Chapitre 3

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— Voilà ta chambre, l’informa Ghakaann.

La pièce se présentait comme un endroit spacieux et à la fois chaleureux, bien loin de son appartement de Chicago, petit et insalubre. Les murs se dressaient vers le plafond sans une seule fissure dans la peinture vert clair. Le lit lui parût immense, et il ne put s’empêcher de se demander si tout ici avait une taille démesurément grande ou s’il était en train de rêver.

— Bon, je te laisse. Tu as des affaires dans l’armoire, et une salle de bain derrière la porte blanche. N’hésite pas, tu schlingues un peu.

— Je te retournerai bien le compliment, mais l’odeur du sel ne m’a jamais dérangé, répliqua Grug avec un rictus.

Pour toute réponse, il obtint un grognement de la part de la pierre géante. Il s’avança dans la grande pièce, prêt à en découvrir toujours plus. À la fois fasciné et désorienté. Tous ses repères changeaient bien trop vite en moins de vingt-quatre heures.

Il s’assit sur le rebord du lit, dans l’espoir d’y voir plus clair. Qu’est-ce que c’était que tout ce bordel ? L’histoire d’Irenka et d’Alvras était certes intéressante, mais en quoi sa présence était-elle nécessaire ?

Après avoir passé une bonne partie de la journée à déambuler dans la cité, il n’y comprenait rien de plus sinon le lourd passé que l’endroit portait sur ses épaules. C’était tragique, mais ça ne le concernait pas. Il n’avait jamais signé pour ça ; ni pour quoi que ce soit d’autre. Il n’avait même pas demandé à naître, et pourtant, au moins une fois par mois, il devait renaître en loup. C’était terriblement injuste, et bien qu’il avait appris à l’accepter, il ne pouvait continuer à rester ici sans en savoir plus.

Décidé, il se releva vers la fenêtre à travers laquelle les rayons du soleil venaient embrasser certaines parcelles des murs ou du sol. Tout semblait beau, bien trop beau pour être réel et ne rien cacher de suspect. Ce qu’il avait appris en vivant seul et en apprenant tout par lui-même, c’est que c’était bien dans les endroits les hôtels les plus chers, sur les plages les plus prisées que se trouvaient les plus salauds. Pas dans les caves dégueulasses de l’est de Chicago, n’en déplaise aux politiciens.

Mais alors, que lui cachaient-ils ? Il ouvrit la fenêtre, et découvrit la vue depuis sa chambre à l’étage. En hauteur, il pouvait apercevoir la forêt qu’ils avaient arpenté quelques heures plus tôt, et même quelques-unes des rues qu’ils avaient traversées. Et au loin, cette même montagne énigmatique, dont on l’avait rapidement détourné en l’emmenant ailleurs. Tout semblait calme, et pourtant, le même sentiment que quelque chose clochait l’étreignît. Il y avait une chose étrange ici. Son instinct de loup le remarquait, et le transmettait maintenant à l’être humain sous la fourrure.

Il finit par hausser les épaules. Malgré son envie irrépressible de chasser la vérité, il ne put que se fustiger intérieurement. De quoi se mêlait-il, après tout ? Mon vieux, tout cela ne te regarde pas, se rappela-t-il. Dès demain, il retournerait à Chicago, où était sa place. Il referma la fenêtre, et prit la direction de la douche. Ghakaann avait raison : il puait.


***


Lorsque deux heures plus tard, on frappa à sa porte, Grug émergea lentement de son sommeil réparateur. S’il pouvait tenir facilement plusieurs nuits d’affilée sans sommeil, les récents événements et le coup porté à sa tête avait nécessité qu’il se repose davantage. En tant qu’humain, l’insomnie et le manque de sommeil n’avaient que peu d’effets dévastateurs. Mais en tant que loup, il était dépendant d’un tout autre cycle de sommeil. Et si parfois, il pouvait s’en remettre à l’un ou l’autre selon ses humeurs et ses activités, ce n’était pas toujours évident.

