Chapitre 4 : Passage à tabac

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Sur le chemin du retour, les deux amis parlèrent peu. Marc Piermond avait disparu depuis deux jours. Ou plutôt, il avait fugué et n’était toujours pas rentré. C’était la rumeur qui circulait au lycée, mais aussi la piste la plus plausible. L’étudiant avait vécu un traumatisme cinq mois plus tôt et sûrement qu’il ne voulait plus voir personne, rentrée scolaire ou non.

L'histoire avait commencé en une après-midi de Mai. Marc, féru de culture japonaise, avalait les pages d'un manga, assit sur un banc de la cour intérieure. Tout allait pour le mieux jusqu'à ce que la bande à Lucas n’intervienne. Gratuitement, ils l’insultèrent et le garçon se garda de leur répondre. Irrités par son indifférence, l’agression verbale se transforma en violences et une gifle claqua sur sa joue. Le livre qu’il tenait lui avait échappé des mains et il s’était retrouvé au sol. Émile lui avait coupé le souffle en appuyant la semelle de sa chaussure sur son abdomen et l’avait immobilisé. Marc avait vu les sourires cruels des quatre monstres et s’était demandé ce qu’il adviendrait de lui si personne ne venait l’aider.

C’est alors que le pire arriva. L'humiliation par excellence. Ils lui urinèrent dessus.

Marc était resté là, paralysé par la peur. Il avait voulu appeler à l’aide, attirer l’attention des surveillants et des professeurs, mais ses cordes vocales avaient refusé de vibrer. Après un instant qui lui parut être une éternité, ses agresseurs étaient repartis, hilares. Il s’était relevé mais des vertiges l’avaient obligé à se reposer sur le banc. Ses vêtements lui collaient à la peau et une odeur nauséabonde le recouvrait. Il était rentré chez lui pour se laver et envisageait de tout raconter à la directrice le lendemain. Cependant, tout ne se passa pas comme prévu. Une vidéo avait fut postée anonymement sur internet, dévoilant l’agression. Des centaines de personnes l'avaient déjà vue. Peut-être que son auteur avait voulu dénoncer l’acte cruel, mais Marc ne l’avait pas vu de cet œil. C’était tout son monde qui s’écroulait, on venait de ruiner son intégrité.

Ses parents portèrent plainte mais sans succès. Seule Mme Lescard – la directrice du lycée – avait sévi et la famille Piermond jugea les sanctions insuffisantes. Elle s’insurgea contre le commissaire de la ville et bientôt, la mairie vint fourrer son nez dans les affaires de la police. Un chèque de compensation fut offert aux parents de Marc en échange de leur silence et l’histoire en resta là.

Au moment des faits, les vacances d'été étaient proches et l’adolescent décida de ne pas revenir au lycée, et cela jusqu'à la rentrée prochaine. Mais aujourd’hui, Marc n’était toujours pas revenu.

Andrew salua Antoine et retrouva son foyer.

— C'est moi, s'écria-t-il en retirant ses chaussures dans le hall.

— Viens dans la cuisine, il y a du courrier pour toi, lui indiqua Isabelle.

Il arriva dans la pièce, embrassa sa mère et ouvrit une enveloppe marquée par le tampon de son lycée. Par précaution, il recula d’un pas.

— Non, Andrew. Tu restes ici et tu lis cette lettre à voix haute.

Avant même de déplier le papier blanc, il s'exclama :

— Nous sommes fiers de vous attribuer la médaille de l'élève le plus assidu...

— Andrew, dit-elle fermement.

— Très bien, très bien... Andrew Laudabre sera en retenue le jeudi...

Des noms d'oiseaux fusèrent à travers la pièce et il dut s’égosiller pour expliquer sa blague de mauvais goût.

Soulagée, sa mère reposa l'assiette qu’elle s’apprêtait à jeter.

— C'est simplement le lycée qui m'informe de ma participation à un cours supplémentaire.

Elle lui arracha la lettre des mains, suspicieuse. Son visage rayonna lorsqu’elle eut terminé de lire.

— C'est formidable. J'apprécie que tu fasses des efforts pour avoir de meilleures notes.

Andrew resta bouche bée. Lunatique à souhait, sa mère venait de lui faire une énième démonstration de ses talents.

La prochaine fois, je lui laisse une brochure pour des cours de Yoga.

