Chapitre 2.

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La première chose dont Grug eut conscience en reprenant peu à peu connaissance, fût l’odeur de citronnelle qui régnait autour de lui. En tentant d’ouvrir les yeux, ses lourdes paupières semblaient émettre une résistance. Il grogna. Au deuxième essai, il parvint à entrouvrir ses yeux marron.

La lumière qui se reflétait sur les murs blancs l’éblouit un instant, avant qu’il ne s’y habitue. Il tourna la tête, regarda autour de lui. Tout ce qu’il vit fût une immense pièce, un sol en béton clair, et des murs immaculés d’un blanc éblouissant. Sur l’un des murs reposaient des néons bleu électrique, proférant à la pièce un aspect futuriste.

En tentant de se relever, il se dit que pour la première fois depuis bien longtemps, il avait dormit dans un lit. Un sommeil forcé, se rappela-t-il. Il tenta de se souvenir, mais tout semblait flou dans sa mémoire. Il était en ville, s’apprêtait à tuer ce Kitling, et puis… Il a rencontré quelqu’un ? Non. Deux personnes. Une femme et un vieil homme. Que lui voulaient-ils, déjà ?

Le loup en lui sembla émerger, et Grug sentit la colère monter. Si sa partie animale ne se souvenait pas des détails, il se rappelait les émotions ; et ici, la rage prédominait. Quelqu’un lui aurait fait du mal ? Il ne se souvenait pas.

Il décida en attendant que la mémoire lui revienne d’observer le lieu où il était. Aucune fenêtre ne semblait être prévue dans cette construction. Seule une porte garantissait à cet espace une ouverture sur l’extérieur.

Le temps passait. Grug tourna en rond, attendit, réfléchit. Etaient-ce ces deux personnes qui l’avaient conduit ici ? Ce lieu étrange était-il ce qu’ils voulaient lui montrer ? Et comment l’avaient-ils transporté jusque-là, après l’avoir fait sombrer dans l’inconscience ?

Alors qu’il tentait de comprendre par quels moyens ces deux intrus à sa mission avaient pu opérer pour l’emmener de force, il entendit un bruit de serrure. Quelqu’un arrivait. Lorsque la porte s’ouvrit, la lumière venant de l’extérieur créa un halo autour d’une silhouette robuste et grande. Grug lui-même pensa que sous sa forme de loup, cet homme devant lui devait bien le dépasser d’une tête.

Et pour cause, il ne s’agissait pas d’un Homme, mais d’un rocher vivant. Alors qu’il s’avançait dans cette pièce immaculée, Grug l’observa plus attentivement. Un être fait de pierre, de roc, de solidité et de force. Deux petites billes noires lui servaient d’yeux, et sa bouche était dénuée de toutes dents. Il n’était que roche et écueil.

— Tu es vivant, alors. Alvras craignait que je t’aie tué, dit la pierre en secouant la tête de droite à gauche.

Grug ne dit pas un mot. Il demeurait assis sur le lit, le dos droit, sur le qui-vive. Il observa cet homme-pierre se diriger vers le mur à sa droite, et appuyer sur une dalle du mur. Le pan du mur coulissa, laissant place à un établi en fer, de la longueur de la pièce. Il s’y trouvait un évier, un kit de secours, et des serviettes en tissu éponge.

Intrigué, Grug pencha la tête, pour tenter de voir ce que l’homme-pierre faisait. Il semblait mouiller un tissu et y déposer un produit. Grug se méfia un peu plus, lorsque l’homme-pierre se tourna vers lui, et commença à avancer.

— Ne crains rien, je vais nettoyer ton pansement, dit-il calmement.

Il avait une voix grave, profonde, presque enrouée. Quelle était donc cette créature, se demandait Grug. Il était sur ses gardes lorsque la bête de roche lui ôta un bandage sur la tête, et qu’il n’avait jusqu’ici pas senti. Il ressentit ensuite la pression d’un tissu froid lui transpercer les cheveux et venir lui humidifier le crâne. C’était désagréable, et presque douloureux.

En observant la créature faire, il remarqua une certaine précaution dans ses gestes. Cela lui tira un rictus. Cette situation était insensée, mais avait au moins le mérite de l’avoir un peu détendu.

— Qu’es-tu ? se résout-il à lui demander.

— Je me nomme Ghakaann. Je suis un Golem.

Grug hocha la tête, bien qu’il ne fût pas plus avancé ainsi. Pendant ce temps, Ghakaann avait fini de rincer sa blessure.

— Voilà. Je ne remets pas de bandage. La plaie doit désormais cicatriser.

— Qui est Alvras ? demanda Grug, se souvenant soudain des premiers mots de celui qui était son médecin.

