Le syndrome du crapaud (partie 1)

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Le lendemain, Lola se leva encore plus épuisée que la veille : Kévin avait ronflé une bonne partie de la nuit, une vraie locomotive. Ce ne fut que très tôt sur le matin qu'elle put enfin prendre un peu de repos.

Lui, dans la cuisine, après seulement quelques heures de sommeil, était frais et fringant alors que la jeune femme semblait avoir passé la nuit sur la corde à linge.

La jeune femme se laissa tomber lourdement sur la chaise et prit la tasse de café qu’il lui tendait.

— Bonjour ma chérie. Tu as une sale tête ce matin ! observa-t-il.

Elle but une gorgée du breuvage brûlant et lui décrocha une grimace en coin.

— Merci mais si tu n'avais pas ronflé comme un sonneur de cloches, j'aurai pu dormir un peu ! répliqua-t-elle du tac au tac.

Passant dans son dos, Kévin se confondit en excuses, encerclant sa taille de ses bras.

— La prochaine fois que ça m'arrive, envoie-moi dormir sur le canapé.

Lola approuva de la tête. Elle ferma les yeux et s'abandonna un instant, la tête contre son torse. Elle respira profondément son eau de toilette, mélange subtil et délicat de musc boisé. Elle était si lasse qu'elle aurait pu se rendormir sur le champ, lovée ainsi contre lui. Mais Kévin était déjà en retard pour son travail, comme tous les matins. Il lui releva le menton de son index et lui déposa un léger baiser sur les lèvres avant d'attraper sa veste sur le rebord de la chaise. Il lui souhaita une bonne journée et referma la porte sur lui.

Lola traîna ses pieds jusqu'à la salle de bain. Les jets d'eau concentrés de la douche massèrent et frictionnèrent sa peau endormie avec délice. Elle termina en tournant le thermostat sur « froid » pour un effet revigorant. Elle se sentait déjà mieux.

Regardant son reflet dans le miroir, elle dut bien admettre que Kévin avait raison : elle avait vraiment une sale tête ! Elle dissimula habilement ses cernes sous un maquillage sophistiqué. À part du repos, c'était vraiment tout ce qu'elle pouvait faire. Elle n'était pas une magicienne !

— Il va falloir que j'aille chez le médecin pour qu'il me prescrive un traitement vitaminé, songea-t-elle à voix haute. Jamais je ne me suis sentie si fatiguée.

*****

La journée fut longue et éprouvante. Ses collègues, Fanny et Sylvia ainsi que Monsieur Meyer lui demandèrent à plusieurs reprises si elle allait bien, tant elle était pâle.

— Je manque juste de sommeil, les rassura Lola. Je vous promets de me reposer, ce week-end.

La jeune femme accueillit avec soulagement la fin de la journée. Sur le point de partir, son responsable la fixa un instant, en fronçant les sourcils.

Lola lui serra la main, évitant de croiser son regard.

— À mardi Monsieur. Bon week-end !

— Prenez soin de vous Lola, répondit-il d'une voix paternelle. Bon week-end !

Refermant la porte sur elle, il la regarda s'éloigner.

Sentant l'intensité de ses yeux posés sur sa nuque, la jeune femme ne put s'empêcher de se retourner. Un large sourire aux lèvres, Monsieur Meyer lui adressa un petit signe amical de la main. Lola lui rendit la pareille.

Se peut-il que la jalousie de Kévin soit avérée ? se demanda-t-elle troublée. À bien y réfléchir, elle trouva cette pensée saugrenue et la chassa de son esprit.

*****

À peine eut-elle tourné la clé dans la serrure de l'appartement que son téléphone émit un bip.

C'était Kévin ! Elle lut le message.

« Je ne serai pas à la maison avant vingt et une heures. Réunion de dernière minute. Désolé ! Je t’embrasse. Je t’aime. »

Déçue, elle jeta son portable sur le canapé et se dirigea vers la cuisine. Elle y rangea les courses faites sur le chemin du retour.

Encore une soirée, seule… à l'attendre !

— C'est le week-end, bordel ! Il pourrait faire un effort quand même, ragea-t-elle à haute voix.

D’accord, il travaillait dur pour que leur vie soit meilleure, pour qu'ils ne manquent de rien mais tout de même… être reléguée à la deuxième place la frustrait !

En est-il ainsi pour toutes les femmes en couple ? se demanda-t-elle. Les femmes sont-elles les instruments de cette fatalité du quotidien ?

