Chapitre 7 : L'exil

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Lundi matin, huit heures. Les haut-parleurs du lycée raclèrent leurs gosiers métalliques. Mme Lescard invita les élèves à la rejoindre en salle de vie et tous se réunirent dans la pièce.

— Ainsi donc, vous passerez les prochains jours dans le manoir de monsieur Raymond Charles II, le fondateur de votre majestueux établissement.

La foule d’étudiants bourdonna de bonheur. Une excursion dans la forêt du Vondan, un zeste de réjouissance, et tous les maux furent envolés. Le nom de Marc Piermond fut effacé des esprits et le cadavre carbonisé n’eut jamais existé. Andrew en riait intérieurement. Devant lui, une fille bavardait en s’esclaffant, elle qui avait été en larmes le jour où la disparition avait été annoncée. Plus loin, Benoit Bredon bombait le torse pour impressionner les adolescentes autour de lui. La semaine dernière, Andrew l’avait entendu s’enrager de ne pas avoir pu défendre Marc. Pourtant, Benoit s’était bien gardé d’intervenir lorsque l’un de ses amis s’était fait racketter son téléphone portable devant le grand portail.

Des exemples, Andrew en avait à la pelle.

Et après, on s’étonne que je n’aime personne.

Personne, sauf Antoine. Lui n’avait rien à voir avec les autres. Il était une espèce rare que le destin avait posée sur son chemin. Andrew passait du temps avec lui car leurs discussions abordaient leurs centres d’intérêt communs, soit les jeux vidéo, les filles, et certains sujets vraiment délirants. Néanmoins, Antoine avait un défaut. Un unique et gros défaut. Ses mots n’avaient aucune censure. Tout ce qui lui passait par la tête devait être dit, comme la fois où il s’était plaint de l’odeur d’Émile ou qu’il avait complimenté Julie devant son petit-ami.

Le blondinet fixa l’estrade où se tenait la directrice et Andrew sut que son attention n’y était pas. Antoine était un esprit en cavale pour en corps dans les rangs. En classe, le ciel par la fenêtre devenait fantastique. Dans la rue, le bitume était passionnant. Dans sa chambre, son plafond l’émerveillait. C’était comme s’il avait appartenu à un monde lointain qu’il languissait de retrouver. Mais en attendant, il l’imaginait afin de rendre son mal du pays plus supportable.

— Drew, c’est Émile qui t’a fait ça, n’est-ce pas ? dit-il en désignant sa pommette tuméfiée.

— Ne t’en fais pas, ça ne me fait déjà plus mal.

— J’aimerais être fort, tu sais. Pouvoir lui casser la gueule et lui arracher les yeux.

— J’étais d’accord avec toi jusqu’à ce que tu parles de ses yeux, sourit Andrew.

Il balaya la salle du regard et trouva les jumeaux dans un coin. Tim le considéra avec insistance. Ses airs de chien battu commençaient à lui taper sur les nerfs. S’il avait quelque chose à lui dire, il n’avait qu’à venir le voir.

Au fond, seule et muette, Annabelle jouait avec ses longs cheveux châtains.

Et dire que Nikolchev voulait qu’on se rapproche.

— Certains de vos professeurs et surveillants se sont portés volontaires pour vous accompagner, annonça Mme Lescard.

Andrew aperçut la tête en forme d’ampoule de Vula, les traits boudeurs de madame Pauche et le teint grisâtre de René.

— Ce n’est pas un voyage scolaire, c’est un test de survie, s’exclama un première année.

Mme Lescard dû hausser le ton pour calmer l’hilarité générale.

— La journée se terminera donc plus tôt pour vous laisser le temps de préparer vos affaires. Le bus partira demain matin à neuf heures. N’oubliez pas d’apporter vos autorisations signées.

Personne ne releva la précipitation avec laquelle l’excursion avait été organisée. Un voyage scolaire, annoncé la veille du départ, avec une autorisation à faire signer dans la soirée ? Non, les élèves du lycée Raymond Charles II ne s’en inquiétèrent pas. À voix basse, ils s’organisaient déjà pour apporter de l’alcool en toute discrétion.