— Tu le sauras bien assez tôt, lui répondit-il en jetant les anciens bandages.

Puis il se dirigea de nouveau vers la porte. Alors que Grug pensait qu’il allait partir et le laisser là, Ghakaann lui lança, sur le seuil de la sortie :

— Il y a des vêtements sur l’établi. Enfile-les, je t’attends derrière cette porte.

Grug ne dit rien, et attendit que l’homme-pierre s’efface de la lumière provenant de dehors pour s’habiller. Il ignorait où il était, et avec qui. Dans quelle ville l’avait-on emmené ? Combien de temps avait-il perdu connaissance ? Et pourquoi personne n’était foutu de lui dire ce qu’ils attendaient de lui ?

Pendant que toutes ces questions et de nombreuses autres tournaient en son esprit, il ôta son t-shirt noir et son jean. Pour la première fois, il enlevait ses habits sans qu’il n’y ait dessus aucune tâche de sang sinon le sien, près de col du t-shirt. Il prit le tissu posé sur l’établi, et compris qu’il s’agissait d’un t-shirt noir, propre, semblable au sien, et d’un jean bleu foncé. Rien de trop dépaysant.

Il s’approcha ensuite de la porte, et cogna deux coups en criant qu’il était prêt. La porte s’ouvrit presque au même moment, et Ghakaann esquissait un sourire en coin.

— Tu n’as pas besoin de crier, Loup, j’ai l’ouïe fine.

— Où est-on ? s’enquit Grug en observant l’extérieur.

Devant lui se dressait une terre immense, embrassant l’horizon. Des champs, des forêts, des monts, des maisons, quelques rares immeubles. Et des créatures. Grug ne sut pas comment les qualifier si ce n’est ainsi ; il grouillait ici quelques Golem, qui semblaient toutefois moins impressionnant que Ghakaann, de frêles femmes virevoltant dans les airs, sûrement des fées, selon les légendes humaines, se dit Grug.

Alors que Grug amorçait quelques pas devant lui, voulant observer de plus près ce qui l’entourait, le Golem le retint par l’épaule.

— Attends ici. Alvras arrive.

Il ne prit pas la peine de demander qui était cet Alvras, pour la deuxième fois. Il attendit, en poursuivant l’observation de cet univers insensé, qui ne trouvait aucune explication logique à ses yeux. Lui qui avait toujours pensé être une abomination, obligé de tuer pour survivre, ne pas se faire emporter par sa double nature de prédateur. Il en avait fait son métier ; non pas par passion, mais par nécessité. Et maintenant, des décennies plus tard, il se trouvait ici. Au milieu des créatures de l’imaginaire humain. L’ironie de la vie…, pensa Grug.

— Grugtâr, enfin réveillé, l’aborda une voix derrière lui.

Se retournant rapidement, il fit face à un vieillard à la barbe blanche, portant une tunique noire et dorée, sur laquelle venait s’ajouter un manteau frôlant le sol, arborant les mêmes couleurs.

— Grug, corrigea le loup par réflexe.

Le vieux hocha la tête. Il avait les traits durs, rudes, marqués des rides que l’âge fait toujours venir au fil des expériences. Son regard azur semblait voir à travers lui, et exprimait une certaine bienveillance, contre toute attente.

— Nos excuses pour t’avoir fait venir ici de force, s’enquit une voix féminine.

Ce n’est qu’à ce moment que Grug remarqua la jeune femme qui accompagnait le vieux. Elle portait une robe bleue safre, que le jour embellissait tant qu’elle semblait resplendir. Grug reconnût sa chevelure flamboyante, et tout lui revint en mémoire avec la puissance d’une gifle monumentale.

La ruelle, Kitling, les deux inconnus qui lui demandent de le suivre ; Grug refuse. Ils insistent, puis… Le silence. Un coup porté à la tête, par derrière ; Grug au sol, apercevant un rocher en forme de pied. Puis lui qui ferme les yeux, étourdi de douleur.

— C’étaient vous, commença Grug d’une voix maîtrisée et calme. Où sommes-nous ?

— Dans la cité de Zareo, qui accueille chaque créature avec bienveillance et paix.

— Je n’ai pas souvenir que vous ayez été paisible quand vous m’avez assommé.

— Très cher, je suis confus par la manière dont nous t’avons amené ici. Cependant, nous ne regrettons rien. Tu es particulièrement tenace, Ghakaann a eu du mal à te faire perdre connaissance.