Il monta dans sa chambre puis, à mi-chemin, s'arrêta, perdu dans sa réflexion.

— Mais... Je ne me suis jamais inscrit à un cours supplémentaire, parla Andrew pour lui-même.

Il irait en parler au secrétariat demain matin. Pourquoi rajouter des heures à un planning déjà bien rempli – selon lui – alors qu'il commençait à peine l'année ? Feindre l’effort était son mode de vie et il préférait attendre que le bateau coule avant de chercher à comprendre pourquoi l'eau s'y infiltre.

Puis sa console l'attendait, et Andrew détestait faire attendre sa console.

*

La pause de dix heures venait tout juste de débuter. Andrew fonça aux toilettes pour une envie pressante. La porte se referma derrière lui et une lumière automatique détecta sa présence. Les vestiaires de l’aile Sud étaient une vaste pièce carrelée qui laissait à la disposition des élèves des douches dont l’usage en dehors des séances d’EPS était prohibé.

Andrew se faufila entre les rangées de casiers et trouva un urinoir. Une fois soulagé, il actionna le robinet d’un lavabo et se lava les mains.

Mince, j’ai oublié d’aller au secrétariat pour me désinscrire du cours supplémentaire, se rappela le garçon.

Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir et les gonds de la porte couinèrent. Des élèves pénétrèrent les locaux.

— Je vous avais bien dit qu’il était ici, festoya Émile en croisant les bras sur sa poitrine.

Romain et Simon se tenaient en arrière-plan, le visage fermé, Lucas dans leur dos.

Andrew soupira, toujours penché au-dessus du lavabo.

— On a quelque chose à régler, toi et moi.

Il se retourna et constata qu’ils bloquaient la seule issue.

— C’est pour ça que tu as ramené tes amis, ironisa Andrew, nauséeux.

L’air était devenu glacial et il réprima un frisson en voyant Émile s’avancer.

— Je te trouve très arrogant, rit ce dernier.

— Tu m’en vois désolé.

À présent, l’énorme silhouette d’Émile lui faisait face et il la trouva bien plus imposante qu’à l’ordinaire. Il voulut la contourner, mais un coup de poing lui écrasa le foie. Un mal fulgurant le traversa. Ses chevilles cédèrent et il s’effondra sur le sol.

— Ça, c’est pour ma main que tu as brûlé.

Andrew essaya de ramper sur le carrelage. Un coup de pied élancé lui massacra le flanc et le cloua sur place. Un filet de salive pourpre s’écoula d’entre ses lèvres. Émile continua de s’acharner jusqu’à ce que sa victime sombre dans l’inconscience.

Andrew se réveilla dans le noir. Il avait quitté les vestiaires pour atterrir dans un néant aveugle qui ne brillait d’aucune lumière.

Il se leva en chancelant et tourna sur lui-même.

— Où est-ce que je suis ?

Un râle lointain lui répondit.

— Je suis mort, c’est ça ?

— Faible, lança la voix grave d’un homme. Vous, les humains, êtes si faibles.

Les mots tournaient autour de lui comme s’ils avaient été prononcés depuis plusieurs endroits.

— Qui êtes-vous ?

— Celui qui t’épargna les souffrances infligées.

Andrew enfonça les mains dans les poches de son jean.

— Je m’en sortais très bien, rétorqua-t-il.

La voix éclata d’un rire rauque. Son gosier semblait broyer des pierres tandis qu’elle s’esclaffait bruyamment.

— Tu as raison, moque-toi ! J’aimerai bien t’y voir ! répondit Andrew, vexé.

— Difficile de faire pire que toi. Tu n’as même levé le petit doigt.

— Alors primo, ils étaient quatre. Deuxio, je ne suis pas un grand bagarreur. Et tu pourrais répondre à ma question !

— Tu es dans mon antre. Tu n’es pas mort.

— C’est cool, souffla Andrew.

La voix murmura sa confusion.

— Cool ?

— Ça veut dire que c’est bien.

— Je vois.

Le garçon voulut se dégourdir les jambes en marchant. Au premier pas, son ventre lui renvoya une douleur insoutenable.

— Ça fait un mal de chien. Tu n’étais pas censé « épargner les souffrances infligées » ?

— Je t’épargne celle du moment présent.

— Du moment présent ? Tu veux dire qu’Émile continue de me frapper ?