*

Le lendemain, Andrew, Antoine, Agathe, Charlotte et Victor se réunirent. Ils s’installèrent dans l’un des bus et veillèrent à éviter René et la bande à Lucas. Le passage à tabac d’Andrew avait fait le tour du lycée et si l’on considérait internet comme un système instantané de partage d’informations, le bouche-à-oreille n’en demeurait pas moins efficace.

— Si tu étais moins arrogant, tu ne t’attirerais pas autant d’ennuis, dénonça Agathe.

Andrew hocha la tête. Malgré son approbation, il en pensait tout l’inverse.

— Tu as raison Agathe, je méritais de me faire frapper. D’ailleurs, je le remercie. Ça m’a fait un bien fou.

— Ne te moque pas de moi, se renfrogna-t-elle.

— Agathe a raison, intervint Victor par-dessus son siège. Ne cherche pas à les provoquer.

— Heureux de savoir que vous êtes d’accord. Le nombre contribue à la vérité.

Andrew se détourna de ses camarades et bavarda avec Antoine pour le reste du trajet. Au bout d’une heure de route, le bus s’enfonça dans une région reculée de la forêt du Vondan. Ici, les arbres paraissaient plus sombres et leurs troncs plus bruts. Plus à même de résister à une tempête. Le sol était recouvert d’un tapis d’épines roussies et des blocs de pierre en forme de dents de requin saillaient de terre.

Les bus s’embarquèrent sur un sentier cahoteux. Les passagers furent secoués puis les véhicules freinèrent dans un couinement. Le manoir se tenait là, au milieu d’une clairière jalonnée par les arbres. Sa haute structure s’effilait progressivement et se terminait par de majestueuses pointes en acier. Ses volets clos la rendaient endormie et son lierre grimpant semblait la tirer dans les profondeurs de la terre.

Quatre étages, cinq tout au plus si l’on comptait le grenier.

À peine débarquée, la fourmilière d’étudiants s’activa sous les ordres des accompagnateurs. La moitié des élèves du lycée était présente. La plupart des parents s’étaient accordés pour dire que la sécurité de leur enfant dépendait uniquement de leur vigilance. Au final, cela avait été une bonne nouvelle, car les deux cent quatre-vingt-cinq adolescents se seraient marchés dessus. Des campements furent montés et des chambres de toile se dressèrent sous l’assaut des cordes. Évidemment, une séparation garçon fille fut opérée, supervisée par l’autorité de René.

Monsieur Vula apprenait à des secondes comment réaliser un nœud solide.

— On dirait un pédophile, concéda Antoine.

— Très mauvaise blague compte tenu des circonstances, signala Andrew.

— Tu crois que c’est vrai, ce qu’on dit à propos de Maustan ?

— Je ne sais pas trop. Je dirai qu’il est innocent mais ça ne serait pas objectif.

Pourtant cachés sous les branches d’un sapin, Mme Pauche les repéra et se joint à eux.

— Alors les petits branleurs, on se planque ?

Andrew brandit ses deux pouces en l’air.

— Personne ne vous a vu ? s’assura la femme en coinçant ses cheveux rouges derrière la monture de ses lunettes.

Ils firent non de la tête.

— Tu parles, je te coupe la langue, dit-elle à l’adresse d’Antoine.

Elle s’adossa au tronc et sortit un paquet de cigarettes. Les garçons en acceptèrent une.

— On va bien s’amuser, maugréa Mme Pauche. Je vais essayer de piquer une bouteille de Whisky aux terminal sinon ce séjour va être interminable.

— Vous dormez dans le manoir ? demanda Antoine.

— Interdiction. Tout le monde dehors. On a vraiment de la chance qu’il fasse aussi beau pour un milieu de septembre. J’aimerai tellement qu’il pleuve…

— Alors, à quoi il va servir, le manoir ?

— De réfectoire. En espérant qu’il y ait l’eau courante.

Antoine gesticula nerveusement.

— Vous avez pris vos craies ?

Mme Pauche éclata de rire.

— Dommage que tu ne sois plus dans ma classe mon cher Bellecour.

