Chapitre 11 第11章

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Troisième partie: Arya, la mathématicienne des mots


Depuis quelque temps, la ville avait changé. Pas de façon remarquable ou extraordinaire, non, ce changement s'était opéré en silence, inconnu de ceux qui menaient une vie normale et routinière. Arya était bien trop observatrice pour manquer cette légère perturbation dans son environnement. Normalement, rien ne l'enthousiasmait davantage qu'un nouveau mystère dans la platitude du quotidien, mais cette fois, quelque chose était définitivement inquiétant.

Arya n'était pas du genre à s'inventer des chimères, en y croire et à en frissonner. Ainsi, elle savait qu'elle ne devait pas prendre à la légère son pressentiment que quelque chose de glauque se tramait dans les tréfonds de Tokyo. L'une de ses qualités était qu'elle différenciait avec une parfaite acuité le réel du faux; une compétence particulièrement utile lorsque l'on était une mathématicienne des mots. Car telle était la profession secrète et très inusitée de la jeune femme. Elle calculait les mots, les syllabes et les phrases afin de former un ensemble mathématique, clair et concis. En effet, les mots avaient une fâcheuse tendance à l'indiscipline et distinguer leur sens pouvait être ardu s'ils n'étaient pas à leur place.

Elle faisait son travail avec une fierté sans pareille et se servait de son talent pour résoudre des mystères. Tout ce qui était mystérieux et indistinct la fascinait. En outre, les codes et les combinaisons informatiques ne résistaient pas à son expertise. Les chiffres étaient tellement plus faciles à calculer que les mots... Ils suivaient toujours la même logique, irrévocable, indéniable. Voilà pourquoi Arya préférait travailler avec les mots: les chiffres, eux, n'osaient jamais aller à l'encontre des règles. 1 + 1 = 2; c'est un fait, on ne peut en dire rien d'autre. Mais Bleu + Infini était-il = Ciel? Ou était-ce Bleu + Illimité? Telle était la question. Il y avait de multiples possibilités et choisir la meilleure pour expliquer un mystère ne se faisait pas à la légère.

Elle-même détestait les lois, les conventions et les normes. Pourquoi faudrait-il être diplômé d'une école pour prétendre au titre de mathématicien et bénéficier d'une place bien taillée dans la société? C'était complètement superflu étant donné que la logique était la seule chose véritablement essentielle pour pratiquer ce métier.

C'était avec cette façon de penser plutôt atypique qu'elle s'était présenté, à tout hasard, dans le bureau du directeur de la firme Torai, par une journée tout à fait comme les autres où elle s'ennuyait terriblement. Elle n'avait jamais été engagée nulle part auparavant, ni fréquenté aucune école, d'ailleurs. Elle avait décidé sur un coup de tête de se trouver un emploi fixe, un peu lassée qu'on la sollicite sans cesse pour hacker des systèmes, en la payant au noir par-dessus le marché.

L'apparence générale de l'homme lui avait plu dès le premier regard. Jeune, trop pour être le patron d'une entreprise selon les conventions, les cheveux longs et dénoués, le visage impassible. Pas impassible-calme, impassible-tourmenté. Il semblait dissimuler sa nature sous un masque. Et il dégageait quelque chose de tellement refoulé et énigmatique... Arya avait été conquise et avait décidé, sans équivoque, qu'il l'engage ou non, d'en faire son sujet d'expérience.

Yoshito Torai l'avait dévisagé pendant exactement trois secondes et 0,54 quand elle était entrée, l'air légèrement surpris. Considérant son apparence physique particulière, elle avait été étonnée que son entrée à l'improviste ne l'ait pas sidéré davantage. Il avait simplement détourné le regard vers son ordinateur, lui avait demandé son nom et sa profession. Elle avait répondu «comptable» à la deuxième question et il lui avait lancé avec indifférence cette phrase:

-Tu es engagée, et pour de bon si tu ne te fais par virer par mon adjoint après une semaine. 

«-C'est un peu impoli de me tutoyer,» avait-elle répondu d'un ton moqueur. Elle se fichait bien de comment on lui parlait, mais voulait que le directeur se souvienne d'elle. Il avait levé les yeux, l'air de l'homme qui se demande s'il a bien entendu, et elle avait quitté le bureau en gambadant sans lui laisser le temps de répondre.

Dans les jours qui avaient suivi son embauche, elle avait étudié Yoshito en silence, du coin de l'œil, faisant mine de regarder autre chose quand il se retournait vers elle. Les rares moments où ils étaient face à face, il lui lançait un regard disant: «Tiens, tu n'es pas encore renvoyée?» et alors, elle souriait de toutes ses dents.