Grug haussa les sourcils ironiquement, le regard moqueur. Il ne savait pas qui étaient ces gens aux méthodes peu communes, mais une chose était claire pour lui : il devait rentrer chez lui et terminer sa mission, sinon il ne serait pas payé. Plus grave encore, ce Kitling l’avait vu sous sa forme de loup, il ne pouvait donc courir le risque que ce lâche et peureux homme grassouillet en parle à quiconque.

— Grug, commença la jeune femme hésitante. Je suis Irenka, bienvenue à toi.

Elle lui tendait la main, mais Grug n’en fit rien. Il la scanna de son regard, et outre sa beauté innocente et ses grands yeux noisette, il vit surtout les traces de terre sur ces mains longilignes. Ce n’était pas de la saleté ou autre tâche oubliée, non. Les grains de terre semblaient épouser les lignes de sa paume, comme une partie entière d’elle. Cela intrigua Grug, puisqu’il se souvenait désormais avec quelle facilité les ronces de cette jeune femme l’avaient empêché de bouger, dans cette ruelle sombre de Chicago.

— Pourquoi suis-je ici ?

— Bien, entrons donc dans le vif du sujet, marmonna Alvras, presque désolé. Avant d’être cette paisible cité de Zareo, ce territoire immense appartenait à Skyt. C’était un roi, la plupart du temps juste et honnête. Mais les années passèrent, jusqu’à ce que survienne cette crise terrible.

Alvras s’avançait vers les immeubles coulés à la chaux. Le groupe le suivit, et Grug aussi, toujours intrigué. Il se dit qu’après tout, il pouvait bien écouter le récit de ce vieil homme s’il s’ensuivait son retour en ville. Et puis visiter un peu l’endroit ne pourrait que le servir s’il devait s’enfuir contre leur volonté. La nature était présente partout, même dans le cœur de la cité, où les habitations se faisaient plus présentes. Au-delà de cette périphérie s’étendaient des champs à perte de vue, et des forêts éparses, toutes luxuriantes. Le soleil brillait sans que les températures ne dépassent pourtant les vingt degrés, ce que Grug apprécia malgré lui.

— La terre n’était plus fertile, et le peuple se mourrait, continua Alvras en fixant l’horizon. Au fil des crépuscules, l’on comptait de plus en plus de corps sans vie. Le roi Skyt ne savait plus quoi faire, et ses conseillers non plus.

Alvras s’arrêta un instant. Son regard sembla plonger dans un passé lointain, alors qu’il fixait l’horizon. Il retournait au temps de cette crise, alors même qu’à cette époque, il n’était qu’un jeune homme, incapable de pouvoir faire quoi que ce soit.

— Cette crise était portée dans les lointaines forêts, par les fées aquatiques, qui se plaignaient des déchets jetés dans leur lac. Mais comme souvent dans les mondes à l’équilibre fragile, il suffit d’un prétexte pour basculer dans la guerre. Et c’est ce qui s’est produit.

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda Grug, légèrement impatient.

— Que crois-tu qu’il se soit passé, une fois que l’une des espèces vivant dans le royaume se soit plainte d’un détail ?

— Les autres ont fait de même, devina Grug.

— Exact.

Jusqu’ici, Ghakaan et Irenka étaient restés silencieux ; la jeune femme car elle n’était pas encore née si longtemps auparavant, et Ghakaann, parce qu’il ne se souvenait que trop bien du massacre qui en avait découlé.

— Les elfes, les nains, les mages et tant d’autres se sont ensuite tour à tour rebellés. Ce fût un chaos organisé, allant crescendo jusque dans la cour du roi ; Skyt était désemparé. Jamais il n’avait eu à faire face à une telle colère, et il ne savait pas comment agir. Alors il se tourna vers la dernière personne qui semblait être disposée à l’aider. Il y avait dans les cachots du royaume, des cellules dans lesquelles étaient retenus quelques prisonniers et intrus. Ils étaient certes enfermés, mais toujours nourris et propres sur eux. Ils avaient droit à des distractions comme la lecture ou encore des jeux, avec certains gardes. Mais le peuple ne devait pas les voir, selon Skyt.

— Un sens de la morale douteux, votre roi…, se permit Grug.

Pour toute réponse, il n’obtint que trois paires d’yeux tournés vers lui, l’incitant à ne pas déblatérer ainsi. Il soutint le regard du Golem, prêt à prendre sa revanche sur le coup en traître qu’il lui avait infligé lors de leur première rencontre.

— Skyt, donc, alla demander de l’aide à son seul prisonnier restant : Klorm. C’était un mage noir, très dangereux, qui n’avait jouit d’aucun des privilèges accordé à ses prédécesseurs. Skyt lui a fait la demande d’empêcher le chaos, de réfréner l’ascension des créatures qui arrivaient au cœur du royaume. Le mage ne lui avait demandé qu’une seule chose en échange, qu’il viendrait chercher plus tard. Son âme.

