Le Golden Vanity

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Son bureau se situait dans un espace ouvert. Les seuls échanges avec ses collègues consistaient à se saluer le matin et en fin d’après-midi ou à se passer un appel interne. Aux autres moments, on l’avait mis à l’écart tout naturellement. Les hommes avaient même poussé le vice de décaler leurs pauses café ou se rendaient à la machine de l’étage d’en dessous. Quant aux femmes, elles ricanaient en le regardant. Il ne comprenait pas trop pourquoi. À force de rejet, il avait cessé d’entrer en contact avec eux, persuadé qu’aucun sujet de conversation n’était envisageable. Il mangeait seul à la cantine puis retournait à son bureau et passait l’après-midi à se concentrer sur le bruit de fond de leurs discussions. Si le téléphone ne l’interrompait pas, il avait pris l’habitude de voguer dans une douce rêverie marine.

Cela l’amusait de comparer son contrat à durée indéterminée à un séjour en paquebot de croisière mais dénué d’escales et d’animations. Une sorte de huis clos dans une cabine sans hublot. Une chance qu’il ne ressente pas le mal de mer. Cette immensité rugissante, dominait d’ailleurs ses songes de jour comme de nuit, souvent hantés par la figure paternelle héroïsée à tort et à travers. À l’heure actuelle, Dieu seul savait où se situait son père. Peut-être était-il alcoolique et sans le sou dans un port d’Amérique du Sud ? Mais au moins, il était parti à l’aventure, lui. En comparaison, Bertrand ne connaissait que de loin les lacs paisibles de sa région de naissance, car il n’avait rien exploré au-delà de son périmètre de sécurité.

Il aurait pourtant adoré avoir le charme de Corto Maltese. Cependant la nature ne lui avait pas fait grâce d’une telle stature, d’une mâchoire si carrée, d’un regard bleu perçant et encore moins de désinvolture. La séduction n’était de toute façon pas à l’ordre du jour. Il semblait même loin le temps où Bertrand songerait à s’enflammer pour une donzelle. De nombreux voiles à lever sur l’horizon de sa carrière affective...

Outre son corps disproportionné, Bertrand Pascal arborait un visage singulier que l’on oubliait vite ou alors pas du tout : de petits yeux rapprochés, un nez retroussé, des lèvres absentes, une couleur de cheveux sans éclat. Dans ses souvenirs, son père, qu’il n’avait pas revu depuis ses six ans, avait une allure moins anodine. À l’époque, l’ambiance matrimoniale entre ses parents vacillait et son géniteur ressentit le besoin de s’évader de la routine monotone que lui proposait son foyer. D’un jour à l’autre, il partit vers le Sud rejoindre la mer et embarquer, parait-il, à bord d’un bateau de pêche. Sa tante, qui vivait là-bas, avait confirmé l’avoir vu au port et après avoir mené sa petite enquête, en informa sa sœur qui fut anéantie par la nouvelle, à tout jamais. C’est à partir de cette période que Bertrand s’intéressa particulièrement au monde marin. À chaque occasion, il demandait un cadeau y ayant trait. Pour le premier Noël sans son père, il reçut un dauphin en peluche, un doudou qui tronait encore sur son lit. Se succédèrent ensuite un submersible pour le bain, un aquarium rond avec son poisson rouge dedans, un puzzle du massif corallien ou encore le jeu de la bataille navale. Faute de moyens, il n’eut, par contre, jamais le bateau pirate de Playmobil ni la maquette du navire de guerre qu’il lorgnait dans la vitrine du magasin d’en bas. Puis plus âgé, vinrent le tour des livres avec Vingt mille lieux sous les mers de Jules Verne et les bandes dessinées de Corto Maltese. Son modèle, son héros. Il aurait aimé être marin à l’allure de capitaine comme lui, mais il se sentait plus un petit matelot quelconque.

Son CDI représentait la sécurité, le travail que la société vous demandait d’avoir. C’était clairement la solution de facilité plus confortable qu’excitante. Il s’était ainsi laissé voguer sur ces flots sans savoir où ceux-là le mèneraient. Les mois défilaient et le pimpant paquebot de croisière s’était transformé petit à petit en navire marchand, à ras bord de conteneurs et tanguant dangereusement sur l’océan. Les tensions entre les officiers et les matelots se multipliaient rendant ces derniers débordés et aigris, confinés et transpirants dans la cale du bateau. Leur motivation s’évaporait face à l’autre partie logée dans les cabines du haut. Eux au moins, avaient vue sur l’extérieur, sortaient humer les embruns ou passaient leur temps en réunion à discuter rentabilité. Il sentait que sa tranquille croisière prenait un virage cauchemardesque. Qu’une envie le hantait, celle de laisser tous ces conteneurs rouillés et cette odeur d’humidité permanente derrière lui. Bref, de quitter ce navire marchand devenu méchant en sautant à bord d’un canot de sauvetage. D’autant plus que l’intrépide capitaine semblait n’avoir qu’une idée en tête : emprunter la trajectoire la plus courte droit en plein dans la zone de tempête. Il poursuivait sa course folle vers l’enrichissement. Il était sous pression, son embarcation aussi. Elle subissait des vagues et des creux de plusieurs mètres. Le ronron du moteur redoublait de force. L’air ambiant empestait le fuel. L’allure filait incontrôlée et incontrôlable.

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