— Grug ? Si tu le souhaites, un repas t’attend au rez-de-chaussée.

Il s’apprêta à grogner de mécontentement, mais il reconnut la douce voix d’Irenka. Il ignorait pour quoi, mais il ne souhaitait pas lui aboyer dessus -sans mauvais jeu de mot.

— J’arrive dans quelques minutes.

— Très bien, nous patienterons.

Il voulu lui dire de ne pas l’attendre, mais déjà ses pas légers s’éloignaient derrière la porte, dans le couloir. Tant pis. Il se revêtit rapidement, et enfila des vêtements propres, issus de l’armoire, comme le lui avait dit Ghakaann. Ce géant de pierre prenait soin de lui, depuis son réveil, il y a une dizaine d’heures. En se remémorant la délicatesse dont il avait fait preuve dans ses gestes, Grug sourit. C’était vraiment étrange qu’un si grand être puisse se montrer si précautionneux.

En descendant les escaliers, chaque marche grinça. Mais il n’y prêta pas plus d’attention qu’aux conversations qui s’éteignaient à mesure qu’il approchait de ce qu’il supposait être un salon. Devant lui, Alvras et Irenka avaient pris place autour d’une table. Ghakaann était lui aussi présent, et une femme, tout d’orange vêtue était également assise en bout de table.

— C’est don’ lui, le fameux Grugtâr, murmura cette dernière.

— Qui est-ce ? demanda-t-il en prenant place devant le dernier couvert dressé, en face d’Alvras.

— Tatcha, fée des orages. Je suis enchantée de te rencontrer. On a tellement entendu parlé de toi, tu sais...

Elle commença à débiter les phrases les unes à la suite des autres, ce qui agaça autant que cela effraya Grug. Il n’était pas un adepte des grandes discussions, et surtout, il mourrait de faim.

— Alors, que penses-tu de Zareo ? demanda-t-elle finalement.

Le regard de Grug se releva sur elle, dubitatif. Il scanna rapidement les visages autour de la table. Irenka dissimulait un sourire derrière une main délicate, Alvras leva les yeux au ciel en se servant des pommes de terre, et Ghakaann éclata d’un rire gras et profond.

— Rien de spécial. Tu ne manges pas ? demanda Grug en retour.

— Si, pourquoi ?

— Parce qu’au rythme où tu parles, tu devrais faire attention à ne pas t’étouffer.

Tatcha plissa les yeux, davantage amusée que blessée. S’il pensait qu’il était le premier loup qu’elle rencontrait, il se mettait les griffes dans l’œil !

— Je vais mettre cette provocation sur le compte de ta fatigue. Maintenant, mangeons !

— Quel chanceux, grogna sarcastiquement Ghakaann.

Un silence plana un instant, avant qu’Irenka ne le rompe finalement, l’expression amusée.

— Il y a longtemps de cela, Ghakaann a fait une petite réflexion à Tatcha. Il a plu sur lui pendant une semaine entière.

— Sur lui ? demanda Grug.

— Oh oui ! Partout où il allait, un nuage gris sombre le suivait, et pleuvait sur lui, précisa Alvras.

— Je vois, sourit un instant Grug. Et ça n’a pas trop érodé ta pierre, colosse ?

— Moins que si tu avais pué le chien mouillé à l’intérieur.

Les rires se turent et chacun attendait une réaction. Ghakaann et Grug se jaugèrent, et Grug finit par sourire en coin. Lorsqu’il passa les pommes de terre à l’être de pierre, chacun sut autour de la tablée que ces deux-là ne se tueraient peut-être pas tout de suite.