Ils terminèrent leur cigarette tranquillement.

— Dites, les garçons. Promettez-moi d’être prudents. Je sais que je ne suis pas votre mère, mais ce qui s’est passé dernièrement m’inquiète.

Les doigts brillants de bagues de leur professeur survolèrent l’herbe.

— J’ai un mauvais pressentiment. Le petit Marc, puis ce cadavre…

— Nous ferons attention, maman.

Le visage de la femme se fendit d’un large sourire. Elle écrasa sa cigarette et regagna nonchalamment le groupe d’élèves qu’elle devait surveiller.

Andrew nota la disparition d’Annabelle. Il était sûr de l’avoir vu monter dans un bus ce matin et présuma qu’elle avait trouvé une cachette pour s’entraîner, quelque part dans la forêt. Il délaissa Antoine en lui assurant qu’il reviendrait vite et s’éclipsa dans les bois.

Où a-t-elle pu passer ?

Il s’enfonça dans la végétation et le bruit du campement s’effaça. Concentré, il sursauta lorsqu’une brindille craqua sur sa droite.

— Agathe ?

Sa petite amie se retourna, prise au dépourvue, et abaissa l’objectif de son appareil photo.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— J’ai vu la fille de ta classe passer par-là, se justifia-t-elle avec suffisance.

— Donc tu l’espionnes avec un appareil photo ?

— Ne prends pas cet air supérieur avec moi, gronda Agathe. Je te signale que depuis qu’elle est arrivée, il y’a eu une disparition et un corps.

Andrew se retint de lui rire au nez.

— Tu comptes te méfier de tous les nouveaux, ou seulement de celle-ci ?

— Tu ne comprends rien.

— Il n’y a rien à comprendre. Tu es jalouse, c’est tout. Alors tu vas essayer de ruiner sa vie. Comme tu l’as fait avec Marie Furel l’année dernière, simplement parce qu’elle était responsable du journal de l’école et que tu voulais sa place. D’ailleurs je dois te remercier, c’est moi qu’elle déteste maintenant.

— Moi, jalouse ?

Cette fois, Agathe n’avait plus rien d’attendrissant. Ses yeux exorbités appuyaient la rondeur de ses joues et ses lèvres retroussées affaissaient son visage.

— T’es vraiment un gros con.

Andrew la laissa se sauver. Il regretta la manière dont il l’avait fait fuir, mais protéger le secret d’Annabelle était une priorité.

Il continua sa route sans trop savoir où aller et dénicha des empreintes de chaussures dans la terre.

Ne me dis pas qu’elle y est allée en talons.

Il suivit les traces et arriva au-dessus d’une cuvette en pierre dissimulée derrière des arbustes. La frondaison était moins dense par ici et le soleil illuminait la place circulaire. Au milieu, Annabelle se tenait droite, les paupières closes pour mieux se recueillir. Des oiseaux l’observaient avec curiosité, perchés sur des branches.

Andrew se dissimula parmi les arbustes.

Ressentir une émotion tout en s’efforçant de retenir son Souffle, se remémora-t-il. À quoi est-ce qu’elle peut bien penser ?

Des feuilles roulèrent sur le sol et s’amoncelèrent aux pieds d’Annabelle. Une brume pourpre s’éleva entre ses chevilles. Concentré sur l’apparition du Souffle, Andrew tarda de remarquer que sa camarade pleurait. Elle avalait l’air par à-coups, ses joues pâles baignées de larmes. Elle n’avait pas su protéger la douloureuse émotion à laquelle elle avait fait appel et le pouvoir l’avait consommé.

Soudain, la brume se tortilla nerveusement et Andrew sentit une force l’attirer dans la cuvette. Il s’agrippa tant bien que mal aux arbustes mais l’attraction était trop forte. Son corps vola dans les airs et il s’étala aux pieds de la fille.

— Qu’est-ce que tu fais là ? s’affola Annabelle, ses deux orbes verts braqués sur lui.

— Je marchais tranquillement quand une tornade m’a aspiré, mentit Andrew en gémissant.

Inquiète, elle l’aida à se relever.

