Chapitre 10 第10章

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Les yeux attentifs et méfiants de Lucian passaient d'un coin sombre à l'autre, son téléphone serré dans sa main. Suivre une tueuse de sang-froid dans un endroit non identifié n'était pas dans sa routine habituelle, et certainement pas dépourvu de risque.

Il était environ 3h de l'après-midi mais le soleil n'arrivait pas à percer les opaques nuages d'orage. Mlle Kimura marchait d'un pas gracieux et décidé, chacun de ses mouvements étant d'une précision parfaite. Rien ne semblait pouvoir la faire vaciller. Il serra les poings en pensant à la facilité avec laquelle elle était entrée dans le café, avait sorti la drogue et tué le jeune homme, aisément, faisant basculer la réalité sans même mener combat. Une femme comme elle était incompréhensible. En fait, tout, dans ce quartier, était incompréhensible.

Aux yeux des autres, tout était normal, mais à présent qu'il se retrouvait dans une situation hors de l'ordinaire, il remarquait tous ces petits détails qui lui étaient passés inaperçus la première fois qu'il était entré dans Kyomu. La façon dont les gens semblaient si fatigués, comme s'ils n'avaient pas dormi de la nuit, l'absence étrange de la police.

Il n'était pas certain de pouvoir être secouru si les choses dérapaient. Mais il n'avait pas peur, alors qu'il aurait dû être terrifié. C'était cela, le plus horrifiant: il ne ressentait absolument rien d'autre que la résignation et le désir d'aller jusqu'au bout.

Mlle Kimura s'enfonça dans un dédale de ruelles imprécises, tracées au hasard par un concepteur de terrains négligeant. Les murs immenses des édifices donnaient l'impression d'être coincé dans un ravin. Tout au fond de cet ensemble de rues minuscules et sales se trouvait un grand stationnement derrière un immeuble aux fenêtres condamnées. Un seul lampadaire illuminait l'asphalte de son chatoiement blafard.

Elle s'arrêta au pied de cette unique lumière. Lucian alla la rejoindre, les poings serrés et déterminé.

-Maintenant que nous sommes seuls, explique-moi tout.

-Tout? Cela prendrait une éternité.

-N'essaie pas de gagner du temps! Je sais que tu n'as plus d'arme, tu as jeté ton couteau dans la gorge de ce malheureux garçon...

-C'était dans le lobe préfrontal, plus précisément, pour qu'il meure le plus rapidement poss-

-JE M'EN FOUS!

Mlle Kimura ne sembla pas surprise par son explosion et soupira avec désintérêt.

-C'est énervant si vous perdez votre sang-froid tout de suite. C'est comme si vous abdiquiez déjà. Enfin, bref, je vais t'expliquer ce que tu veux savoir. La question, c'est comment...

Elle sembla réfléchir quelques instants, et Lucian en profita pour observer son visage et son allure générale. Sans cette étincelle malsaine qui allumait ses yeux sombres et cette torsion des lèvres, comme si elle était toujours en train de mijoter quelque chose, elle avait tout l'air d'une femme de ville, émancipée et respectable. Sa coiffure était impeccable, son maquillage pas trop extravagant, son manteau d'un noir sobre. Seule l'écharpe rouge sang qu'elle portait au cou venait contraster cette absence de couleur.

«-Dites-moi», murmura-t-elle finalement, les yeux grands ouverts et tournés vers les siens, «à quel point êtes-vous aguerri en mathématique?''

-Q... Quoi?

Sur le coup, la question lui sembla si incongrue qu'il n'aurait pas su énoncer la formule de Pythagore. Il avait bien sûr suivi des études dans ce domaine, plus poussées que la plupart des gens même, mais quel était le rapport avec la situation?

-Les personnes fermées d'esprit comme toi, il faut toujours tout leur expliquer avec des chiffres... Bien. Partons du fait que ce monde est un graphique de situations fonctionnelles. Vous me suivez, jusque-là?

Il hocha la tête mécaniquement, malgré sa totale incompréhension. Il pressentait qu'il valait mieux écouter les «explications» tant qu'il y avait accès.

-Donc, si ce monde est un graphique, il y a évidemment une formule, qui contrôle tout. La formule de notre existence est f (x) = Vie x + Mort, puisque les vies peuvent être variables mais que la mort est inévitable. Vous comprenez? Chacune de nos vies est une courbe dans cet immense graphique appelé «monde», et nous ne décidons pas de ce qui nous arrive.

Lucian, un sourcil levé, acquiesça de nouveau, regardant avec ahurissement Mlle Kimura qui paraissait fascinée par son propre discours. Elle poursuivit avec passion:

-Tous les graphiques sont numérotés selon deux axes: x et y. Dans l'axe des x, les numéros sont des circonstances, et dans de plus rares cas, des personnes. Ils délimitent le parcours et les lignes de trajectoire des existences, ainsi que le moment où elles doivent prendre fin. Moi, je suis l'un de ces numéros de graduation.

Tout en parlant, elle sortit une craie de sa poche et traça un grand graphique sur le mur de béton de l'immeuble. La lumière du lampadaire faisait ressortir des lignes de la pénombre de l'orage.