À la fin du repas, tous se retrouvèrent au salon afin de siroter une sorte d’hydromel amélioré. Grug en profita pour se retirer sur la terrasse, au-devant de la grande maison. Il profita de la nuit claire, qui était plutôt rare à Chicago où le temps était capricieux. Comment tout avait pu basculer si vite ? Hier encore, il menait sa vie, sa routine, travail, sms, douche et rebelotte. Merde. Le visage tourné vers les étoiles brillantes, Grug se demanda soudain si ses patrons avaient essayé de le contacter. Avec toutes ces histoires de peuple trahi et de mage noir, il en avait totalement oublié ses obligations. Que se passera-t-il lorsque ses mystérieux patrons comprendront qu’il n’a pas accompli sa mission ?

Jusqu’alors, ça ne lui était jamais arrivé. Et il n’avait pas envie de découvrir ce qui était réservé à ceux qui n’accomplissaient pas leur mission. Parce que vu ce qu’ils « commandaient », il était certain qu’il passerait un mauvais quart d’heure. Loup, ou humain.

— Quelque chose te tracasse.

La voix douce d’Irenka perça le silence tourmenté de ses questionnements internes. Ce n’était pas une question, mais une affirmation, à laquelle Grug ne répondit rien.

— Veux-tu en parler ?

— Je dois rentrer chez moi.

— Mais tu es chez toi.

Grug fronça les sourcils. Jamais il n’avait été question qu’il reste ici.

— N’importe quoi. Chicago, c’est là, chez moi.

— Dans cet appartement miteux ?

— Exact.

Il ne se formalisa pas du fait qu’Irenka semblait savoir tout de lui et de sa vie à Chicago. Il avait bien deviné qu’avant de le ramener dans cette contrée hors du temps, ils avaient dû faire leurs recherches et observations. Grug sourit à l’ironie de la situation : lui qui ne faisait jamais de recherches sur les clients qu’il avait à tuer...

— Pourquoi veux-tu y retourner ? Je doute que les murs moisis de ce lieu te manquent réellement.

Dans sa voix, aucun jugement ne transparaissait. Simplement des faits exposés, sur un ton calme. Elle cherche à comprendre, sincèrement, se dit Grug.

— J’ai... des obligations, disons.

— D’accord.

— D’accord ? s’étonna-t-il.

— Oui, rit-elle. Je ne suis pas Alvras, je ne compte pas te faire rester de force. Si tu veux partir, tu es libre de le faire. Sache cependant que tu es le bienvenu ici, quand tu veux.

Grug n’en revint pas. Il s’était préparé à batailler à mesure que la conversation avançait. Et pourtant, rien de tout cela ne semblait utile. Ni argumentaire, ni bataille. Il repartirait simplement.

— Je peux te poser une question, reprit-il ensuite ?

— Tu viens de le faire, sourit Irenka.

Ce petit trait d’humour étonna à nouveau Grug. Mais il se ressaisit et se concentra sur sa recherche d'information.

— Qu'est-ce que vous me cachez ?

Merde, il n’avait jamais été subtil pour deux sous. Irenka sourit, un lueur amère dans les yeux.

— Je ne peux rien t’en dire.

— Tu n’essaies même pas de nier, constata-t-il. Est-ce si important pour que tu gardes le silence ?

— Oui. C’est très grave, même. Mais tu repars demain. Cela ne te regarde donc pas.

— Du chantage ?

— Un constat, simplement.

Irenka se tourna vers lui, alors que le silence s’installait de nouveau. Grug réfléchissait à toute allure, mais rien de ce qu’ils lui avaient révélé ne lui permit de dresser aucune piste. Tout cela resterait donc un mystère pour lui... Soit. Il pourrait s’y faire. Comme il s’était fait à vivre seul, à ne jamais connaître ses parents, comme il s’était accoutumé à l’orphelinat, puis aux quelques années qu’il avait passé dans les bois, sous sa forme de loup. Rien ne lui était insurmontable.

Il sortit de ses pensées brusquement, en sentant la main d’Irenka contre son bras. Celle-ci fixait attentivement les contours de ses muscles, puis les traça. Surpris, Grug ne bougea pas et attendit. De sa main pâle naquît alors une tige qui grandit de plusieurs centimètres avant de laisser germer un bourgeon, sous les yeux hypnotisés de Grug. Le bourgeon devint un cœur de fleur, puis s’étala en pétales tout aussi délicatement que la maîtresse des plantes tenait la tige du bout des doigts.