— Oui.

— Ce type est taré.

La voix respira bruyamment, essoufflée.

— J’ai usé de mes ressources limitées pour te préserver, gamin. Je ne serai pas toujours présent.

— Quoi ? s’étrangla Andrew. Tu ne vas pas m’abandonner maintenant ?

— Laisse-moi t’offrir ma force.

— Ta force ? Quelle force !

L’inconnu cessa de lui répondre.

Andrew voulut insister lorsqu’une étrange matière lui chatouilla les jambes. Incapable de voir ce qui grouillait autour de lui, il toucha la substance et réalisa qu’elle était constituée de bulles grasses et dodues. Elles s’agglutinaient par centaine et le grimpaient en s’entassant les unes sur les autres. Curieux, il en attrapa une qui éclata entre ses doigts. Un cri terrifié s’en échappa, celui d’une femme qu’on malmenait.

Alertée, toute la matière qui enflait sur son corps devint violente. Elles avaient essayé de le charmer par leurs caresses mais l’une d’elles avait révélé sa putridité. Alors les autres avaient opté pour une toute autre stratégie.

Probabilité que la voix est une saloperie : 9.5/10.

Probabilité que sa force est une saloperie : 9.5/10

Il se débattit et parvint à en chasser une dizaine. Aussitôt, une vingtaine revint à la charge. Au moment où il se demanda ce qu’il allait bien pouvoir faire pour s’échapper, une brèche lumineuse se dessina dans le néant. Andrew l’observa et reconnut, à l’intérieur de sa forme, les vestiaires. Sa porte de sortie venait d’apparaître. De toutes ses forces, il poussa sur ses cuisses et marcha par petits pas. La brèche était juste devant lui. Les bulles étaient déjà au niveau de son menton et allaient le submerger d’un instant à l’autre. Sans hésiter, il bascula tête la première dans la lumière. De retour dans les vestiaires, il avala goulument l’air, vautré sous le lavabo. Émile le contempla d’un air interdit et le faucha de son pied. Cette fois, la douleur était au rendez-vous. La voix n’avait pas menti, elle ne le protégerait plus.

— Laisse-le !

Andrew reconnut Tim Holsen qui venait d’entrer dans les vestiaires, accompagné de son frère.

— Tu veux que je te cogne, toi aussi ? grogna Émile.

— Allons-nous-en, ordonna Mathieu.

— On ne peut pas le laisser comme ça !

— Tu sais que ce n’est pas possible. Allons-nous-en.

— C’est ça, barrez-vous les fiottes, les insulta Romain.

Les mâchoires de Mathieu se contractèrent. La céramique d’un lavabo se fissura et les néons au plafond crépitèrent. Son frère le tira par le bras.

— D’accord, on y va, dit-il à contrecœur.

Il lança un dernier regard à Andrew et tous les deux firent marche arrière.

— Tu t’es encore fait des amis, Laudabre ? ricana Émile.

Son tibia faucha la tête d’Andrew.

Sa conscience s’éteignit.

*

Des vibrations. Des milliers de vibrations lui parcouraient le corps. Tandis qu’Andrew se réveillait, sa seule préoccupation fut de connaître l’heure.

Il dépocha son téléphone.

Midi, lut-il sur l’écran.

Il s’adapta tant bien que mal à ses affres physiques. Son corps était un labyrinthe de porcelaine brisée soutenue par des muscles tétanisés. Au prix d’un grand effort, il se leva pour venir s’allonger sur un banc.

Il ne connaissait que très vaguement les jumeaux et pourtant, leur abandon l’avait bouleversé.

Ils ne me doivent rien, pensa-t-il.

Le soleil diffusait des halos dorés par les lucarnes. L’un d’eux fixait Andrew.

Mise à part la douleur, un profond sentiment de solitude le torturait. Les jumeaux l’avaient délaissé. Il avait beau se répéter qu’ils n’avaient aucune raison d’intervenir, rien n’y faisait.

Les yeux fermés pour mieux se recueillir, il ignora la brume pourpre qui s’enroulait autour de ses chevilles.

Je me sens tellement seul,

Un miroir suspendu se déchira en une toile d’araignée.

Andrew quitta le banc et fila sous une douche. Il retira son tee-shirt et pencha la tête sous le pommeau. La manette d’eau froide couina. Les premières gouttes d’une eau gelée glissèrent sur ses cheveux.