Son intégration au sein de l'équipe professionnelle et tirée à quatre épingles du département de comptabilité n'avait certes pas été facile. Elle était arrivée sans diplômes mais avec des capacités incroyable; vêtue comme une punk mais dotée d'une intelligence digne d'une professeure d'université. Le directeur adjoint, homme de préjugés, avait jaugé ses cheveux roses, son jean troué et son maquillage bariolé avec mépris et avait tenté de la renvoyer dès le premier jour, mais elle s'était révélée tellement utile qu'il n'avait pas eu le choix de l'assigner à un poste. 

Elle avait donc accepté de prendre en charge les rapports financiers et de protéger le système informatique de l'entreprise contre d'éventuelles attaques de virus. Elle avait développé un système de pare-feu révolutionnaire et l'avait installé en faisant promettre à ses collègues de ne rien révéler. Tous les jours, Arya s'acquittait de son travail à une vitesse stupéfiante, pour ensuite revenir à son sujet d'étude favori: son supérieur.

Après maintes observations et une série de déductions, elle avait fini par conclure que Yoshito cherchait quelqu'un. Découvrir qui avait été plus rapide, en piratant son ordinateur personnel et son téléphone cellulaire. Dans la liste de ses contacts, la trentaine d'équipes de détectives qui avaient apparemment été renvoyés successivement lui avaient fait deviner que le cas était compliqué, et le dossier «Naoko: Disparition» sur l'ordinateur s'était révélé être une véritable mine d'or.

Depuis, elle avait commencé à travailler sur ce cas particulièrement intéressant et qui semblait tourmenter son patron au plus haut point. Elle ne le faisait par bonté, ni pas compassion. Le mystère la captivait, simplement. Ce n'était qu'une occasion parmi tant d'autres de mettre à l'épreuve ses capacités de mathématicienne des mots, de résoudre avec logique une situation trouble.

Elle avait cru au départ que comme tous les autres mystères qu'elle avait explorés auparavant, elle résoudrait le cas Naoko en deux temps, trois mouvements. Mais non, plus elle avait cherché, fouillé, retourné à l'envers tous les systèmes informatiques du pays et calculé, échangé les mots des rares informations qu'elle dénichait, plus elle s'était enfoncée dans l'obscurité.  Les pistes n'aboutissaient pas et menaient à d'autres possibilités, multipliées en notation scientifique de plus en plus énormes. Elle n'avait jamais dépassé Probabilité x 10^2 avant, et voilà qu'elle s'était retrouvée à devoir jongler avec Probabilité x 10^6!

Avec toutes ces situations et ces statistiques dansant dans sa tête, Arya s'était retrouvée, pour la première fois, face à un total, profond et absolu mystère. C'était comme si Naoko Torai avait cessé d'exister.

Alors, elle avait décidé de jouer le tout pour le tout et de pirater le système informatique du gouvernement. Il s'agissait d'une opération risquée, mais comme Arya faisait tout sur un coup de tête, étant habituée à réfléchir vite comme l'éclair, elle avait calculé les risques en quelques secondes et avait décidé de les mettre de côté. Tant pis. Si elle ne pouvait pas le faire, personne ne le pourrait.

Elle s'était donc préparée à passer aux actes le soir même, quand un coup de fil du directeur adjoint était venu momentanément la distraire.

-Monsieur Torai a disparu depuis hier soir! Personne ne sait où il est et le patron de l'une de nos succursales en Chine désire...

«-Ok, je m'en fous du patron de la succursale machin-chouette, la politique, ce n'est pas mon truc. Vous devriez appeler la police, » conseilla Arya tout en ne cessant pas d'écrire sur son clavier.

-Ils refusent d'intervenir s'il n'y a pas un délai de deux jours entre l'heure de la disparition et le...

-Pff, quelle bande d'incompétents. Soudoyez-les, ils vous chanteront un autre refrain.

«-Arrêtez de m'interrompre,» avait-il rétorqué avec agacement. «Il est hors de question que nous fassions cela.»

«-Très bien, très bien...» avait-elle soupiré, «Je vais aller le retrouver. Comme si je n'avais que cela à faire. Je parie qu'il est parti s'amuser avec son pote, Lucian, et qu'ils ont fini en prison parce qu'ils conduisaient soûls...»

Le silence éloquent à l'autre bout de la ligne lui avait confirmé qu'il était plus que temps de raccrocher, ce qu'elle avait fait en ricanant. Elle adorait se moquer des gens pompeux et faussement professionnels. Le directeur adjoint pouvait bien faire semblant de se soucier, tout le monde à la firme Torai savait qu'il désirait obtenir la position de son supérieur. C'était probablement pour cela qu'il l'avait appelée, elle, au lieu d'engager un détective privé. Il espérait qu'elle ne retrouve pas Yoshito.

Il allait probablement être très déçu, se dit Arya, riant toujours. Elle referma son ordinateur, enfila son manteau kaki et son écouteur à ultras-sons, puis sortit affronter l'immense métropole.

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