Chapitre 1 : Partie 1

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  Quatre gardiens permettaient l'équilibre dans la cité d'Elesi, et pourtant, dans exactement dix mois, l'un d'entre eux périra.

« Vous savez, nous sommes tous sur le même pied d'égalité. C'était donc tout à fait normal pour moi de financer les soins de cette dame. C'est vrai que je ne la connais pas, mais c'est bien ça les valeurs de notre cité ; tout ce qui est à nous est à vous, ni maître, ni État, seulement le juste. Je pense qu'il est important de rappeler quotidiennement les valeurs de notre acratie, nous avons tous une valeur égale. »

Comme à son habitude, chaque discours obséquieux d'Erian la faisait grimacer. Ses sourcils froncés accentués par ses cernes creusés qui effaçaient ses iris noirs, sa mâchoire interrompue entourée de ses cheveux emmêlés et libres de tout mouvement, le visage figé dans une aversion à l'égalité.

Sa main droite tenait une canette d'alcool tandis que la gauche apportait à ses lèvres un sandwich aussi léger que peu appétissant. Les yeux rivés sur son seul objet de valeur, obnubilée par la chaîne d'informations qui la reliait avec l'extérieur.

– Sale menteur. Ça ne t'a pas dérangé de me saisir mon ancien appart. Regarde le, tourna-t-elle son regard vers l'homme se trouvant dans la cuisine, regarde le faire son hypocrite.

Un couteau couvert de beurre à la main, posant délicatement une fine tranche de fromage entre les deux pains pour seule garniture, il afficha un bref sourire appuyé par son regard plissé et rivé sur son plan de travail.

Un repas aussi pitoyable que son environnement ; une seule pièce multifonction, un lit qui prenait quasi l'entièreté de l'espace, une télévision en face de celui-ci qui alimentait de vie l'intérieur de ces quatre murs, une petite cuisine cachée par l'écran, une salle de bain dont le tour s'y faisait en deux pas à droite de l'entrée ; ce logement, aussi miteux fut-il, appartenait bien à quelqu'un.

Les cheveux rouges tombant sur le front de son colocataire dissimulaient l'éclat de ses yeux, azur pour l'un et bleu ciel pour l'autre, un regard sévère intensifié par ses sourcils durement arqués. La pâleur de cet œil contrastait avec l'intensité du pourpre qui parcourait sa tempe jusqu'à travers sa paupière. Cette cicatrice, à l'allure encore fraîchement saignante, n'était pas unique, elle se trouvait aussi à deux reprises à la base de ses racines, d'une parfaite symétrie. De sa mâchoire jusqu'à son épaule, du haut de son bras jusqu'à s'étendre sur son annulaire et son auriculaire, son dos, sa hanche, sa cuisse, elle saccageait son côté droit.

Cette marque ne l'empêchait guère de se montrer ; torse-nu, un simple pantalon pour se couvrir, une tenue étrangement simple en parallèle à ses nombreux bijoux qui ornaient ses phalanges.

Un rictus doux, rassurant, attirant, qui illuminait son visage aux traits sévères, puis une voix mélodieuse.

– Si ça ne tenait qu'à moi, j'en aurais déjà fini avec lui.

– Ça ne devrait pas tarder. Je te jure que je vais me le faire celui-là.

– Affole-toi qu'on ne se contente plus de ces piètres repas, si on peut appeler ça comme ça.

Leur discussion les fit oublier la télévision qui agissait comme un bruit d'ambiance, sous la voix innocente de l'interviewé, jusqu'à ce qu'il prononce le mot fatidique. Elle tiqua dès lors qu'elle l'entendit, son regard ahuri à nouveau dirigé vers l'écran et ses lèvres légèrement espacées.

– L'assemblée se tient ce soir ?!

– C'est bien pour ça qu'il répond à ces questions stupides.