-Étant donné que je suis un numéro de l'axe des abscisses, il est donc de mon devoir de décider de qui meure ou non... Pour ce qui en est de l'axe des y, il se gradue selon l'année à laquelle les vies prennent fin, puisque y dépend de x et que l'année de la mort dépend des circonstances! Vous me suivez, Monsieur?

Lucian secoua la tête, une angoisse étrange lui serrant la poitrine. Tout d'un coup, il ne voulait plus comprendre. Ce concept était trop déséquilibré pour être vrai... Ramener le monde à un état de simple graphique mathématique était absurde... Mlle Kimura sourit avec une profonde exaltation dans les yeux, une réelle obsession, et poursuivit:

-Vous allez comprendre, vous allez comprendre... C'est un jeu d'enfant. Les deux éléments les plus importants dans un graphique sont les variables, x et y. Elles sont impératives pour construire un monde où règne une parfaite logique. La deuxième variable, y, nous l'avons déjà trouvée. Tu en as déjà entendu parler: il s'agit d'une personne appelée Aphrodisia...

Mlle Kimura rangea alors sa craie, et son sourire s'accentua encore, déformant ses traits fins de manière presque animale. Lucian recula d'un pas. Il se heurta contre un grillage, le choc du métal froid comme son dos le fit frissonner, mais pas autant que le regard démentiel de la femme.

«Cet endroit», susurra-t-elle en plissant les yeux, «est une expérience. Une expérience à petite échelle d'un monde créé pour la logique et la perfection. Nous contrôlons ceux qui sont à la base de la chaîne alimentaire, ceux qui sont les courbes du graphique... Nous sommes l'Élite.»

Elle avança d'un pas et lui tendit la main dans un geste solennel.

-Lucian Sakami! Comme nous tous, vous êtes à la tête d'un empire économique pouvant manipuler les êtres humains, tellement dépendants de l'économie. Rejoignez l'Élite. Jouez selon nos règles. Et cette petite expérience, ce graphique limité qu'est Kyomu, deviendra planétaire!

Lucian regarda les doigts blancs et délicats de Mlle Kimura tendus devant lui. Ses doigts trompeurs, ses doigts meurtriers, ses mains de marionnettiste qui avaient tant blessé Yoshito. Il d'une voix ferme et dure, il prononça un «non» définitif. Les sourcils de la femme se froncèrent.

-Pourquoi donc?

-Parce que... c'est mal... ce que vous faites.

Ses mots lui semblaient être ceux d'un enfant naïf. Il ne comprenait même ce qu'ils faisaient, justement, il avait juste l'horrible impression d'être en danger, là, tout de suite. Et ce pressentiment ne fit que se renforcer quand Mlle Kimura éclata d'un rire aigu et hystérique.

«-Mal,» répéta-t-elle avec moquerie, «mal! Voilà le problème avec les personnes comme toi, si bonnes, compassionnelles et désintéressées... Les émotions sont des barrières à la logique, elles posent des mirages sur des opérations pourtant toutes simples! Les émotions entraînent la peur, peur de perdre un proche, peur de perdre la vie que l'on chérit tant... Lorsque l'on ne ressent rien, on peut tout faire!»

Elle cessa de rire pour reprendre un peu de gravité, et ajouta en hochant la tête d'un air entendu:

-C'est cela, l'avantage de la psychopathie.

-Tu es folle, Kimura... Tu es complètement... désaxée...

Les mots se bousculèrent sur les lèvres de Lucian. Il ne pouvait s'empêcher de regarder droit dans les yeux de la femme même si cela le glaçait d'horreur. Ne jamais quitter des yeux une menace... Ne jamais quitter des yeux une tueuse... La bouche sèche, il trouva encore la force de murmurer:

-Et le rapport avec Yoshito, dans toute cette histoire? Vous... Vous avez essayé de le recruter pour votre «Élite», lui aussi?

-Nous avons trouvé la variable y, Aphrodisia, mais il nous manque la variable x. Et c'est lui. Yoshito Torai est la valeur de x manquante pour compléter le graphique final et créer une harmonie mathématique dans ce monde.

Lucian secoua lentement la tête, ne croyant pas qu'il entendait réellement un tel délire de la part de la propriétaire de la deuxième plus grande informatique au Japon... «Folle,» murmura-t-il encore avec effarement.

-Oui oui, comme vous voudrez, Lucian Sakami. Ce sera le dernier mot que vous aurez jamais prononcé.

Il n'eut pas le temps de relever les yeux. Une douleur aveugle lui transperça le crâne alors qu'un coup dur le heurtait. Il vit passer devant ses iris révulsés les lignes blanches du dessin sur le mur avant le s'effondrer au sol.

Avant de sombrer dans le néant, il lui sembla qu'une aiguille se faufilait dans sa nuque et qu'on l'appelait au loin, très loin, dans un corridor d'échos. Yoshito criait son nom. Il ouvrit la bouche pour lui dire qu'il était désolé, mais rien ne sortit.

Le silence se fit et la douleur, enfin, s'arrêta pour de bon.

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