Mais Lola refusait l'inéluctable ! Ce n'était pas dans ses habitudes de compter pour du beurre ! Elle voulait occuper une part entière dans leur vie commune. Aussi, elle prit la décision de lui en toucher deux mots dès qu’il rentrera.

La jeune femme prépara le repas du soir, quelque chose qu'elle puisse réchauffer au four micro-onde. Une fois sa besogne accomplie, elle se servit un verre de Chardonnay et partit au salon. Elle attrapa la télécommande de l'écran LCD et se cala confortablement sur le canapé. Elle zappa sur les programmes mais aucun ne retint son attention. Au hasard, elle mit une série policière américaine pour se tenir compagnie… De quoi faire taire le silence de l'appartement.

À vingt-deux heures, Kévin actionna le verrou de la porte d'entrée. Lola ne bougea pas d'un iota en l'entendant, le regard fixé sur l’écran télévisuel. Il déposa sa sacoche de documents dans son bureau puis revint au salon où, gai comme un pinson, il ôta sa veste en lançant :

— Bonsoir ma chérie !

Il s'approcha d'elle et l'embrassa.

Son haleine empestait le whisky…

— B'soir, ânonna la jeune femme du bout des lèvres.

— Quelque chose ne va pas ? s'enquit-il aussitôt comme une fleur, comme si de rien n'était.

Lola fulminait ! Elle s'obstinait à fixer l'écran de télévision mais elle n'avait qu'une envie : lui arracher les yeux !

— Je t'ai prévenue que je rentrerais tard, se justifia-t-il d'un ton naturel.

— Oui et tu as une heure de retard, répliqua-t-elle d'une voix qu'elle voulait calme. En plus, tu pues l'alcool…

— Tu ne vas pas me faire la gueule pour ça, l'interrompit-il, la voix pâteuse. Après la réunion, le patron a fait un pot au boulot et…

Elle le coupa à son tour.

— ÇA ? Je ne suis que ça pour toi ? s'emporta la jeune femme. Et ça va être comme ça tout le temps ?

Elle donna libre cours à sa frustration. Elle laissa échapper sa colère de n'être que ça…

— Je n'en peux plus d'être toute seule tous les soirs, continua-t-elle, des décibels dans la voix. J'ai l'impression de n'être qu'une chose… TA chose ! Si tu voulais d'une compagnie qui t'attende docilement à la maison, sans rien dire… fallait prendre un Labrador !

Kévin tapa du poing sur la table. Surprise, Lola sursauta, scrutant son beau visage déformé par la colère.

— Comment peux-tu être si égoïste ? vociféra-t-il, les yeux injectés de sang et les narines dilatées. Je m'échine au travail pour nous… pour TOI…

— Ah… parce que c'est MOI qui suis égoïste ! s'accusa Lola sur le ton de l'ironie. Je te signale, quand même en passant, que je ne t'ai jamais rien demandé de tel ! Et pour ta gouverne, sache que j'ai bien l'intention de continuer à travailler… que ça te plaise ou non !

— ÇA… c'est à voir ! lâcha-t-il en éludant d'un revers de main les arguments de la jeune femme. OUI… TOI, tu es l'égoïsme même ! Je me saigne aux quatre veines pour que l'on ait une vie meilleure. Je suis épuisé mais je ne veux que le meilleur pour toi mais TOI, « la petite poupée de porcelaine », il mima des guillemets imaginaires avec ses doigts de chaque côté de son visage rouge de colère, tu ne penses qu'à ta petite personne. Tandis que MOI, j'ai de l'ambition pour nous deux. Et si pour ça, pour mener à bien ce projet, je dois travailler le soir, je le ferais sans l’once d’une hésitation. Mais quand on sera marié, tu seras bien contente de ne manquer de rien et tu n’auras plus aucune raison d'aller travailler…

Lola ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Estomaquée, elle écarquilla grand les yeux. Avait-elle bien entendu ce qu'elle avait entendu ? Il avait bien prononcé le mot « marié » ? Non ? C'était quoi encore, cette histoire de mariage ? Jamais ils n'en avaient parlé tous les deux et puis elle voulait continuer à travailler et même diriger sa propre boutique, mariée ou pas. C’était son vœu le plus cher.

