Chapitre 1 : Bienvenue à Ezerton

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Andrew se retourna dans son lit. Sa respiration devint saccadée et sa mâchoire se crispa. Un cauchemar le tenaillait.

Il finit par émerger, se redressant brusquement. D'abord, son regard se porta sur la brume violette qui flottait sur sa couverture. Ensuite, il découvrit les flammes qui dévoraient les rideaux de sa chambre.

— C'est quoi ce délire !

Il accourut pour arracher les pans de tissu de la tringle et secoua une bouteille d'eau au-dessus. La fumée lui agressait la gorge et il ouvrit les fenêtres pour aérer.

Paniqué, il prit un moment pour s'asseoir sur son matelas. Il se souvint qu'une brume étrange était apparue à son réveil et il la chercha d'un coup d'œil rapide. Disparue.

Je rêve encore, ce n'est pas possible.

Il profita de la lumière matinale pour inspecter la pièce. Le garçon soupira, dépité. Un ouragan était passé par-là. Le plan de travail de son bureau avait été coupé en deux, sa table basse projetée contre un mur et l'écran de sa télé était étalée en mille morceaux sur le tapis. Andrew avait imaginé mieux pour sa dernière journée de vacancier que de passer le balai et jouer à l'apprenti bricoleur. Il nettoya sa chambre puis partit s'acheter un paquet de cigarettes comme il avait l'habitude de le faire à chaque fois qu'un problème le tourmentait. Les tiges de nicotine l'aidaient à réfléchir, comme un dopage cérébral. En plus de ça, elles chassaient son anxiété.

Il passa chez le buraliste qui ferma les yeux sur son âge trop jeune et s'installa dans le parc de la ville.

Allongé derrière des arbustes, Andrew contemplait le ciel en ressassant les derniers évènements.

Réveil brutal, brume louche, rideaux en feu, ma chambre est saccagée, se répétait-il.

Non, rien. Pas la moindre réponse.

Il remonta le temps pour trouver un détail qui lui aurait échappé mais capitula. En quoi savoir ce qu'il avait mangé la veille justifierait ce qui venait d'arriver ? Conscient qu'il ne trouverait aucune explication valable, il formula trois hypothèses – les plus pertinentes selon lui – et leur attribua une note de probabilité.

Je suis somnambule. J'ai moi-même ravagé ma chambre et la brume que j'ai aperçue n'était qu'un rêve : 6,5/10.

Quelqu'un est rentré chez moi par effraction : 7,5/10.

La brume est responsable de ce désordre : 3/10.

Cependant, jamais il n'avait été sujet à des troubles du sommeil et sa maison ne présentait aucun carreau cassé ou serrure défoncée.

La brume est responsable de ce désordre : 7/10.

Il expira un nuage de fumée par les narines. Comment des vacances aussi ennuyeuses avaient pu se terminer ainsi ? Car oui, Andrew détestait les vacances au point de regretter le lycée. Sa mère, Isabelle Laudabre, n'avait pas eu de congés à l'hôpital et même si ça avait été le cas, la richesse familiale était d'une légèreté si lourde qu'ils n'auraient pas pu aller bien loin. Alors, il avait postulé dans les usines de la ville, mais rien à faire. Personne n'embauchait d'étudiant de seize ans, aussi déterminé soit-il. Seule une courte opportunité lui avait été offerte, celle de nettoyer les rues pour le compte de la mairie. Armé d'un balai faisant le poids d'un mort, il avait ratissé les moindres recoins d'Ezerton pendant une semaine et avait dilapidé le butin récolté dans des jeux vidéo. Bien sûr, les jours auraient été plus agréables si ses amis ne s'étaient pas éclipsés aux quatre coins du monde. Agathe, sa chérie, était partie aux États-Unis et Antoine avait traversé l'Australie avec sa famille.

Les paupières fermées pour mieux se recueillir, Andrew discerna une ombre approcher. À peine l'eut-il remarquée qu'on s'affalait sur lui.

— Surprise !

Hilare, Antoine Bellecour se releva en époussetant les genoux de son jean, ses boucles blondes furieusement emmêlées sur sa tête.

