure et demie qu’ils cherchaient son déclencheur émotionnel, sans le moindre résultat.

— Je vous ai menti. Je suis incapable de contrôler mon Souffle pour l’instant, admit-il. Ce doit être pour ça que je n’arrive pas à l’invoquer.

— Normalement, l’un n’empêche pas l’autre, expliqua Nikolchev. Andrew, je t’avoue que je ne comprends pas vraiment. Peut-être que tu n’as pas traversé de moment suffisamment fort pour obtenir un déclencheur émotionnel légitime. Mais de là à n’en avoir aucun, ne serait-ce qu’un très faible… Je vais me pencher sur ton cas la semaine prochaine. Peut-être que j’ai manqué quelque chose. Bien, nous allons terminer ce cours par de la théorie. Je sais que les jumeaux n’ont pas pu s’exercer, mais ce sera votre tour la prochaine fois.

Ils acceptèrent en silence. Annabelle condamna le peu de confiance qu’ils accordaient à leur professeur. À aucun moment ils ne lui avaient expliqué être des élus déjà bien entraînés, capables de contrôler et d’invoquer leur Souffle.

— Le point que je souhaite aborder à présent est crucial. Annabelle, je vais te prendre pour exemple puisque ton cas se prête à ce que je vais vous enseigner.

La fille obtempéra.

— Si j’ai bien compris, tu ressentais une profonde solitude lorsque tu étais dans cet internat ?

— Oui.

— Et comment faisais-tu pour combattre cette solitude ?

Annabelle eut l’air embarrassée.

— Quand Arthur est parti…

— Arthur ?

— Mon ami imaginaire.

— Très bien.

— Eh bien je dessinais les moments que nous avions passés ensemble.

Andrew et les jumeaux sourirent ce qui leur valut chacun une tape derrière la tête.

— On ne se moque pas ! J’étais une gamine je vous signale.

— Et nous le respectons, fit Nikolchev. Ces dessins t’ont permis de soulager ta douleur, et c’est exactement ce que nous allons chercher à présent : une force pour combattre ton déclencheur émotionnel, pour équilibrer son emprise sur ta personne.

Leur professeur se racla la gorge avant de continuer :

— En règle générale, lorsqu’un élu a besoin de plus de force, il laisse son déclencheur émotionnel le submerger, ce qui attise son Souffle. Sauf que, à partir d’un certain point que l’on appelle le point de rupture, il n’est plus en capacité de contrôler son Souffle et ce dernier prend le dessus. Il l’aura en quelque sorte trop nourri. C’est à ce moment-là qu’il doit utiliser un stabilisateur pour faire contrepoids. Exemple concret, je veux soulever ce rocher alors je réveille mon Souffle en me gonflant d’une colère intense tirée d’un souvenir, bref, quelque chose qui me fout en rogne. Hélas, ce rocher reste trop lourd. Alors, j’intensifie cette colère, je me remémore d’autres souvenirs et mon Souffle vient s’en gaver, ce qui me rend encore plus puissant. Résultat, j’arrive à soulever ce rocher. Mais, dit-il en insistant, mon Souffle a pris le dessus, car je l’ai trop nourri et il ne me répond plus. Il développe une autonomie qui lui permet de résister à mes ordres.

— Donc si j’utilise mon Souffle à une intensité trop élevée, je dois dessiner pour éviter qu’il ne prenne le dessus ?

— Pas vraiment.

— Alors de quoi est-ce que je peux me servir ?

— Nous, répondit Andrew. C’est vous qui en avez parlé au premier cours. Cette notion de confiance, d’amitié.

— Donc, le sentiment de solitude me rend plus forte, mais jusqu’à une certaine limite. Je dois apprendre à le contrôler avec des pensées positives pour ne pas le laisser détruire la ville, résuma Annabelle.

Tim applaudit.

— Mais ceux qui ont comme déclencheur la joie, comment font-ils ? Je veux dire, comment calmer un excès de joie ?

— Dans mon cas…

— Le Souffle azur est lié à la joie ?

— Effectivement. Notre puissance est réduite, mais il nous est impossible de franchir ce point de non-rupture. Un mal pour un bien.

— Et que se passe-t-il lorsque le stabilisateur ne fonctionne pas ? Qu’il est déjà trop tard ?

— Le Souffle consume son hôte.

— Encore un truc flippant, réagit Andrew. En plus vous prenez une voix grave pour nous le dire !

— Une voix grave ? Pas du tout.

Il se tourna vers les autres adolescents qui confirmèrent les propos de leur camarade.

— C’est vrai que vous aimez bien dramatiser les choses, ajouta Annabelle.

— Le Souffle consume son hôte, imita Andrew avec la voix de Stallone.

— Je ne parle pas comme ça !

Il chercha le soutien des jumeaux qui évitèrent son regard.

— Je vois que tout le monde est d’accord.

— Ce n’est pas contre vous, mais plus on en apprend sur le Souffle, moins on a envie d’en avoir un, exposa Annabelle.

— Pourtant ce n’est pas le but. Excusez-moi si je vous donne cette impression. En tout cas, votre Souffle ne doit pas être un fardeau. Vous êtes des ados, profitez de la vie ! Moi, à votre âge, je faisais la fête et je courrais après les filles !

— Voilà, ça c’est mieux ! l’encouragea Andrew.

— Courir après les filles, marmonna Tim à voix basse. J’ai déjà du mal avec une…

— Qui ça ? s’enquit Mathieu.

Son frère hésita. Le rouge lui monta aux joues.

— Je crois que tu la connais, Andrew. Elle s’appelle Charlotte.