Elle se leva brusquement, finissant d'avaler la dernière bouchée qu'elle s'était autorisée, et jeta tout ce qui occupait ses mains sur la minuscule table en face d'elle. Désormais libérée, elle se hâta vers la salle de bain en ne manquant pas de bousculer la moindre chose sur son chemin. Les mains encore graisseuses, elle alluma le robinet et commença une toilette des plus désordonnée. Elle constata sa tenue si large qu'elle en cachait son corps menu sur le miroir, l'apparence décontractée chez soi comme n'importe qui d'autre.

Sans attendre, son conjoint se débarrassa à son tour de son déjeuné et la rejoignit d'un pas fainéant accompagné d'un soupir. L'épaule appuyée sur le pas-de-porte, entre indignation et irritation, il la dévisagea.

– Enys, on est où là pour que tu te comportes comme une aliénée ?

– Je ne vais pas laisser passer cette occasion, lui répondit-elle tout en conservant l'agitation dont elle faisait preuve.

– C'est une chose, mais tu dois être parfaite, rappelons-le. Que ce soit là-bas ou ici.

Elle arrêta tout mouvement, posa ses paumes de mains contre le rebord du lavabo, les doigts crispés sur la céramique blanchâtre. Une longue inspiration faite, les paupières rabattues, puis elle détourna son regard vers lui, son agacement retenu dans une mâchoire contractée.

– En quoi mon comportement dérange ici ?

– Au moindre dépassement, tu vas agir de la sorte devant les autres ?

– Je ne suis pas idiote.

– Si, tu l'es, répliqua-t-il alors qu'elle venait tout juste de prononcer la dernière syllabe.

Il baissa les yeux et se pinça les lèvres de regret avant de se reprendre.

– Tu sais très bien ce que je veux dire. On ne change pas les choses par improvisation. Sois parfaite.

Elle se redressa, le dos parfaitement droit, et se mit au travail. Tous ces efforts qui seront payés trois heures plus tard à l'assemblée.

Devant cet immense édifice aux gravures à chaque centimètre de pierre, aux colonnes qui soutenaient un toit délicatement décoré et aux murs d'un blanc pur. Posée au centre de la ville, bien loin du quartier négligé où demeurait le couple, sur une grande place publique qui permettait d'attirer les regards vers ce seul bâtiment comme le cœur d'Elesi.

L'assemblée permettait la cohésion sociale, le dialogue et les prises de décisions, là où soixante citoyens se réunissaient le troisième jour du mois après avoir été élus au hasard deux semaines auparavant. Le parfait fonctionnement pour entendre la parole du peuple sans passer par un dirigeant dans cette cité acratique qui refusait la hiérarchisation.

Cette société contestait l'inégalité, seule l'égalité était la bienvenue. Leur culture résidait dans le partage, où l'économie était répartie de sorte à créer un équilibre impeccable, un salaire attribué selon le besoin. Le travail était volontaire et non une obligation, mais il était positif, loin d'une corvée ainsi, les citoyens exerçaient de bonne foi. La propriété n'existait pas, il était question de possession.

À dix-sept heures trente, le premier Elesien lançait le commencement de longues heures de débat. Les soixante individus étaient placés dans les six rangées de sièges qui entouraient le pupitre, silencieux et dans l'attente de faire avancer leur société.

Ce fut l'homme qui passait à la télévision, Erian, porte-parole attitré de la cité par serment, qui débuta la séance par la promesse d'une équité parfaite dans les futurs choix.

Il n'avait que le rôle de la voix qui transmettait les informations sans aucun autre pouvoir. Avant même qu'il ouvre la bouche, tous étaient irréprochablement attentifs comme s'ils n'attendaient que de l'entendre. Son éloquence le rendait agréable à écouter, au même titre qu'une berceuse, il en devenait même charmant, au point d'avoir une réputation positive. Il avait tout de ce qui était attendu de lui, une allure idéale, un charisme convaincant et une sociabilité rassurante qui le laissait au même pied d'égalité que ses camarades.

Il n'y avait qu'une personne septique quant à son honnêteté, celle qui venait de pénétrer le lieu.