Une intense sensation de bonheur envahit les deux adolescents et Andrew en oublia presque son problème de rideaux en feu. Lui et Antoine s'étaient rencontrés en classe de seconde, pour le plus grand malheur de leurs camarades et de leurs professeurs. Une farce par-ci, une farce par-là, une exclusion le lundi, trois heures de colle le jeudi. En quelques mois, ils étaient devenus les bêtes noires du lycée, une réputation qui leurs était bien égal. L'amitié qui les liait était aussi solide que nuisible pour les autres. Pourtant, dans ce binôme fusionnel, c'était Andrew que les autres condamnaient. Antoine n'avait pas l'aspect ni l'assurance de ceux qui se permettent de faire des frasques et son tempérament, formaté pour la docilité, lui donnait de l'innocence. En d'autres termes, il passait pour le jeune garçon timide et influençable. À croire que ses grands yeux noisette et son air surpris le rendaient sage. Un démon déguisait en none.

— Temps de crise ? devina-t-il en apercevant le paquet de cigarettes.

— En quelque sorte, le retour d'Agathe, la rentrée...

Suspicieux, Antoine l'observa un instant avant d'abandonner. Il était rarement productif d'essayer de lui tirer les vers du nez.

— Alors, ces vacances en Australie ? enchaîna Andrew.

— Mes parents ont emmené mon frère avec eux, mais... Mon père n'a pas réussi à obtenir suffisamment de billets d'avion avec son boulot...

— Tu n'y es pas allé ?

— J'ai passé l'été chez ma grand-mère, en Bretagne.

— La vieille peau qui t'oblige à te coucher à vingt heures tous les soirs ?

— La même. Pas de réseau, pas d'internet, pas de console.

— La poisse.

— Et toi ?

— Je suis resté à Ezerton. Comment tu savais que j'étais ici ?

— Je suis passé chez toi et je n'y ai trouvé personne. J'ai pensé à ta planque au parc alors je me suis ramené.

Aucun secret l'un pour l'autre. Andrew en eut un sourire en coin. Il l'invita à le suivre et ils marchèrent ensemble sous l'ombre des chênes. Ils ressassèrent des souvenirs de l'année passée et exprimèrent leur désir de partager une nouvelle fois la même classe.

— Nous avons une chance sur mille que ça arrive. Et encore, je crois que je suis optimiste.

— Faut dire qu'on y est allés fort...

— Je pense que le coup en physique-chimie, ça a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase...

Bien que Mme Lescard les appréciait tout particulièrement, elle n'en restait pas moins la directrice du lycée et autoriser Andrew et Antoine à se retrouver pour une année supplémentaire relevait de l'incompétence. D'après leurs calculs, elle les avait convoqués à vingt-sept reprises. À chaque fois, elle les attendait assise sur sa chaise en rotin, le dos droit et son chignon parfaitement serré. Mme Lescard était une femme froide qui pouvait intimider au premier abord, avec ses iris affutées et sa mine austère. Une image aux antipodes de ce qu'elle était vraiment : bienveillante, à l'écoute, juste. Avec le temps, les deux garçons s'étaient pris d'affection pour son bureau. Le métronome de l'horloge en merisier les apaisait, le parquet sombre renvoyait des reflets ambrés chaleureux et la grande table obscure derrière laquelle elle se tenait les envoutait. Un endroit de qualité qui n'avait rien à envier au reste du lycée Raymond Charles II, avec sa façade défraichie et ses couloirs au lino craquelé.

Antoine tira brusquement Andrew par le bras et l'emmena se dissimuler derrière un arbre.

— T'es malade ! T'as failli m'arracher le bras !

— Ne bouge pas, Lucas et sa bande arrivent.

— Fais chier. On va passer par le sous-bois.

Ils déguerpirent en vitesse, des coups d'œil craintifs dans leur dos pour s'assurer que personne ne les avait suivis.

— En fait, je veux qu'on aille les voir, confia Antoine.

— Ça ne va pas la tête. Tu veux te faire casser la figure ?

— Justement. Venir avec un cocard au lycée, ça serait mortel ! C'est ce que recherche les

Filles. Un mec bagarreur.

— Si tu veux, je t'en fais un de cocard.

S'il y avait bien quelque chose à retenir d'Ezerton, c'était que la ville était pommée et que ces quatre énergumènes devaient être évités à tout prix..

Ensuite venait Émile, un jeune homme enrobé à la face rougie comme s'il venait de courir un cent mètres. Une touffe de cheveux blonds décorait le haut de son crâne rasé et une cicatrice en forme de croix lui barrait le menton. Il était l'éclaireur de la bande, celui qu'on envoyait pour chercher les problèmes et, une fois qu'il en trouvait, c'était au tour de Romain d'entrer en scène. Lui était un véritable molosse, un cogneur expert. Avec ses deux têtes de plus que la moyenne et ses séances de boxe quotidiennes, son corps était une arme de destruction.

