Le Feu Follet

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Deux jours plus tard, il se tenait stupéfait devant le corps rigide de sa mère, étendu dans le cercueil. Vendredi encore, il l’avait vue égale à elle-même. Ils s’étaient verticalement dit « À lundi ! » et voilà qu’ils étaient réunis perpendiculairement ce mercredi. Il était venu seul, car aucune autre personne assez intime n’existait dans son entourage pour assister à la mise en bière.

« Blonde ou rousse, Maman ? »

Il regardait sa mère qui semblait un peu dégonflée et plus aplatie qu’avant. Avaient-ils eu recourt à un énorme chausse-pied pour la faire rentrer dans la boite ? Avaient-ils dû couper les bouts de gras qui dépassaient ? En tout cas, ça ne se voyait pas sous sa tenue de gala. Le maquillage du thanatopracteur par contre n’était pas très subtil et rendait son visage irréel. Elle, qui de son vivant, ne se colorait jamais les lèvres, on l’avait affublée d’un rouge à lèvres rose-violine qui ne lui allait pas du tout. En outre, les yeux étaient bariolés d’un bleu trop pastel pour faire sérieux. Bref, elle ressemblait à un clown déchu, la mine renfrognée, pour changer.

Il ne résista pas à l’envie de la toucher du bout du doigt et constata avec effroi que ce corps inerte était surgelé comme un filet de colin pané et endimanché à la sortie du congélateur. Il avait donc tout le temps de lui parler. Elle ne lui couperait plus la parole à moins qu’elle ne fonde… alors sans perdre une seconde, il déroula son torrent de mots jusqu’à épuisement d’idées, de salive et de temps. Pendant cet intervalle, le croque-mort tenta de rentrer dans la pièce plusieurs fois afin de raccourcir son soi-disant recueillement, mais sans succès. Les morts suivants n’avaient qu’à bien se tenir, Bertrand avait mille trucs à débiter et il en débita des stères.

Cela commença à peu près ainsi : « Maman, pourquoi tu m’as élevé comme-ci et pas comme-ça. Pourquoi tu ne m’as jamais auditionné ? Tu sais quoi, eh ben je vais tout te paraphraser. J’ai sempiternellement désiré être un aventurier comme papa… mais j’ai toujours avorté mes utopies par peur, par poltronnerie ou pour ne pas faire de vapeur. Des choses m’ont fait transpirer pendant toutes ces années ! J’ai dû réprimer mon idéologie alors que j’aurais voulu tout fractionner avec toi. Maman, écoute maintenant tout ce que j’ai sauvegardé, aggloméré, mijoté, tout ce qui est en train d’exploser. »

Avec la verve alambiquée qui le caractérisait, il déroula quasi en transe un monologue ultra rythmé jusqu’à en sortir échauffé, mais vidé. Quand le silence fut revenu, le croque-mort, impatient derrière la porte, s’activa. Le temps d’un dernier coup d’œil et hop, il referma le cercueil. Bertrand ne ressentait plus rien. Il venait de se libérer de cette insatiable file de mots qui le hantait depuis des années.

En rentrant chez lui après la cérémonie de crémation où quelques voisins l’avaient finalement accompagné, il s’allongea épuisé. Le sommeil aux abonnés absents le fit tournicoter sur lui-même pour finir par s’entortiller dans le drap, à deux doigts d'un garrot gigantesque. Le trop-plein évacué avait laissé la place au trop vide, une sorte de puits sans fond, d’abyme abyssal dans lequel il tombait sans jamais s’écraser. Seul un somnifère pouvait mettre fin à cette chute interminable. Il se leva, s’emberlificota les pieds dans le drap et s’échoua de tout son long. Lorsqu’il atteint la salle de bain et avant d’ouvrir l’armoire à médicaments, il vit sa tête défaite dans le miroir. Il s’était beugné le nez. Défiguré certes, mais enfin libre de vivre sa vie comme bon lui semblait.

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