— Je suis désolée. Je ne pensais pas que mon Souffle réagirait ainsi.

— Non, la vérité c’est que je t’espionnais.

Son air sérieux la déstabilisa et elle poussa un rire nerveux.

— Comment se fait-il que tu t’entraînes déjà ? poursuivit Andrew.

— Parce que ça urge. Dans le bus, mon Souffle a poussé tous les sacs à dos qui étaient rangés au-dessus de nos têtes. J’ai manqué d’assommer quelqu’un.

— Trop cool !

— Ça n’a rien de cool, idiot. C’est dangereux. Pourquoi tu n’es pas descendu ? On aurait pu s’entraîner ensemble.

— J’ai une copine et je suis fidèle, désolé.

Annabelle se massa les tempes en réprimant un nouveau gloussement.

— Tu es fatigant, Andrew Laudabre. Allez, sortons d’ici.

Il voulut la suivre mais une question le taraudait.

— Le Souffle pourpre que tu as invoqué, à quelle émotion correspond-il ?

Elle fit non de la tête, le regard bas, et ils sortirent de la cuvette sans un mot. Ils s’apprêtèrent à regagner le campement lorsqu’un sifflement dans leur dos les alerta.

— Andrew, baisse-toi !

Des bois, taillés pour transpercer, fondirent sur eux à toute vitesse. Annabelle eut tout juste le temps de les repérer qu’une brume jaune l’entourait déjà.

Un à un, les projectiles s’écrasèrent contre une paroi invisible dans un son mat. Le dernier, plus rapide encore que les précédents, manqua de traverser la barrière et s’effondra, inerte.

Choqués, les deux élus restèrent figés sur place. Ils sondèrent les alentours à la recherche de leur agresseur mais rien ne déparait dans le paysage immobile. Aucune silhouette, aucun mouvement furtif. La forêt n’avait jamais paru aussi calme.

— On a essayé de me tuer, réalisa Andrew. De me tuer… Moi ?

Annabelle vomit son petit-déjeuner et son Souffle se dispersa. Elle essuya sa bouche en se redressant et frappa l’épaule de son voisin.

— Moi aussi je te signale.

Nauséeux à son tour, Andrew préféra s’asseoir sur une pierre et invita son amie à faire de même.

— Tu penses que c’est ce contre quoi Nikolchev nous a mis en garde ? Les élus malintentionnés ? demanda Annabelle en continuant de surveiller la forêt.

— Tu crois que c’était un élu ?

— Qui d’autre sinon ? On vient de nous jeter des troncs d’arbres dessus !

— C’est impossible, personne ne sait pour nous… songea le garçon à voix haute.

Elle approuva et attacha ses cheveux à l’aide d’un élastique. Andrew lui tendit un chewing-gum.

— Ça t’enlèvera l’arrière-goût.

— Merci.

— Je crois que tu nous as sauvé la vie.

— Pourtant, je n’ai aucune idée de ce que j’ai fait, expliqua sa camarade. Je voulais être protégée et voilà qu’une barrière invisible a surgi de nulle part.

— En fait, ça serait plutôt logique que notre Souffle essaye de nous protéger. Si on meurt, je suppose qu’il part avec nous, non ?

— Ton raisonnement tient la route. C’est fou comme on apprend vite en risquant la mort.

Ils rirent de soulagement et rentrèrent au camp avec prudence.

— Dis, parla Andrew en évitant des ronces. Et si c’était les jumeaux qui avaient essayé de nous tuer ? Ça peut paraitre fou, mais excepté notre prof, ceux sont les seuls élus dans les parages.

Toujours aux aguets, Annabelle fit une pause pour se déchausser de ses bottines et retira ses chaussettes.

— Je ne sais pas quoi te répondre, avoua-t-elle. Je les trouve étranges, mais de là à ce qu’ils essayent de nous tuer ?

— Mais s’ils sont innocents, alors ils sont eux aussi en danger.

— Sacré dilemme. Demander à celui qui veut ta peau s’il a essayé de te tuer, ou l’avertir que la mort est à ses trousses.

— Oui, ça serait malheureux qu’ils se fassent embrocher par un pique en bois, ironisa Andrew.