Enfin, il y avait Simon, un adolescent intelligent qui esquintait sa matière grise en fumant de la mauvaise herbe. Coiffé d'une casquette retournée, il était connu pour ses coups incroyables. Le dernier ayant marqué les esprits était celui où il avait « emprunté » la Mercedes d'un agriculteur à la retraite pour effectuer une course contre Émile qui pilotait une moto cross. Au détour d'un mauvais virage, les pneus avaient glissé et Simon s'était retrouvé dans le tambour d'une machine à laver. Après une série de tonneaux, il s'était glissé hors de la voiture, hilare, et avait attendu son acolyte. Lorsque la police l'avait convoqué, un officier lui avait demandé :

— Comment est-ce que tu as volé la voiture ?

— Avec la boucle de ma ceinture, avait-il avoué.

Lucas, Émile, Romain et Simon. Des voyous fuis comme la peste et contre lesquels jamais personne ne s'était révolté, et pour cause : le père de Lucas était commissaire et les parents des trois autres siégeaient au conseil de la mairie. À Ezerton plus que partout ailleurs, on ne s'opposait pas à la mairie. C'était ainsi et pas autrement. Son autorité était aussi importante que celle de la police, si bien que les deux établissements se concertaient quand une décision importante devait être prise. D'après la mère d'Andrew, la mairie avait souvent le dernier mot.

En somme, ils étaient des gosses incontrôlables et intouchables, dénués de bon sens et insoumis à l'autorité parentale si toutefois celle-ci existait bien.

Andrew et Antoine terminèrent de traverser le parc et sortirent par une porte en acier. Ils esquivèrent les badauds qui longeaient la rue Sainte Monnaie, avec ses magasins de luxe et ses restaurants chics.

— On va dans le trou ?

— Oui, répondit Andrew. Il devrait y avoir un peu de monde.

Le trou était un lieu de rencontre inédit pour les jeunes gens, et accessoirement un skatepark posé au milieu d'une grande place en terre battue. L'endroit accueillait plus souvent les fêtards que les sportifs et les deux amis s'accordèrent pour dire qu'ils n'avaient jamais vu une seule personne y pratiquer du skateboard.

— J'ai pris une décision, annonça Antoine. Cette année, je me trouve une copine et j'affronte ma virginité.

— Tu veux « affronter » ta virginité ?

— Oui, l'affronter. Mais pour ça, je dois trouver une fille qui veut bien de moi, dit-il d'un air penaud.

Andrew fut peiné par sa remarque. Antoine était un garçon particulier, une sorte d'énigme humaine, qui avait longtemps été rejeté par les autres, et surtout par les filles. Lorsqu'il était encore fils unique, ses parents l'avaient élevé avec l'espoir de mettre au monde un nouvel enfant qui surpasserait ses capacités dîtes limitées. Pendant longtemps, sa mère l'avait emmené à l'hôpital, quémandant le docteur Plantier de faire quelque chose pour que son fils arrête de baver et se mette à parler correctement.

— C'est un léger retard qu'il rattrapera en grandissant, Mme Bellecour. Ne vous en faites pas.

— Un léger retard ? Il ne fait que baver et il ne parle toujours pas !

C'est à compter de ce moment que la famille Bellecour avait jeté l'éponge. Antoine grandirait et s'en irait sans que personne ne le retienne.

Ils arrivèrent au trou et s'assirent sur le bord du skatepark, jambes dans le vide. Une enceinte dont le volume avait été poussé au maximum diffusait une musique électro et des adolescents fumaient des joints, allongés sur le béton.

— Tu me donnes une cigarette ? demanda Antoine.

— Certainement pas. À chaque fois que tu essayes de fumer, tu fais un malaise.

Il insista en lui secouant le bras et Andrew abdiqua.

— Si tu t'évanouis, tu te démerdes pour appeler les pompiers.

— Je me suis entraîné cet été chez ma grand-mère. Elle a des tonnes de réserves de tabac à pipe.

Et effectivement, Antoine s'était amélioré dans l'art d'empoisonner ses poumons. Il toussa à peine et termina sa cigarette sans paraitre mal en point.

Andrew se retourna pour jeter son mégot du bout du doigt. Son regard croisa celui de Romain qui se pavanait un peu plus loin sur la place, accompagné de sa petite amie.

— Oh merde, les autres ne vont pas tarder à rappliquer !