— Charlotte ? La copine d’Agathe ?

— Oui.

Annabelle intervint.

— Vous pourriez vous intéresser à l’unique fille du groupe !

— Nous savons tous pour qui tu as le béguin et c’est tout à fait déplorable.

Elle adressa un majestueux doigt d’honneur à Andrew et les rires éclatèrent dans le silence de la forêt.

— Monsieur, reprit le garçon avec plus de sérieux. Nous souhaitions vous parler de quelque chose. Vous savez, lorsque le lycée nous a emmenés au manoir.

— Oui ?

— Quelqu’un a essayé de nous tuer.

— Le grand méchant loup ? blagua-t-il.

— Non, un élu.

Son visage se décomposa.

— Bon sang, vous êtes sérieux ?

— La première fois, intervint Annabelle. Il a essayé de nous empaler avec des pics en bois. La deuxième, c’est tout un morceau de la montagne qui a manqué de nous écraser.

— Vous auriez dû m’en parler tout de suite ! Je vais contacter les autorités compétentes pour qu’une enquête soit ouverte. Restez disponibles au cas où ils souhaiteraient vous poser des questions.

— Qu’est-ce que ça peut signifier, à votre avis ?

— Je n’en ai aucune idée, mais une chose est sûre. Si un élu rôde dans les parages et cherche à s’en prendre à vous, c’est qu’il a une idée bien précise derrière la tête.

*

Sur le chemin du retour, les quatre élus discutèrent des difficultés rencontrées par Andrew lors de l’entraînement. Leur professeur étant déjà rentré, les jumeaux parlèrent librement.

— C’est tout de même bizarre, concéda Tim.

— En réalité, je ne vous ai pas tout dit. Cette émotion, je l’ai et je sais qu’elle est suffisante pour invoquer mon Souffle. En revanche, quand j’y ai fait appel, il se passe quelque chose. Lorsque je me concentre…

— Tu te fais dessus ? ricana Annabelle.

Les adolescents s’esclaffèrent.

— Je suis sérieux ! lança Andrew.

— Bon ok. Nous t’écoutons.

— Quand je me concentre sur cette émotion…

À nouveau, des éclats de rire.

— J’entends une voix.

Les rires s’effacèrent.

Andrew se garda d’évoquer celle qui l’avait protégée dans les vestiaires et ne mentionna que la seconde.

— Elle survient à chaque fois que j’essaye de manier mon Souffle. Que ce soit pour le contrôler ou pour le réveiller. Vous ne l’avez pas entendue tout à l’heure, donc j’en conclus qu’elle est dans ma tête.

— Tu es certain de respecter chacune des étapes ?

— Oui, toutes !

— Mais cette voix, c’est elle qui t’empêche d’utiliser ton Souffle ?

— Je crois, oui. J’arrive à le ressentir et il se déclenche parfois, comme l’autre fois au manoir, mais dès que j’essaye d’aller un peu plus loin, il y a comme un blocage et la voix sort de nulle part.

— Qu’est-ce qu’elle te dit, cette voix ?

— Elle ne me dit rien. Elle souffre, et je l’entends souffrir.

*

En fin de journée, Andrew ressentit le besoin de s’aérer l’esprit et rentra chez lui à pied. Il traversa la ville en observant les habitants d’Ezerton rentrer chez eux et remonta la rue Sainte-Monnaie pour contempler les vitrines. Son petit tour terminé, il emprunta une ruelle perpendiculaire qui longeait la boulangerie.

Un local à poubelles sur sa droite s’agita.

— Gentil le cabot, se méfia Andrew en s’éloignant.

Un grognement le fit sursauter. Il aperçut deux yeux rouge vif le fixer, plongés parmi les ombres. L’ébauche d’une forme se déplaça à quatre pattes. Andrew songea d'abord à un animal, peut-être un gros chien blessé, ce qui justifierait les sons étranges.

Un cri strident le bouleversa et il tomba sur ses fesses. L’animal approcha. La lumière précisa ses courbes et révéla l’être disgracieux. Andrew en trembla. Ce n'était pas un animal. C’était un monstre issu d’un cauchemar, à la peau grise parcourue de veines sombres. Son visage s’apparentait à celui d'une chauve-souris dépourvue de poils et munies d'oreilles plus petites, plus pointues, affûtant son faciès épouvantable.

Une longue langue, comparable à celle d'un serpent, lécha ses lèvres manquantes, substituées par une profonde entaille d'où suintait un liquide nauséabond. La chose cracha, tel un chat sur son adversaire, et dévoila ses petites dents pointues à la racine noire. Ce qu'Andrew put comparer à des mains très grandes étaient, en réalité, des doigts allongés par de longues griffes recouvertes de sang séché.

Les yeux rubis du monstre le lorgnèrent avec envie. Le garçon resta prostré sur ses fesses, incapable de bouger.

— Pourquoi est-ce que tout le monde veut me tuer ? déplora-t-il.

Un raclement raisonna dans la ruelle. Le boulanger arriva d’un pas lourd en trainant une grande poubelle à roulettes derrière lui.

— Ça va aller ? lança l’homme.

Andrew ne trouva plus le monstre et en profita pour prendre ses jambes à son cou.

*


Transfacette

Place circulaire jalonnée de pierres d’âmes. Le transfacette permet de transporter un individu d’une facette à l’autre.

Attention : selon la qualité des âmes enfermées dans les pierres, il se peut que le voyageur n’atteigne pas la destination souhaitée.

L’échange d’une masse entre deux transfacettes est caractérisé par un éclair violet.

Encyclopédie CherchTou, par Miracus Seleston.

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