Enys ouvrit la porte avec un tel entrain qu'elle le coupa dans sa phrase, tous les regards rivés vers elle, un sourire discret qui prouvait sa satisfaction à l'égard de son entrée. Elle était apprêtée de la tête aux pieds, ses cheveux plaqués de sorte à ce qu'aucun ne s'échappe vers son visage, une longue veste en dentelle pourpre assortie à un costume taillée au centimètre près, ses talons résonnaient dans la pièce à chaque pas, et un chapeau de la même couleur qui dramatisait l'entièreté de sa tenue. Celle-ci était aussi minutieuse que son maquillage qui ne laissait place à plus aucune fatigue.

Elle marcha droit vers la place qui lui était attribuée, dans un coin au dernier rang comme s'il était prévu qu'elle soit exclue de cette démarche d'union, sous le regard nerveux d'Erian.

Il était loin d'elle et pourtant, ce peu de proximité lui suffit à ressentir la haine lui monter rien qu'en le regardant.

C'était peut-être son physique irréprochable bien que facilement atteignable qui la révoltait, sa chevelure châtaine aux longueurs blondes ornées de deux tresses qui frôlaient ses épaules arrondies, ses yeux noisette parfaitement entourés par ses sourcils d'une raideur qui illuminait son regard, son teint aussi lisse que lumineux. Ou bien, sa personnalité qui confirmait son statut, généreux, charismatique, honnête, d'une grande éthique, et un sourire toujours présent pour réconforter les citoyens. Sa mentalité sûrement trop utopiste qui remontait en surface son côté naïf et impérieux. Ou probablement le tout qui le rendait opposé à sa personne. Une seule chose était sûre ; elle le détestait.

De temps à autre, il jetait un coup d’œil vers elle, mais son attention se tournait définitivement vers les autres qui montraient un éventail d'émotions ; la stupeur, le rejet, l'appréhension, l'agacement, néanmoins, ils possédaient tous une chose en commun, personne ne désirait la voir. Mais si elle était bel et bien présente, cela ne pouvait être que légitime.

L'entrée était renforcée par des iomons, comme tout le territoire d'ailleurs, des êtres excessivement grands dont chacun de leur membre était davantage long et fin que les Elesiens, sans pour autant être immense. Sans pied ni main, seules des griffes énormes, décuplées en quatre, elles les faisaient exceller dans la vitesse, parcourant une dizaine de mètres en quelques secondes seulement. De larges yeux rouges aux pupilles en amande qui leur donnaient une vue indétrônable, que ce soit de loin, dans le noir ou sous l'eau. À l'ouïe aiguisée qui ne laissait rien passer, même le plus faible sifflement. Deux immenses cornes tombantes qui les rendaient terrifiants à regarder.

Pour autant, ils étaient inoffensifs à partir du moment où les individus respectaient les règles. Leur but n'était que de faire régner l'ordre et d'attraper tous ceux qui se montraient irresponsables, patrouillant jour et nuit dans les rues. Malgré leur grand nombre, personne n'avait peur d'eux, bien au contraire, ils tranquillisaient les passants en leur assurant une sécurité indéfectible.

Accéder à l'assemblée signifiait être citoyen né à Elesi, prouver son identité et son invitation à travers une machine et passer les iomons en cas d'intrusion indésirable. Enys était donc incontestablement une élue de ce mois-ci, au plus grand malheur des cinquante-neuf autres.

Mais alors qu'Erian sortit quelques mots dans le but d'apaiser la tension qui régnait, elle persistait dans un simple silence. Il finit tout de même par imposer le respect nécessaire en faisant taire toute remarque déplacée et étrangement, elle le laissa faire.

Ce ne fut qu'au bout de trente minutes qu'elle se décida finalement à montrer le son de sa voix. Bien évidemment, elle attendit patiemment que ce soit au tour de son rival d'évoquer ses propositions pour faire les siennes et lui couper la parole.

– Et si on changeait de régime politique.