Chose dite, chose faite. Le reste de la bande apparut. Tels des moustiques attirés par la lumière, ils remarquèrent l'agitation dans le trou et foncèrent droit dessus. Andrew et Antoine s'apprêtèrent à déguerpir mais Émile fut plus rapide et leur barra la route.

— Toi, donne-moi une clope, ordonna-t-il.

Andrew blêmit. Il lui tendit une cigarette en espérant le voir partir aussitôt.

Le garçon la coinça entre ses lèvres, l'alluma à l'aide d'un Zippo défoncé et resta planté là.

— Viens Drew, on y va, chuchota Antoine en tirant son camarade par la manche.

— Il n'a pas envie de rester, l'attardé ? ricana Émile.

Il bouscula Andrew et s'approcha du blondinet en lui soufflant sa fumée au visage. Ce dernier baissa les yeux et fixa la pointe de ses chaussures, son corps frêle parcouru de tremblements.

— Tu sens très mauvais, indiqua Antoine, la mine boudeuse.

— Il vient de dire quoi le triso ?

Andrew sentit la colère infuser son organisme. Elle se répandit dans ses cellules, dans ses tissus, dans ses membres, à la manière d'un corps étranger qui naviguait dans le sien en embrasant tout sur son passage. Soudain, l'émotion prit la forme d'une ombre qui glissa sur le bitume, entre ses pieds. Andrew eut tout juste le temps de l'apercevoir qu'elle disparaissait déjà.

Ce n'est pas une ombre, c'est la brume de ce matin !

La cigarette qu'Émile tenait dans la main explosa.

— Putain ! s'écria-t-il en gesticulant le bras.

Il se rua sur Andrew et l'empoigna fermement.

— T'as fait exprès de me donner cette clope ! Qu'est-ce que tu as mis dedans !

— Émile, lâche-le immédiatement !

Julie, la petite copine de Romain, s'interposa. Le reste de la bande rappliqua et bientôt, les deux adolescents furent encerclés.

— Ne m'oblige pas à me répéter ! gronda la fille.

Antoine la dévisagea puis, l'air de rien, lui dit :

— Tu es vraiment très belle.

Julie cligna fébrilement des yeux, déconcertée.

— Émile, écoute-la, le tempéra Romain.

— Le débile vient de draguer ta copine et tu ne dis rien ? ajouta Simon en s'esclaffant, sa casquette vissée sur la tête.

— Il est attardé, on s'en branle.

— Il m'a brulé la main ! Je vais lui défoncer la gueule !

Julie le repoussa, en vain. Elle se tourna vers son petit-ami qui haussa les épaules avant de demander l'aide de Lucas qui restait en retrait, indifférent quant à la situation.

— Dis-lui quelque chose, s'il te plait.

Son visage resta de marbre. Sur un ton glacial, il déclara :

— Fais ce qu'elle te dit.

Émile se calma sur-le-champ. Il jaugea le sérieux de son ami et comprit qu'il ne plaisantait pas.

— Mais...

— Dépêche-toi, dit-il calmement en rebroussant chemin.

Romain et Simon le suivirent. Victime de ce qu'il considéra comme une injustice, il libéra sa prise à contrecœur et partit rejoindre sa bande.

Julie resta un instant, soucieuse pour Andrew.

— Je suis désolée, c'est un connard ce type. Je déteste quand ils font ça, surtout Romain...

— Ce n'est rien. On commence à avoir l'habitude tu sais, ironisa-t-il avec amertume.

La jeune fille passa une main dans ses cheveux roux éclatants et les coinça derrière ses oreilles.

Dès lors qu'il était arrivé au lycée, Andrew l'avait tout de suite remarquée, un peu comme tous les autres garçons d'ailleurs. Mignonne à souhait, le genre sage, une tenue toujours impeccable et un sourire dévastateur. Son seul défaut, et non des moindres, concernait ses fréquentations. Son petit copain était un sale type et ses copines des princesses hautaines qui n'hésitaient pas à se marcher dessus pour briller un peu plus.

— Le jaune fluo t'allait bien, le taquina Julie.

L'expression crispée d'Andrew s'adoucit.

— Oh, tu te souviens de ce moment.

— Évidemment.

Sans aucun doute, elle faisait référence à leur rencontre dans le parc de la ville cet été. Lui le nettoyait et elle y promenait le chien du voisin.

Ils se firent face et restèrent silencieux. Antoine, qui étudiait les cailloux sur le sol, revint à la réalité.

— Salut.

Il fixait Julie de très près, les yeux grands ouverts.

— Bonjour, lança-t-elle d'une voix hésitante.