Les images de son agression lui revinrent.

Laisse-toi aller, gamin. Donne-leur une bonne leçon.

Andrew reconnut la voix qui avait tenté de le piéger. Dans sa tête, elle était revenue pour lui parler.

Je deviens fou.

Il l’occulta et continua de tourner la manette. Rien à faire, l’eau ne devenait pas plus froide. C’était même tout l’inverse. Elle se réchauffait.

Pris d’un élan de colère, il arracha le pommeau et le jeta à l’autre bout des vestiaires où il s’encastra dans un mur. La brume à ses pieds changea de couleur et se fonça en un bleu nuit. C’est alors qu’il aperçut. Elle se faufilait entre ses chevilles, ondulant tel un serpent calme.

— Andrew ?

La brume se volatilisa.

Julie Matron se tenait derrière lui.

— Qu’est-ce que tu veux ? gronda le garçon.

— Je pensais avoir vu... Rien, laisse tomber.

Ses yeux se posèrent sur les marques de coups. Elle s’approcha et effleura des doigts son arcade gonflée.

— Ne me dis pas que c’est Romain ?

Andrew ne répondit pas.

— Je suis désolée, gémit Julie.

Elle sortit un mouchoir de son sac à main et nettoya le sang que l’eau n’avait pas enlevé. Malgré sa fureur, les mots de la jeune fille et son toucher délicat l’apaisèrent.

— Ce n’est pas de ta faute.

Elle admira son torse et ses muscles tracés. Ses joues rougirent. Elle se retourna brusquement.

— Je vais y aller. Je venais juste récupérer des affaires…

Elle ouvrit un casier et attrapa un sac de sport en toile qu’elle passa par-dessus son épaule. Lorsqu’elle arrangea ses cheveux pour ne pas les coincer sous l’anse, elle réalisa qu’une de ses boucles d’oreille avait disparu. Elle pesta et fila jusqu’à la porte.

— Je suis désolée, Andrew.

La porte se referma sur son passage.

Il s’empara de son tee-shirt et l’enfila sans se sécher. Après une inspection des lieux pour voir s’il n’avait rien oublié, il trouva un objet sous un banc. Un bijou scintillant.

Sa boucle d’oreille, sourit-il. Tu parles d’une tête en l’air.

Il la ramassa et la fourra dans sa poche.

*

Andrew tenait la boucle d’oreille entre ses doigts. Allongé sur son lit, il la contemplait en silence. La pierre qui y avait été incrustée miroitait sous la lampe de sa chambre. Un diamant. Il en était persuadé. Il devait à tout prix la lui rendre. Elle devait avoir une valeur inestimable.

Aussitôt, il se leva et pianota sur le clavier de son ordinateur. Son bureau gesticulait dangereusement et la colle qu’il avait appliquée pour le rafistoler était sur le point de céder. Il ouvrit le navigateur et se rendit sur Facebook. Aucune Julie Matron connue dans le répertoire. Andrew jura. Comment était-il possible de ne pas avoir Facebook en 2017 ? Même sa grand-mère qu’il ne voyait jamais en avait un !

Les pages blanches. Il continua ses recherches mais ne trouva aucune information. Il baissa les bras et se demanda s’il n’était pas plus judicieux de se rendre directement chez elle.

Tu es d’une mauvaise foi mon pauvre Andrew. Tu as juste envie d’aller la voir !

Il objecta en secouant la tête.

Alors, pourquoi ne pas attendre demain et la lui rendre au lycée ?

Andrew posa son menton entre ses mains, coudes sur le bureau. Il réfléchit puis sauta de sa chaise pour enfiler une veste légère.

Il attrapa la poignée de sa porte mais la relâcha instantanément.

Non, il ne pouvait pas faire ça.

Il se déshabilla et s’assit sur le rebord de son sommier, la mine boudeuse. Et si cette boucle avait appartenu à l’un de ses ancêtres ? Ou alors était-ce le bijou que sa mère avait fièrement porté lors de son mariage ?

Andrew fonça en direction de la porte avant de freiner.

Non, tu as une copine mon vieux.

Il se mit à faire les cent pas, tournant comme un lion en cage, la boucle d’oreille serrée entre ses doigts.

C’est irrespectueux envers Agathe, Julie est sa cousine ! Oui, mais c’est irrespectueux seulement si j’ai l’intention de faire quelque chose de répréhensible !