Il ne bougea plus, ses yeux portés vers elle, le visage neutre, libre de surprise comme s'il connaissait sa manière de faire par cœur. Après un court instant, il esquissa un sourire cauteleux et répondit calmement.

– Tu sais qu'il faut attendre ton tour pour mentionner tes suggestions.

– Non non, réagit-elle avec le même visage hypocrite que lui. Je ne vois pas en quoi le nôtre fonctionne. Il nous faut un dirigeant, affirma-t-elle en reprenant un parfait sérieux.

Tout juste qu'elle prononça ce terme, les élus s'emballèrent dans une offuscation outrancière. Ils exposèrent leur colère à travers une contestation de ses dires, tous avaient le regard sévère jusqu'à ce que leur ride de lion apparut entre deux poils de sourcils, leur voix haussée de sorte à infliger l'impatience dont ils faisaient preuve, cela en était trop pour eux. Sa seule présence était bien trop exigeante à supporter, leur devoir les obligeait à tolérer sa présence, mais cette fois-ci, elle allait trop loin.

De nombreuses réponses s'entremêlèrent et se confondirent, la pièce ne devenait plus qu'un foyer de brouhaha. Les Elesiens refusaient catégoriquement la délégation du pouvoir à un groupe d'individus, leur culture les incitait à responsabiliser chaque citoyen de cette cité vers une société libre et autonome. Avoir l'emprise sur toute leur communauté renvoyait à abolir la liberté et Enys était perçue comme le tyran qu'ils s'efforçaient de renier.

Tout à coup, une phrase se distingua des autres de part sa clarté et sa simplicité.

– Faites la quitter l'assemblée !

Si ce n'était un regard méprisant, elle ignora toutes les menaces qui lui étaient proférées, sûrement par habitude. C'était davantage Erian qui l'intéressait, lui et ses réactions. Elle ne se trompait pas, bien qu'ils soient connus pour leur rivalité, ils se connaissaient sur le bout des doigts.

Il tenta de calmer le déchaînement qui s'était produit, sa voix mise en avant par le micro lui donnait l'avantage.

– Calmez-vous, calmez-vous. Elle a le droit d'avoir son opinion tout comme nous tous.

Quelques-uns finirent par se taire quand d'autres insistaient, mais cela était loin d'être le problème. L'effrontée se leva subitement, une expression de hargne habillait son visage, son regard figé sur lui.

– Tu te fais passer pour le Bon Samaritain, mais tu crois vraiment que tu ne te prends pas pour le dirigeant ?

Elle faisait preuve d'une agressivité qui restait polie, tout juste provocante pour lui faire comprendre les conséquences qui allaient se produire. Il le savait, ses mains s’agrippaient aux rebords du pupitre pour tenter de se contrôler, une attitude bien sage en dépit de ce qu'il subissait, il ne flancha à aucun moment et répondit avec un grand sang-froid.

– Il n'y a pas de dirigeant. Nous sommes tous à égal.

– Dis ça aux serviteurs.

– Les serviteurs ont été punis. Ils auraient pu être exclus d'Elesi, mais à la place, ils font toujours partis de notre société malgré leur désobéissance, qu'ils s'estiment heureux.

Un des élus du deuxième rang défendit le porte-parole.

– Les serviteurs sont des dangers, tout comme toi !

– Jugez-moi alors, soutenait-elle.

– Erian est quelqu'un de bien, il nous aide constamment.

– Vous êtes trop stupides pour ouvrir les yeux sur lui !

Elle s'emportait et cela ne fit que confirmer la prudence de ses camarades qui réclamèrent avec obstination son expulsion. L'une d'entre eux s’éclipsa discrètement de la salle, un assez court instant pour ne pas se rendre compte de son absence, mais suffisamment pour la voir revenir avec deux iomons à ses côtés. Elle la pointa du doigt et alors que les créatures commencèrent à faire un pas vers elle, Erian leva le bras vers eux.

– Ça va aller. Je vais sortir avec elle, c'est ce qu'elle veut, dit-il en la fixant.

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