— C’est pour toi, dit-elle une fois le spectacle terminé.

— Je n’ai pas la main verte, tu sais.

— Ce n’est pas une simple fleur, rit-elle doucement. Prends-là. si tu as besoin de l’un d’entre nous, tu pourras l’utiliser.

Et avant que Grug ait le temps de répondre ou de formuler les questions qui l’assaillaient de nouveau, Irenka déposa la fleur sur son épaule, et se détourna.

En posant les yeux dessus, Grug s’aperçut que sa tige avait exactement la même forme que les contours de son épaule et de son biceps.


***


Quelque part, loin de Zareo


Alors que les nuages gris sombre couvraient le ciel de leur épaisseur, Klorm faisait face à la marre entourée de pierres qui trônait au dernier étage de sa tour. L’eau lui révélait tout ce qu’il voulait savoir, sur n’importe qui. Et ce qu’il venait de voir dans le reflet de cet élément était on ne peut plus prometteur. Il se releva tranquillement, et avec quiétude, observa les étagères qui se dressaient autour de lui. Des monticules de livres en recouvraient les planches de bois solide, et ses doigts se mirent à danser alors qu’il en recherchait un. Spécial, unique et inévitablement utile, il avait besoin de quelques informations supplémentaires avant de faire son compte-rendu officiel au Grand chef.

Du plus loin qu’il se souvint, jamais il n’avait été conciliant avec quiconque lui prodiguait de fausses informations. Tout devait être exact. Même dans le chaos, il y a certaines règles immarcessibles, répétait-il toujours. Les audacieux qui avaient parfois tenté de le duper avaient tous fini pendus, à l’entrée des terres arides. Plus qu’un avertissement, c’était un véritable affront au peuple qui lui demeurait encore fidèle.

Un livre relié en cuir sembla glisser de quelques millimètres en avant sur l’étagère où il était posé. Il sourit. Voilà enfin les réponses qu’il cherchait. D’un geste, il fit venir le livre sur son établi de bois, devant la fenêtre. Les pages se tournèrent sous son doigt exigeant, et sa patience était mise à rude épreuve à mesure que le sablier s’écoulait à sa droite. Le lézard aux yeux noirs planté sur sa branche le regardait, d’un air dubitatif.

— Patience, patience... Nous saurons bientôt, Zéthus.

Les pages continuaient à se tourner à une vitesse on ne peut moins naturelle, quand soudain, le livre lui montra une page particulière. Un sourire fou d’impatience naquît sur ses lèvres, et il se pencha pour trouver enfin les informations qu’il cherchait.

Ses doigts tordus et vieux passèrent sur les lettres une à une, incertain de comprendre ce que tout cela signifiait. « Lupus Hematitus ». Sa magie ne se trompait pourtant jamais... Alors comment ? Pourquoi... Pourquoi le livre était-il ouvert à cette page ?

De colère, il envoya d’un geste brusque et puissant le livre s’écraser contre l’un des murs de pierre, rejoignant la pile qui y était déjà. Impossible ! Il ne pouvait pas demeurer dans une autre impasse. Faustos ne le tolèrerait pas une lune de plus. Il devait trouver une réponse à lui apporter, coûte que coûte. Ses méninges se remirent en marche, et il se retourna vers le livre jeté dans un coin. Si la magie lui avait offert cette légende, il devait en prendre connaissance. Il était bien trop puissant pour se tromper, et ses pouvoirs n’avaient jamais faillis en deux cents ans. Il récupéra la reliure et retrouva la page ouverte quelques minutes plus tôt, déterminé à accomplir sa tâche.

— Coûte que coûte, murmura-t-il dans le silence de sa pièce.

Sa voix se répercuta sur les murs de pierre, et il sourit de toutes ses dents jaunies, jusqu’à ce que le dernier écho s’éteigne enfin.

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