Andrew pensa avoir trouvé la solution du siècle. Il reprit sa veste et descendit les escaliers en vitesse. Sa conscience ne devait pas le rattraper.

Sa mère n’était pas encore rentrée et il lui laissa un mot sur la table de la cuisine.

Le sourire aux lèvres, il sautilla dans la rue et en oublia même les coups d’Émile.

Chemin faisant, il se demanda où il allait puis s’infligea une tape sur le front. Il ne connaissait pas l’adresse des Matron. Heureusement, Ezerton disposait d’un quartier où les fortunes de la ville venaient installer leur demeure. De plus, il savait que le père de la jeune fille était le maire de la ville, alors s’il devait habiter quelque part, ce serait sûrement là-bas.

Arrivé sur les hauteurs de la ville, il suivit la seule route et inspecta les boîtes aux lettres.

— Bingo, se félicita Andrew.

Un grand terrain à la pelouse entretenue grimpait en une butte et des pas japonais traçaient le chemin à suivre pour atteindre la porte d’entrée. Il n’y avait aucune barrière, à l’exception des haies de sapins qui séparaient l’habitation de celles des voisins.

Des dizaines de fenêtres l’épiaient avec méfiance tandis qu’il approchait.

Il frappa à la porte.

La maison était si grande qu’il se demanda si on l’avait entendu. Il réitéra l’opération et des talons claquèrent sur le sol. Une femme élégante ouvrit, habillée d’une robe verte. Son sourire cordial disparut et elle l’inspecta de la tête aux pieds.

Andrew regretta son plan.

Contre toute attente, le visage de Mme Matron s’illumina. Elle lança un regard complice à Andrew puis s’écria :

— Gilles ! Nous avons un invité ! Entre, ne reste pas dehors, voyons ! Oh, qu’est-ce qui est arrivé à ton visage ?

— Oh, j’ai eu des soucis avec des garçons au lycée… expliqua-t-il.

— Ce n’est pas très beau. Viens.

Elle l’attrapa par l’épaule et le guida à travers un hall élégant aux courbes droites et à l’architecture carrée. Des amphores reposaient sur des pieds en marbre et des statues patientaient sous la clarté de spots. Un homme proche de la cinquantaine vint à sa rencontre, ses cheveux poivres et sels tirés sur son crâne. Le col de sa chemise dépassait de son pull à fermeture éclair.

— Finalement, te voici, petit cachotier ! lui adressa le maire en lui serrant vigoureusement la main. Tu t’es laissé désirer ! Mais… qu’est-ce qui s’est passé avec ton visage, c’est ceux de la Corvette qui t’ont fait ça ? Tu peux me le dire, tu sais !

Andrew ne sut quoi répondre.

— Ça ne fait rien. Viens, je vais te désinfecter, insista sa femme.

Ils montèrent les escaliers et suivirent un couloir décoré par des tableaux. Sur chacun d’eux, des visages hautains figuraient.

— Les fondateurs de la ville, précisa Mme Matron sans même se retourner. Moi aussi je n’aime pas leurs tronches.

Au bout du corridor, elle ouvrit une porte et l’invita à entrer dans une salle de bain deux fois la taille de son salon. Andrew entendit la musique dans la pièce d’à côté.

La chambre de Julie, conclut-il.

Son cœur se mit à battre la chamade.

— Julie, s’écria Mme Matron en imbibant un coton de désinfectant.

Oh merde.

— Oui, fit une voix lointaine.

— Ton copain est à la maison.

Oh merde de merde. Ils m’ont pris pour son copain !

La musique se tut. Des bruits de pas précipités résonnèrent sur le parquet.

— Andrew ? s’exclama Julie, habillée d’un jogging.

— Il s’appelle donc Andrew ! s’exclama Gilles du rez-de-chaussée en frappant dans ses mains.

Andrew resta figé. Monsieur prétentieux n’avait pas de quoi être fier, car il n’en menait pas long à présent.

— Je vous prie de m’excuser, Mme Matron, mais…

— Andrew est timide, intervint Julie.

— Il ne faut pas voyons !

— Maman, je vais parler avec Andrew quelques minutes, d’accord ?

— Bien entendu. Ne soyez pas en retard pour le repas, dit-elle en rangeant la trousse de premiers soins.