Les émeraudes d’Annabelle se posèrent sur lui, interloqués.

— Je ne sais pas ce qu’il s’est passé entre vous, mais vous allez devoir vous serrer les coudes. Nous devons nous serrer les coudes, rectifia-t-elle.

— Il ne s’est rien passé. C’est juste que… Tu as vu comment ils ont l’air de s’en foutre ? D’être des élus ? C’est à peine si Mathieu a ouvert la bouche pendant le cours. Comme si on apprenait tous les jours une chose pareille.

— Donc tu as bien quelque chose contre eux.

Le manoir se profila au-travers de la végétation. Immédiatement, ils remarquèrent l’agitation qui régnait sur le campement. Andrew reconnut les jumeaux, encerclés par Lucas et sa bande, et comprit qu’une rixe était sur le point d’éclater. Annabelle, pieds nus, se dépêcha de les rejoindre tandis qu’il fila en sens inverse. Sa conscience le rappela à l’ordre et lui interdit de les abandonner.

— Lucas et sa bande, ronchonna-t-il en faisant demi-tour. Ces deux abrutis ne pouvaient pas s'engueuler avec quelqu’un d’autre !

— Ferme ta gueule.

Les mots de Mathieu claquèrent tel un coup de feu. La curiosité des élèves l’emporta et bientôt, une foule de spectateurs s’établit au milieu des tentes.

Les maxillaires saillants et les yeux noirs de colère, Mathieu devenait incontrôlable. Tim essayait de le repousser mais sans succès. Son frère pesait bien plus lourd et la rage qui le consumait décuplait sa force.

Annabelle se tenait non loin, prête à… À quoi ? pensa Andrew qui était revenu. Qu’allait-elle bien pouvoir faire ?

— Romain ! Tu ne vas pas t’y mettre ! s’écria Julie.

Le molosse s’approcha de Mathieu et profita de sa grande taille pour l’intimider.

— Défonce-le, cria Émile.

Des nuages noirs s’agglutinèrent dans le ciel et le grondement lointain des éclairs résonna. Andrew voulut consulter Annabelle pour lui faire part de la météo qui n’avait rien de naturel mais cette dernière était occupée par un tout autre sujet. Celui de Lucas.

Dites-moi que je rêve. Pas toi !

Lucas se tenait à l’écart, impassible, les mains enfoncées dans les poches de son jean. Il échangea un regard avec Annabelle, son visage anguleux aussi inexpressif que la face d’un poisson. Ce fut une déception pour Andrew qui estimait sa nouvelle amie surnaturelle, de par sa différence et sa force de caractère. Voilà qu’elle tombait pathétiquement sous le charme de ce détraqué.

— Dis-leurs de se calmer, ordonna-t-elle.

Andrew fut rassuré. Annabelle n’était pas séduite par le garçon, elle avait simplement cerné sa place de meneur au sein du groupe.

— On t’as sonné la trainée ? beugla Émile.

— Ce n’est pas à toi que je parle, gros porc.

Andrew perdit toute contenance. Ses viscères se transformèrent en eau et ballotèrent dans son ventre. Pour la première fois dans l’histoire d’Ezerton, quelqu’un venait de s’opposer à Émile Lubrin.

Le jeune homme bondit en avant et envoya sa main gifler Annabelle. Des éclairs déchirèrent le ciel et illuminèrent le campement, accentuant l’image chaotique de la scène. Mathieu lui sauta à la gorge, Tim sur ses talons. Andrew entraîna Annabelle dans la forêt pour éviter qu’elle ne massacre quelqu’un ou que son Souffle ne s’en charge à sa place.

—Lâche-moi ! Je vais le tuer !

Elle gesticulait comme une détraquée et sa force lui donna du fil à retordre.

— Je vais le tuer !

— Ça va, j’ai compris.

Au détour d’un grand sapin, il surprit la brume bleu nuit qui se déployait entre les chevilles de sa camarade.

— Décidemment, tu es productive aujourd’hui. Allez, calme-toi Hulk.

Une onde de choc le frappa en plein thorax et l’envoya rouler-bouler. Annabelle se calma pour rappeler son Souffle et se porta à son chevet.