— Toi aussi, tu trouves que les cocards c'est sexy ?

Andrew secoua discrètement la tête pour lui faire dire non.

— Eh bien, non. Je ne trouve pas ça sexy.

Antoine réfléchit, les yeux plissés et les mains sur les hanches.

— Heureusement que tu me le dis. J'allais me cogner tout seul en rentrant.

Julie et Andrew gloussèrent.

— Bon, je vais y aller avant qu'ils ne fassent encore plus de bêtises. Tu passeras le bonjour à Agathe quand tu la verras.

— Entendu.

Elle partit de sa démarche élégante, le regard droit comme si elle ne voulait plus le détourner.

Antoine se racla bruyamment la gorge pour attirer l'attention d'Andrew.

— Comment tu fais ? Je veux que tu m'expliques. Maintenant, exigea-t-il.

— Comment je fais quoi ?

— Tu as une petite-copine et sa cousine est amoureuse de toi. Je veux comprendre ton astuce.

— Tu te fais des films mon vieux, Julie n'est pas amoureuse de moi.

Tu penses qu'une fille voudra être ma copine un jour ? Même si je suis attardé ?

— Je t'interdis de dire que tu es attardé.

— Pourtant c'est la vérité, tu le sais.

— Non, répondit fermement le jeune homme. Tu es différent, ce qui ne signifie absolument rien.

— Même mes parents pensent que je suis attardé.

— J'emmerde tes parents, Antoine. Et j'emmerde les autres par la même occasion. Comme je te l'ai déjà dit, tu es différent. Ce n'est pas mieux, ce n'est pas pire, c'est un constat.

— Je sais, mais...

— Il n'y a pas de mais qui tienne, trancha Andrew. Puis je te rappelle qui si tu étais comme tous les autres, nous ne serions pas amis.

Antoine acquiesça sans grande conviction. Les paroles de son camarade l'avaient réconforté, mais les moqueries des adolescents continuaient de bourdonner dans sa tête.

— Je me demande comment tu es parvenu à lui brûler la main, enchaîna Antoine.

— Ce n'est pas moi qui ai fait ça.

— Pourtant, tu as fait apparaître cette brume, non ? Je l'ai vue glisser entre tes pieds.

— Tu l'as vue ? paniqua Andrew.

— Ne t'inquiète pas. Je pense être le seul à l'avoir remarquée.

Andrew ne répondit plus. Décidé à comprendre ce qui lui arrivait, il théorisa la manière dont ce phénomène survenait. C'est la colère qui a déclenché cette réaction... Peut-être en est-il de même pour ce matin, dans ma chambre ? J'ai fait un rêve qui a suscité en moi cette émotion, la brume est apparue et boum ?

— Je pense qu'on devrait rentrer.

Dans leurs dos, Ezerton paraissait flamber sous le soleil déclinant. Ils marchèrent côte à côte, ne sachant trop quoi dire. L'altercation avec Émile avait eu l'effet d'une douche froide. Ils savaient qu'ils ne faisaient pas le poids face au garçon et quand bien même ils y parviendraient, les autres ne les louperaient pas.

Le quartier Bois Fleuri se dévoila au détour d'un carrefour. Des toits en tuiles identiques dépassaient des haies de sapins comme des fronts curieux. Antoine salua son ami avant de s'engouffrer dans la coursive de sa maison, la mine préoccupée. Andrew continua tout droit, l'estomac noué. Lucas et sa bande étaient des élèves du lycée, en classe de terminale. Il était évident qu'ils les croiseraient dans les couloirs.

Il changea de trottoir et ouvrit le portillon du numéro treize, une maisonnette banale dépourvue de superflu, à l'exception d'un chat en terre cuite qui reposait sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Lui et sa mère vivaient seuls depuis la mort tragique de son père, douze ans plus tôt, lors d'un incendie qui avait ravagé la demeure familiale. Isabelle avait emmené Andrew à la mairie pour une histoire de papiers et lorsqu'ils étaient revenus, des cendres et des murs noircis avaient remplacé leur domicile. En un rien de temps, ils avaient perdu la moitié d'eux-mêmes dans ce qui fut déclaré comme un incendie accidentel.

Bloqué devant la porte d'entrée, Andrew commença à paniquer et trifouilla les poches de son pantalon.

— J'en ai fait quoi de ces clés...