Le repas ?

Mais Julie le trainait déjà par le bras.

— Qu’est-ce que tu fais là ? gronda la jolie rousse.

Ils investirent sa chambre et Andrew se demanda ce qu’Agathe lui ferait si elle apprenait cette histoire.

— Je voulais te ramener ta boucle d’oreille ! Celle avec le diamant ! expliqua Andrew. Je suis désolé, je ne voulais pas que…

— Le diamant ?

Il sortit la boucle d’oreille de sa poche et Julie gloussa.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— C’est une topaze ! Pas un diamant ! Ça n’a pas beaucoup de valeur.

— Je n’en sais rien moi ! Voilà, je voulais te ramener ta boucle d’oreille. Maintenant je m’en vais.

— Non, attends.

Elle lui agrippa la main pour le retenir.

— Tu dois rester manger ici !

— Ça ne va pas la tête !

— Mes parents ne savent pas que je sors avec Romain. Tu connais sa réputation et les relations très tendues entre la famille Matron et Euvra. Mon père est le maire et ses parents font partie du conseil. Tu dois m’aider ! S’ils pensent que c’est toi, ils ne diront rien !

— Oui, mais d’un autre côté, ton père est l’oncle d’Agathe !

— Elle n’en saura rien, j’en fais une affaire personnelle.

Andrew fit semblant de réfléchir. En réalité, il mourrait d’envie de rester ici.

— C’est d’accord.

Par la porte entrouverte, Mme Matron demanda :

— Tu aimes le saumon, Andrew ?

— Bien sûr madame, répondit-il poliment.

Julie referma la porte et désigna un grand sac de billes dans lequel il s’enfonça. Il lui envoya le bijou et elle le réceptionna.

— Pourquoi ne pas avoir attendu demain pour me la rendre ?

Encore cette question. Il n’en avait aucune idée. Peut-être parce qu’il en avait envie. Revoir son sourire, ses cheveux roux flamboyant, sa peau veloutée, ses yeux noisette.

— Je ne sais pas. J’avais la certitude que ce bijou était important pour toi.

Elle voulut glousser, mais se retint.

— Ça ne te dérange pas de présenter quelqu’un comme moi à tes parents ? continua le garçon,

— Comment ça ?

Son nez s’était froncé et Andrew devina qu’elle avait déjà compris le fond de sa pensée. Elle plissa les lèvres.

— Ne dis pas ça. Tu es très bien.

— Je n’ai encore rien dit.

— Tu penses ne pas être à la hauteur, ou une ânerie du genre. Pourtant, c’est tout l’inverse.

Elle releva le menton, gagnée par un élan de culpabilité. Andrew ne le remarqua pas.

— Tu sais, les filles comme toi au lycée, elles côtoient plutôt les grands costauds et… ah oui, c’est déjà le cas en fait.

Elle s’affala dans un sac de billes à côté du sien. Andrew ne parlait plus et triturait nerveusement ses doigts.

— Tu penses à Agathe ?

— Oui.

— Je n’aurais pas dû t’obliger à faire ça. Tu ne me dois rien.

— Ne t’en fais pas. J’ai un peu de mal à réaliser les choses. La grande Julie Matron qui invite un élève de première à diner avec ses parents. Qui l’eut cru ?

— Certainement pas Romain.

Tous les deux rirent de bon cœur et l’ambiance s’apaisa. Ils continuèrent de bavarder et bientôt, il fut l’heure de passer à table. Ils s’assirent l’un en face de l’autre, sur des chaises modernes qui laissèrent Andrew perplexe. Le bois de son dossier lui appuyait sur les vertèbres quand il se reculait et les pieds scandinaves s’emmêlaient avec les siens. Une fois la posture adéquate trouvée, il posa ses coudes sur la table puis les retira dans la seconde.

Merci l’éducation de mamie.

Mme Matron apporta les plats sous le regard mielleux de son mari qui enfonça une serviette dans le col de sa chemise.

Nouveau dilemme pour Andrew qui expérimentait pour la première fois sa tenue de couverts. Le réfectoire du lycée n’était pas la meilleure des écoles en termes de tenue à table et le jeune homme dut improviser pour réussir à piquer la nourriture tout en conservant son élégance. Il coinça la fourchette entre son pouce et son index, posa les coudes sur la table, se souvint de la consigne de sa grand-mère, les retira et fit tomber son couteau sur le parquet.