— Je suis désolée ! Pardonne-moi ! S’il te plait !

— Deux fois, en une seule journée, grogna Andrew en se massant le torse.

Les cieux grondèrent d’une série d’orages agressifs.

— Je crois que ça ne s’est pas arrangé, craignit Annabelle.

La rixe avait atteint son apogée, comme en témoignait le nombre de participants. Monsieur Vula essayait de retenir les deux camps et René lançait des heures de colle à tout va.

— Huit heures de retenue, monsieur Lubrin !

Ses menaces s’apparentaient à un jet d’huile sur du feu. Madame Pauche, quant à elle, était retournée sous le sapin, accompagnée d’Antoine. D’autres professeurs voulurent intervenir, mais le cercle fermé des lycéens les en empêcha.

— Arrêtez ! siffla Vula.

Las de ce spectacle affligeant, le ciel intervint. De grosses gouttes tombèrent sur la foule et, très vite, chacun décida de s’abriter sous la toile de sa tente. Les jumeaux restèrent sous les cordes d’eau, Annabelle et Andrew à leurs côtés. Ils s’observèrent longuement, sans un mot. C’était indescriptible, cette connexion qu’ils entretenaient.

Bientôt, ils furent trempés jusqu’aux os. Mathieu marcha jusqu’au perron du manoir, suivi par le reste du groupe. Ils franchirent une porte en bois et posèrent les pieds sur le parquet grinçant. Une odeur de rance assaillit leurs narines. Ils arpentèrent les lieux et trouvèrent ce qui devait être le salon. Un canapé et des fauteuils recouverts par des bâches imperméables avaient été disposés devant une cheminée en pierre. Ils les ôtèrent et s’installèrent confortablement tandis que Mathieu officia à démarrer un feu.

— On ne va pas se faire attraper si tu allumes un feu ? se permit Annabelle.

Tim préféra répondre à sa place.

— La pluie n’est pas près de s’arrêter, personne n’osera sortir de sa tente. Pour la fumée, la cheminée est positionnée à l’opposé du manoir. Impossible de l’apercevoir du jardin.

— Au moins, c’est précis.

À l’aide d’un briquet, Mathieu alluma du papier qu’il plaça sous des buches calcinées.

— Je suis désolé, Andrew. Pour l’autre fois. Nous…

— Mathieu ne voulait pas intervenir car sa colère aurait attisé son Souffle. Étant donné qu’il a du mal à conserver son sang-froid, ça semble cohérent. J’ai compris en vous regardant tout à l’heure.

Tim parut soulagé.

— On reste ici toute la soirée ? Parce que je meurs de faim, se plaint Annabelle.

— Je crois que les profs ont entreposé la nourriture dans la cuisine, partagea Andrew. On va se servir ?

D’un commun accord, ils sautèrent sur leurs pieds en soulevant un nuage de poussière. Andrew profita de l’absence des jumeaux pour partager ses craintes.

— Ils me foutent les jetons.

La tête ailleurs, Annabelle ne l’écouta qu’à moitié.

— Tu le connais ce Lucas ?

Le garçon prit sa tête entre ses doigts.

— Ce n’est pas possible, par pitié. Moi qui avais tant misé sur ta personne.

— Quoi ?

— Lucas Repiton est un p-s-y-c-h-o-p-a-t-h-e. Pourquoi est-ce que vous, les filles, voulez sortir avec un taré ? Je sais que vous aimez pimenter un peu les choses de temps en temps, mais de là à sortir avec un cinglé !

— Je pense que tu te trompes à son sujet.

Andrew fit un non péremptoire de la tête.

— Je pense qu’il souffre, essaya-t-elle de le convaincre.

— Oui, de troubles psychologiques.

Annabelle préféra mettre un terme à la conversation. Andrew était un bon pitre mais une très mauvaise oreille.

— Tu crois qu’on leur parle de ce qui s’est passé ce matin ?

— Je ne sais pas. Je t’avoue que je ne les sens pas, moi aussi. Attendons demain matin.