Il retourna ses vêtements et les trouva finalement. La serrure claqua et il pénétra le hall exigu. Un mur oblique sur sa gauche laissait courir un escalier en face duquel se trouvait la cuisine. Un peu plus loin, au fond du couloir, se trouvait le salon où une baie vitrée donnait sur un jardin minuscule. Un unique banc laissé à l'abandon gisait sur l'espace vert.

Andrew gravit les marches de l'escalier trois par trois et reprit son grand ménage. Sa mère finirait tard, mais il préféra jouer la sécurité. Il débusqua de nouveaux débris qui avaient feinté son inspection matinale et vérifia que ses réparations passaient inaperçues. Par chance, une vieille télé prenait la poussière dans le grenier et il intervertit les deux moniteurs pour y brancher sa console. Manette en mains, micro opérationnel, lui et Antoine lancèrent une partie de Call of Duty.

Aux alentours de vingt et une heures, les premiers signes de fatigue l'assaillirent et il quitta son commando d'élite pour préparer son sac avant la rentrée. S'il prenait de l'avance dès ce soir, le retard du lendemain serait compensé. C'était évident, + par – était égal à + en mathématiques. Il sourit bêtement à cette pensée et les notes de son dernier bulletin refirent surface, ce qui transforma son expression amusée en une grimace. « Peut mieux faire » ; « Devrait éviter la compagnie de M Bellecour » ; « Bavarde bien plus qu'il n'écrit » avaient constitués la plus grande partie de ses appréciations. Mais Andrew avait décerné la palme d'or du commentaire à son professeur d'histoire-géographie, M Vula. « Jeune homme hautain à l'arrogance hors du commun et aux compétences intellectuelles très limitées ».

Ah M Vula... Une grande histoire d'amour.

Isabelle Laudabre entra dans la chambre, une pile de linge propre et pliée dans les bras.

— Tu as oublié de vider le sèche-linge, sale gosse, dit-elle d'une voix enrouée.

— J'étais en chemin pour lorsque...

— Les soldats de ta console t'ont attaqué ?

Andrew poussa un long soupir.

— J'ai encore sauvé le pentagone, le président avec.

Mme Laudabre émit un léger rictus

— Le président se trouve à la maison blanche, crétin.

Elle s'assit sur le bord du matelas. Ses cheveux étaient attachés à la va-vite et quelques mèches brunes s'échappaient de l'entrelacs. Andrew la trouva très fatiguée et cela le chagrina.

— Pourquoi est-ce que ta chambre sent le brûlé ? s'enquit-elle en reniflant.

— J'ai laissé ma fenêtre ouverte pendant que le voisin brulait les branches de son châtaigner.

— Et où sont passés tes rideaux ?

— Je les ai malencontreusement déchirés en ouvrant la fenêtre.

— Andrew ? insista-t-elle.

— Tu es désormais la seule à connaitre la vérité sur le sort funeste des rideaux.

À nouveau elle réprima un gloussement.

— Je ferai bien d'aller me reposer.

— Oui, je pense aussi, concéda Andrew.

— Ne sois pas en retard pour l'école.

Sa mère lui embrassa la joue et quitta la pièce d'un pas lent. Andrew rangea le linge propre, se déshabilla et sauta sous ses draps.

— Pitié, pas de folies cette nuit.

*

Première création divine, les Damécrytes (-264 avant la disparition d'Hébès)

Les douze dieux, lassés d'une beuverie et d'un festin sempiternel, commencèrent pour la première fois à ressentir l'engourdissement de l'ennui. C'est alors qu'Eliode, le dieu frivole, façonna le pinceau Vérénice, un outil capable de donner vie aux dessins qu'il réalisait.

Durant deux mois, tous se réunirent et façonnèrent 7698 créatures qu'ils nommèrent Damécrytes et qu'ils répandirent sur l'Eter, un monde qu'ils conçurent pour les accueillir.

À l'instar des gladiateurs, les Damécrytes se massacrèrent sans relâche à l'aide de leurs Souffles. Ils ravagèrent les terres, brulèrent les forêts, réduisirent en miettes les montagnes et asséchèrent les lacs dans le seul but de s'anéantir.

Des centaines d'années plus tard, les dieux furent en proie à une nouvelle lassitude. Les combats qui se déroulaient sous leurs yeux ne leurs procuraient plus la même excitation. D'un commun accord, ils annihilèrent les 36 derniers Damécrytes qui avaient survécu.

Une légende, connue par les anciens, raconte que le pouvoir des créatures était devenu si grand que les douze dieux ne parvinrent à les supprimer complètement et qu'une partie de leur force survivrait quelque part.

Encyclopédie CherchTou, par Miracus Seleston.

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