— Je vais t’en chercher un autre, sourit Mme Matron.

— Oh non, ne vous embêtez pas. C’est ma faute, je suis très maladroit.

— Je comprends. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre sa belle-famille, rit le maire.

Durant le dîner, les deux adolescents se lancèrent des coups d’œil amusés tandis que M Matron vantait des figures de la droite.

— Gilles, le réprimanda Mme Matron.

— On va y avoir le droit, murmura Julie, exaspérée. Je suis désolée Andrew.

— Nous sommes dans un pays libre, mes chéries. Andrew, pour qui voterais-tu si tu étais en âge de le faire ?

Les deux femmes secouèrent la tête, lui intimant de ne rien dire.

Question piège… Bon… Nationaliste à 95%… Hum…

— Je ne m’intéresse pas encore suffisamment à la politique pour être capable de trancher. Je préfère d’abord connaître l’histoire de mon pays avant de prendre part à la vie politique.

M Matron apprécia la réponse en opinant doucement du chef. Il pointa fièrement Andrew de son index et lança :

— Je te félicite. Si seulement ceux de ton âge pouvaient penser de la même manière.

Je suis un vrai lèche-cul, pouffa-t-il in petto.

Julie resta béate d’admiration. Son ami avait le don de mettre en confiance ceux avec qui il parlait sans pour autant se mouiller. Sa bouche donnait à l’oreille ce que l’oreille attendait de la bouche et le mariage des deux ne pouvait que fonctionner. Il lui adressa un clin d’œil discret et Julie se rétracta sur sa chaise.

Le repas continua sous le tintement discret des couverts.

— C’est délicieux.

— Merci Andrew.

— Alors, reprit M Matron. Qui t’a fait ça ? dit-il en décrivant un cercle autour de sa pommette.

— Des élèves du lycée. Je ne pense pas que vous les connaissez.

— Je suis le maire tout de même, lui rappela M Matron.

Andrew voulut clore le sujet mais une brillante idée lui effleura l’esprit.

— Romain Euvra, je ne sais pas si…

M Matron frappa son poing sur la table.

— J’en étais sûr. Ces sales petits cons ! s’exclama-t-il en crachant un morceau de saumon.

— Gilles ! s’emporta sa femme.

Andrew dissimula sa satisfaction. Il avait réussi son coup. Le pied de Julie lui frappa le tibia. Sa mine dure le déstabilisa et il faillit tomber dans le panneau avant de comprendre qu’elle le faisait marcher.

Par la suite, une myriade de questions lui fut posée et il commença à regretter leur mascarade. Quelle déception pour ces deux parents lorsqu’ils se rendaient compte de la supercherie ? La mère de Julie semblait réellement l’apprécier, tout comme son père qui avait voulu l’emmener faire une partie de billard au beau milieu du plat principal, sous les rires de sa fille et les remontrances de sa femme.

Le dîner se termina et Andrew fut raccompagné à la porte par son amie.

— Merci encore pour tout ce que tu as fait. Tu n’étais pas obligé et…

— Ce n’était pas grand-chose, lui assura Andrew.

Ils se turent un instant.

— Mes parents t’aiment beaucoup.

Une brise nocturne balaya ses cheveux roux.

— Je les aime bien aussi, même si ton père a essayé de m’enrôler dans l’armée.

Julie gloussa.

— Je pense qu’on devrait s’ignorer au lycée, confia Andrew à contrecœur. Pour que Romain et Agathe ne se doutent de rien.

La jeune fille approuva.

— Oui, tu as raison.

— Alors, à demain.

— À demain.

Il se retourna et suivit les pas japonais qui le ramenèrent à la route.

*

Hébès

Jadis, Hébès était l’un des douze dieux à l’origine de la création de l’Homme et de la Femme sur l’Eter. L’histoire raconte qu’en l’an -5, il se rebella contre ses semblables et essaya de détruire les humains (guerre de création).

Après sa défaite en l’an -1, le dieu renégat fut retrouvé par ses confrères puis jeté en prison. D'ordinaire rusé, il ne tarda pas à s'échapper et trouva refuge dans un endroit encore jamais découvert.

Dans le calendrier Eterien, sa disparition marque le début de l'an zéro.

Encyclopédie CherchTou, par Miracus Seleston.

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