Partie 1

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HECTOR : Pensez-vous qu'il soit juste de priver l'être humain d'une de ses facultés ?

VERA : Et ça commence avec une question orientée et absolument non-justifiée ! A aucun moment je n'ai souhaité supprimer une faculté humaine. Enfin si, peut-être au tout début. Ça a été une étape dans mon cheminement de pensée. Mais j'ai bien vite changé d'avis. Ce que j'ai cherché à faire, ça ne supprimait aucune faculté humaine. On aurait toujours été capable de le faire. C'est juste qu'on aurait systématiquement choisi de ne pas le faire. Ce que je voulais faire au final, c'était juste changer les valeurs. Pensez-vous qu'il soit immoral de la part d'un parent de chercher à inculquer des valeurs à ses enfants ?

HECTOR : Ce n'est pas à vous de poser les questions Mademoiselle Véra ; c'est à moi. Et votre question n'est pas plus justifiée que la mienne. Vous n'êtes le parent de personne. Vous n'aviez aucune légitimité à faire ce que vous avez tenté de faire.

VERA : Aucune légitimité ? Quelle est la source de la légitimité d'après vous ? La filiation biologique ? Moi, je crois que c'est le mérite qui nous donne la légitimité. J'avais entre mes mains la conscience de la juste cause à défendre. Et les capacités de faire de ma vision une réalité. Personne d'autre ne semblait avoir conscience de l'importance de la cause, ni les capacités de faire avancer les choses. J'étais la seule à pouvoir faire quelque chose. Cela me donnait non seulement une légitimité, mais aussi une responsabilité. C'était mon devoir que d'agir, parce que j'étais la seule à pouvoir agir.

HECTOR : Et pourquoi cette cause était-elle si importante pour vous ?

VERA : Parce qu'elle est importante ! Objectivement ! Je sais ce que vous pensez. Vous voudriez que je vous raconte une jolie petite histoire pathétique sortie de mon passé. Le public est friand de ce genre d'histoires, n'est-ce pas ? Vous voudriez me faire passer pour une folle, agissant sous l'effet d'un traumatisme. Et bien, désolée de vous décevoir. Aucun traumatisme. J'ai agi sous l'effet de la raison.

HECTOR : Quelle était la première fois où quelqu'un vous a menti ?

VERA : Vous rigolez ? Je vous ai dit qu'il n'y avait aucun traumatisme ! Vous voulez que je vous parle du jour où j'ai découvert que le Père-Noël n'existe pas ? Vous croyez vraiment que c'est la source de tous mes maux ? Et bien non ! Il n'y a pas de source de tous mes maux ; car il n'y a aucun mal. Vous voulez savoir ce qui m'a poussée à penser comme je pense et à agir comme j'ai tenté d'agir ? Et bien l'éducation, la faculté de penser, le temps libre pour le faire, toutes les connaissances et les moyens à ma disposition, ...

HECTOR : Quand vous est venue cette idée ?

VERA : Vous savez ce qui est traumatisant ; s'il vous faut à tout prix un traumatisme ? Ne pas pouvoir être honnête ! C'est votre monde qui est traumatisant ! Celui que vous cherchez à défendre ! Le monde auquel vous allez me présenter comme une terroriste !

HECTOR : Pourquoi avez-vous l'impression de ne pas pouvoir être honnête ?

VERA : Parce que la Vérité est une valeur qui ne fonctionne que quand tout le monde l'applique. Ne pouvez-vous pas le voir ? J'étais capable de voir, moi. Capable de voir l'injustice. Et surtout capable de voir ce monde alternatif où la Vérité aurait été une valeur pour tous. J'étais capable de le voir, de voir son infinie beauté, et de voir qu'il pourrait devenir une réalité. J'étais capable de voir ce monde possible. Et j'avais entre mes mains les moyens de faire de ce monde une réalité.

HECTOR : Pourquoi avez-vous voulu imposer vos valeurs aux autres ? Pourquoi ne pouviez-vous pas, comme tout un chacun, vous contenter de les appliquer vous-même ? Est-ce que ça n'aurait pas suffit à satisfaire votre sens de la moralité ?

VERA : Vous ne comprenez rien ! Vous êtes un imbécile ! Je viens de vous le dire : la Vérité est une valeur qui ne fonctionne que quand tout le monde l'applique. Comme la plupart des valeurs d'ailleurs. Si vous êtes seul à appliquer une Valeur, aussi juste qu'elle soit, elle peut devenir nuisible. La Vérité est une valeur juste et bonne ; dans l'absolu. Mais dans le monde tel qu'il était et tel qu'il est toujours en dépit de moi, la Vérité peut être toxique. Sauf que cet absolu, je pouvais le créer. J'aurais pu. Et nous aurions tous vécu dans la Vérité, et tout le monde s'en serait mieux porté. Vous êtes incapable de le voir, parce que votre mentalité et vos valeurs sont bien trop loin de celles de ce monde que j'aurais voulu créer.

HECTOR : Pouvez-vous développer cette idée que la Vérité serait toxique ? Vous en êtes donc consciente ?