— Donc votre roi s’est sacrifié… pour se sauver lui-même ?

— Pas exactement. Il savait que ce genre de révolte mènerait à la fin de toute vie à Skytzareo. Il a donc empêché la révolte de survenir. Tout au moins, pendant un temps, répondit Irenka, qui connaissait l’histoire par cœur.

— C’est-à-dire ?

— Que lorsque le mage a réclamé son dû, Skyt a refusé. Son orgueil semblait s’exprimer pour la première fois et, la paix de son royaume retrouvée le dotait d’une confiance en lui inégalée. Alors pour se venger, le mage noir a semé des phytophtoras infestans dans les champs alentours. Ces champignons toxiques ont contaminé toutes les cultures, et se sont répandus à une vitesse étourdissante. Rapidement, il ne resta plus de terre fertile qui ne se faisait pas attaquer par ces toxines meurtrières, et le bétail se mourrait rapidement. Le peuple aussi.

Grug prit un instant pour digérer ces informations. Comment pouvait-on infliger cela à une population, un royaume entier ? Une âme était-elle si importante que cela ? Il était ceci dit mal placé pour juger quiconque ; il tuait aussi.

Pendant qu’il réfléchissait, Ghakaann, qui n’avait prononcé aucun mot jusqu’ici, se retrouvait plongé dans ses propres souvenirs. A quelle vitesse il avait été consentant à s’engager dans cette révolte, voulant défier les lois du royaume. Il était jeune, et pourtant déjà bien plus robuste que nombre des siens. C’était donc naturellement qu’il s’était mis à la tête du mouvement des Golems, qui réclamaient surtout davantage de libertés, et d’accès aux autres territoires du royaume.

— Qu’a fait Skyt ? demande alors Grug.

— Il a attendu. Des jours, des mois. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard et qu’il réalise qu’il n’y avait aucune autre alternative. Il devait honorer sa part du contrat. Il est retourné voir le mage noir, et lui a donné son assentiment. Et depuis lors, plus personne ne l’a jamais revu. C’est comme si lui et le mage noir avaient pour toujours disparus. Et avec eux, la famine que cela avait engendrée.

— Personne n’est introuvable, affirma Grug.

— Je le sais bien, acquiesça Alvras. Mais le peuple a tout reconstruit selon ses propres conventions, nous vivons désormais dans une ère paisible, et surtout, en totale cohésion les uns avec les autres.

— Absolument ! s’exclama une fée aidée par un Golem pour transporter un sac de pierres.

Grug se demanda un instant si tout ceci n’était pas trop beau pour être vrai. Ils avaient certes eu un passé difficile, mais la disparition d’un roi douteux n’efface jamais l’empreinte que ses actes ont laissés. Alvras semblait de nouveau s’être égaré dans ses pensées, comme s’il n’arrêtait jamais de réfléchir. Mais à quoi donc ?

— Allez, viens, nous allons te faire visiter, dit Irenka d’une voix légère.

C’est ainsi que s’ensuivit une longue marche durant laquelle Grug put découvrir les nombreux chemins de la cité de Zareo. Il y eut tout d’abord le cœur de la cité, ses grands arbres fins qui s’élevaient vers les cieux, et les dalles assemblés qui formaient un chemin menant au reste du territoire. La nature était luxuriante, et il semblait d’une importance capitale de la faire s’épanouir. En s’avançant à travers les feuillages menant vers les habitats plus rares et espacés, Grug vit de nombreuses fées s’occuper des fougères, des mauvaises herbes, du lierre, des chênes et d’autres types de flore dont il ignorait le nom.

Au loin, il percevait une montagne, en haut de laquelle semblait s’évacuer de la fumée.

— Est-ce un volcan ? demanda-t-il.

— Tout à fait, lui répondit Irenka. Il est présent depuis toujours, bien avant notre arrivée. Et il nous survivra sûrement encore longtemps.

— Qu’y a-t-il sur les montagnes alentours, continua de questionner Grug.

Un silence s’ensuivit, où tous continuèrent de marcher, d’évoluer à travers ces terres semblant venir d’un autre monde.

— Rien de très intéressant, répondit Alvras. Des pierres, surtout, et quelques éboulements, à l’occasion.

En observant ce qui l’entourait, ces créatures, cette nature abondante, il se rappela du soir où ils étaient venus le trouver. Ils avaient prétendus avoir quelque-chose à lui montrer. Etait-ce donc cela ? Un monde préservé de la déforestation ?

Cette histoire était rocambolesque.

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