Ses pensées se bousculaient, tourbillonnaient dans sa tête. Elle pressa fortement les paupières un instant pour clarifier le conglomérat de ses réflexions. Dans l'immédiat, elle n'avait aucune envie de se marier… D'ailleurs, à son humble avis, elle se trouvait beaucoup trop jeune pour se laisser passer la corde au cou. Mais comment le lui faire comprendre ? Jamais elle n'avait vu Kévin dans une telle rage ! La situation prenait des proportions complètement démesurées. Elle dégénérait dangereusement vers une pente glissante.

Lola inspira lentement et profondément par le nez pour calmer les battements de son cœur qui lui pilonnaient la poitrine. Puis elle s’arma de courage, releva fièrement la tête et planta son regard dans celui de Kévin qui la dévisageait, les yeux exorbités, l'écume aux lèvres. Lola était terrorisée par cet inconnu qui se tenait en face d'elle. Ce n'était pas l'homme dont elle était tombée amoureuse.

Malgré la peur qui fourmillait dans ses veines, elle avala bruyamment sa salive et osa se dresser contre lui :

— Je ne veux pas me marier ! La pointe de défi dans sa voix l’encouragea. Instinctivement, elle se leva du canapé et se tint fièrement devant lui, le menton relevé.

À ses mots, la pièce se chargea aussitôt d'électricité. Une tension lourde, épaisse, dangereuse s'abattit entre eux. Lola sentit un filet glacial cascader entre ses omoplates. En deux enjambées, Kévin se tint à quelques centimètres d'elle, il la toisait de la tête aux pieds en serrant les poings.

— C'est ce qu'on verra, lui cracha-t-il au visage, le sourire condescendant.

Il leva un bras en sa direction. Raide comme un piquet, la jeune femme se figea et prit un air méfiant. Elle s'attendait à ce qu'il la frappe mais il lui caressa les cheveux, doucement, du bout des doigts. Lola ferma les yeux, une larme coula sur sa joue. Kévin l'essuya délicatement de son pouce puis il se pencha tout contre son oreille.

— Tu m'appartiens pour toujours ! C'est clair dans ta petite tête ? souffla-t-il, la voix ferme et grave.

Puis, il haussa les épaules, prit un air dédaigneux et tourna les talons

— Je n'ai pas faim… Je vais me coucher, déclara-t-il par-dessus son épaule.

Lola, toujours immobile comme une statue, sursauta quand il fit claquer la porte de la chambre. Elle resta dans cette posture de longues minutes, paralysée par la peur. Seule, dans le silence de l'appartement, l'adrénaline redescendit progressivement jusqu'à ce qu'un sanglot hoquetant ne soulève sa poitrine… alors seulement, elle s'écroula sur le canapé. Elle laissa se déverser le flot de larmes la submergeant.

Recroquevillée sur elle-même tel un animal blessé, elle tentait de comprendre ce qui venait de se passer. Pourquoi cette dispute ? Et surtout pourquoi avait-elle pris de telles proportions ?

Une forte pression au boulot, une quantité de travail de plus en plus importante à gérer, le sentiment de ne jamais pouvoir se poser, jamais de temps pour lui… Elle savait tout ça. Elle voulait juste qu’il comprenne qu’elle souffrait d’être ainsi délaissée… qu’elle ne supportait plus le silence et le vide de l’appartement. Sa tendance à boire un peu trop souvent lui faisait peur également. Mais pourquoi n’avait-elle pas attendu le lendemain pour lui parler à cœur ouvert au lieu de lui faire une scène ? Elle avait bien vu qu’il avait un peu trop bu ce soir. Peut-être était-elle égoïste, après tout ? Elle n’avait pensé qu’à elle ! Mais devant son attitude arrogante, la moutarde lui était montée au nez et elle avait laissé exploser sa colère, sa frustration. Victime de son tempérament fougueux, elle l’avait poussé à bout.

Elle l'aimait éperdument et elle savait que lui aussi l'aimait à en perdre la raison… Quel gâchis, elle avait fait !

— Quelle gourde… mais quelle gourde ! se morigéna-t-elle après réflexion.

Une boule au creux de l'estomac, Lola se maudissait, persuadée d’être la seule fautive à leur altercation. Elle avait cherché la bagarre, elle avait accablé Kévin de reproches injustes… Il s’était juste défendu !

Elle vida toutes les larmes de son corps… À travers le flot de cette eau salée, elle purgeait sa culpabilité. Lorsqu'elle n'eut plus rien à évacuer, elle se moucha bruyamment et se promit de s'excuser auprès de lui dès demain, espérant qu’il veuille toujours d’elle puis, épuisée, elle finit par s’écrouler sur le canapé pour la nuit.

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