VERA : Dans le monde tel qu'il est ! J'ai dit "dans le monde tel qu'il est" ! Si mon plan avait abouti, on aurait été dans un autre monde, et là-bas la Vérité aurait été bénéfique à tout le monde. Je ne suis pas toxique ! Je ne suis pas une méchante ! Écrivez ça en grand dans votre article ! Je ne suis pas la méchante ! J'ai agi pour le Bien. Pour un monde meilleur. Je ne suis pas la méchante ! Bien sûr je sais, vous allez couper mon affirmation de l'article. Je ne répondrais pas à votre question. Vous allez sélectionner mes propos, les déformer, et utiliser mes propres mots pour les retourner contre moi. Tout ce qui vous intéresse, c'est de me faire passer pour une folle, une méchante, une terroriste. Et ça ne me dérangerait pas si ça ne détruisait que moi. Mais en me détruisant moi aux yeux de tous, vous allez détruire à leurs yeux la Vérité en même temps.

HECTOR : Vous refusez-donc de me répondre ? Vous refusez de me dire la vérité ? Ne trouvez-vous pas qu'il s'agit là d'une contradiction ?

VERA : Oui ! Oui il s'agit d'une contradiction ! Dans ce monde je suis obligée de me contredire et de trahir mes principes par mes actions chaque jour de ma vie ! Je suis obligée ; sinon je meurs et j'emporte mes principes avec moi.

HECTOR : La vérité n'est-elle pas toujours bonne à dire ? N'était-ce pas ce que vous vouliez, que tout le monde dise toujours la vérité ?

VERA : Mais vous faites semblant de ne pas comprendre ou vous êtes vraiment demeuré ? Je crois que vous êtes intelligent. Vous voulez juste entendre les explications sortir de ma bouche, pour pouvoir me citer. Très bien, je vais vous expliquer. Mais s'il vous plaît si vous me citez, citez-moi en intégralité. Parce que tout mon argument est là. La Vérité est juste et bonne. Mais seulement la Vérité complète. Seulement quand tout le monde l'applique. Et seulement quand elle est entière. Des petits bouts de vérité, c'est parfois pire que pas de vérité du tout. Un petit bout de vérité, c'est parfois plus mensonger qu'un mensonge. Ne comprenez-vous pas ça ?

HECTOR : Expliquez-le-moi.

VERA : Le public aime les exemples, n'est-ce pas ? Oui, bien sûr. Alors je vais donner des exemples. Les exemples sont le premier exemple. Vous donnez un exemple, et l'exemple est factuellement vrai. Mais le public ne va pas s'en tenir à l'exemple, il va généraliser. Et il va en tirer des idées plus générales, qui elles seront fausses. Faites un article sur un touriste blessé par un requin et ils penseront que tous les requins sont des monstres sanguinaires, un article sur un végétarien détruisant la vitrine d'une boucherie et ils finiront par penser que tous les végétariens sont de dangereux extrémistes. Faites un article sur la plus grande défenderesse de la Vérité reconnaissant que celle-ci est parfois nuisible, et ils finiront par penser que la Vérité est mauvaise et n'est pas une valeur qui mérite d'être adoptée. A cause de ce dont vous n'aurez pas parlé ! Vous n'aurez pas mentionné tous les requins et les végétariens n'ayant rien fait de mal. Et vous n'aurez pas mentionné la nuance dans mes propos. La nuance qui dit que la vérité est parfois nuisible seulement dans le monde tel qu'il est. Seulement parce que, dans le monde tel qu'il est, tout le monde n'a pas cette valeur et la Vérité n'est jamais complète.

HECTOR : Effectuez-vous une distinction entre les faits et la Vérité ?

VERA : Oui ! Tout ce que l'on dit porte une valeur symbolique. Les faits, ce sont les éléments que l'on relate, ce qu'il s'est passé. La Vérité, c'est le message général, la croyance, derrière les faits.

HECTOR : Mais pourtant, si votre plan avait fonctionné, les gens auraient tous été forcés d'être sincères sur les faits. Ça n'aurait en rien été un gage de la Vérité telle que vous l'entendez là.

VERA : En un sens ce que vous dites là est correct. Mais c'est parce que vous occultez l'effet de la quantité. Les faits et la vérité se recoupent : pas systématiquement, mais globalement. Avez-vous déjà suivi un cours de statistiques ? Avez-vous entendu parler des erreurs de mesure ? Imaginons que vous soyez en train de concevoir un questionnaire pour mesurer mes connaissances en géographie. Vous allez rédiger cent questions sur la géographie, et en comptant mes bonnes réponses vous aurez une estimation assez juste de mon niveau en géographie. Mais si vous ne me soumettez qu'une seule question, vous aurez toutes les chances que votre estimation soit pourrie. Parce que le hasard entre en ligne de compte. Peut-être connais-je très mal l'Afrique, mais ce n'est pas pour autant que je suis complètement une quiche en géographie. Ou peut-être vous m'avez posé une question sur un pays où je suis partie en vacances et que j'ai donc su y répondre alors qu'en réalité je suis vraiment une quiche en géographie. Comprenez-vous ce que je suis en train de dire ? Si vous essayez de déterminer la vérité à partir d'un seul fait, vous échouerez. Mais plus vous avez de faits à votre disposition, plus les erreurs de mesure se compensent ; parce qu'il y en a qui vont dans un sens et d'autres qui vont dans le sens inverse. Comme c'est aléatoire, les chances que ce soit dans un sens ou dans l'autre se compensent. C'est comme lancer une pièce : cinquante pourcents de chances qu'elle tombe sur pile et cinquante pourcents de chances qu'elle tombe sur face, c'est la vérité. Mais si vous la lancez cent fois, vous serez plus proche de cinquante-cinquante que si vous ne la lancez que six fois. Tous les faits se comporteront de la même façon que ces lancers de pièce. Un fait ne sera jamais gage de Vérité. Mais si tout le monde nous donnait tous les faits tout le temps, on se rapprocherait de plus en plus de la Vérité.

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