Ils parvinrent à la cuisine. Des sacs plastiques avaient été déposés à la va-vite, débordant de denrées alimentaires. Ils se chargèrent les bras de nourriture et retrouvèrent les jumeaux dans le salon. Mathieu fumait une cigarette, assit devant la cheminée. Les flammes dansaient dans ses yeux calmes. Ses traits communiquaient une inhabituelle quiétude.

Leur arrivée l’extirpa de ses pensées et il retrouva derechef sa froideur.

— Nous vous devons des explications, les interpella Tim.

Mathieu ne dit rien et laissa son frère parler librement. Chacun retourna à sa place.

— Nous avons fait le choix, mon frère et moi, de nous tenir à l’écart des autres. De nous isoler en quelque sorte.

— Tu veux dire, ne plus avoir d’amis ? interpréta Andrew.

— Oui.

— Je ne comprends pas ce qui peut vous motiver à faire ça, intervint brutalement Annabelle. Certains se battent pour avoir des amis. Vous, vous les fuyez.

Le tranchant de ses mots médusa Andrew. Pourquoi personne ne parvenait à maitriser ses émotions ? Si chacun continuait à s’ouvrir de la sorte, leurs Souffles allaient leur exploser à la figure.

— Ce mode de vie, nous l’avons choisi après un douloureux événement.

Annabelle perçut de la tristesse dans la voix du jumeau et son humeur s’adoucit.

— Quand bien même, je ne saisis pas.

Mathieu remua les buches à l’aide d’un tisonnier. Autour d’eux, de grandes fenêtres montaient à la mi-hauteur des murs, leurs carreaux crasseux piégés par des volets clos.

— Vous refusez de vous sociabiliser par peur de perdre un être cher ? comprit Andrew.

Tim resta muet mais ne réfuta pas.

Annabelle ramena ses genoux sous son menton, la mine boudeuse.

— Vous êtes nuls.

— Cette règle n’a pas été prise au hasard, parla finalement Mathieu.

Avec du recul, Andrew trouva la scène irréaliste. Les jumeaux expliquaient les raisons de leur exclusion sociale à deux de leurs camarades, Annabelle qui n’avait fait aucun effort pour se trouver de nouveaux amis blâmait le comportement des deux frères et lui-même s’étonnait de l’attachement qu’il éprouvait déjà à leurs égards.

Jusqu’à tard dans la nuit, les langues se délièrent et les discussions dérivèrent sur des sujets plus légers. Andrew s’improvisa guide touristique et inventa une nouvelle vie à chaque pièce qu’il visitait dans le manoir, les jumeaux et Annabelle sur ses talons, cambrés de rire.

— Voyait cette fabuleuse armoire en bois de… du Whisky !

Il fourra sa main au fond du meuble et en retira une vieille bouteille teintée par la moisissure.

— Je ne boirai pas ce truc, grimaça la fille, la capuche d’un sweat enfoncé sur sa tête.

Ils terminèrent leur excursion et retrouvèrent leurs lits de fortune dans le salon, Andrew en queue de file, la démarche mal assurée.

Le feu s’endormit aux alentours de trois heures du matin, happant dans son dernier soupir l’énergie des adolescents.

*

La philosophie d’Hébès

Considérée comme une religion à part entière, cette philosophie prône l'anéantissement de l'Homme et de la Femme. Cette doctrine s’imprègne des convictions du dieu renégat Hébès. Adoptée par quelques marginaux, son empreinte sur l'Eter est moindre. Néanmoins, une paque partisane de ce mouvement a marqué les esprits des siècles plus tôt, en réalisant un rituel visant à rencontrer Hébès. Le prix à payer pour une telle entrevue n’était autre que le sacrifice de plusieurs vies humaines. Les forces de l’ordre eurent vent de leur projet et les traquèrent sur tout l’Eter. Pourtant la paque resta introuvable. Elle s’était mystérieusement évaporée et plus personne n’en entendit parler. Des rumeurs racontent que ses membres seraient parvenus à rencontrer le dieu renégat et qu’il les aurait dévoré pour avoir osé le déranger.

Encyclopédie CherchTou, par Miracus Seleston.

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