Dix-huit années plus tard...

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  Je regarde ma mère et mon père à tour de rôle, ma mère soupire face à ma détermination. Elle ne veut pas que je m'en aille. Ma soeur ne dit rien, elle se contente d'observer la nourriture dans son assiette. Mon père, lui, apprécie notre entreprise. Finalement, il se lève pour ranger la vaisselle.

  • Partez pour Europa les filles, vous aurez une bien meilleure vie qu'ici.
  • Mais le chemin est... est si dangereux, enfin ! ma mère s'affole, elle a peur pour nous.
  • Ma maman, fais-je doucement pour la rassurer, je suis grande. Je peux me débrouiller et m'occuper d'Aleksandra.

 Cette dernière lève les yeux lorsque j'évoque son prénom, et prend la parole.

  • De toute façon, Astrakhan est déjà dangereux...

 Notre mère se braque, elle ne peut pas nous empêcher de partir. Elle sait que nous devons aller à Europa, c'est bien mieux qu'ici. Nous avons les compétences et les moyens pour obtenir le Diplôme de notre choix, et de fait notre droit de séjour là-bas.

Aleksandre se lève à son tour et m'accompagne dans ma chambre afin de préparer notre expédition, sous l'oeil inquiet de notre mère, et celui audacieux de notre père.

 La route sera longue et dangereuse jusqu'à notre destination, à la frontière. Nous devons partir d'Astrakhan, longer lla route jusqu'à Toula et continuer notre chemin à travers différentes villes, jusque Moskva où nous pourrons trouver des passeurs pour l'Europa. Une petite marche à travers la Russie, un pays dangereux rempli de milices indépendantes, de bandits, de tueurs et autres nuissances... les routes ne sont pas sûres.

  • Alek' tu as bien pris tout ce que je t'ai demandé de prendre ? lui demandé-je en regardant sur la carte le chemin que j'avais tracé.
  • Oui grande soeur, j'ai l'eau, les rations, les couvertures...
  • Et les armes ?
  • Et les armes.

 Il faut que nous soyons armées pour la traversée, pour nous protéger. Les routes sont infestées de dangers en tout genres, la police n'existe plus en dehors des villes. Si nous voulons éviter de nous faire violer et assassiner lors d'une nuit, il vaut mieux avoir des armes... En Russie, l'arme la plus distinguée depuis des siècles est la AK-47, une valeur sûre, fiable et peu coûteuse. Nous avons aussi opté pour un Snaïperskaïa Vintovka Dragounova (SVD), un fusil de précision et une SKS, une très ancienne carabine semi-automatique conçue en 1945 et réhabilitée. S'armer en Russie, après la guerre, n'est pas une chose compliquée, il faut juste de l'argent ou quelques contacts...

 Nous devions partir le lendemain matin. Pour le moment Aleksandra et moi-même allons nous coucher pour passer une bonne nuit avant d'entreprendre le grand voyage.

  • Bonne nuit Alek', dis-je en me couchant.

 Le réveil sonne à 8:30. Je vais réveiller ma soeur dans sa chambre, une bonne demi-heure avant, histoire de ne pas nous en aller à moitié endormies. Il est temps de nous préparer pour le départ. Aleksandra s'habille en même temps que moi, avant de prendre notre petit-déjeuner ensemble. Nos parents nous attendent dans la cuisine. Je me doute bien qu'ils sont inquiets : ils ne reverront certainement plus jamais leurs filles. Pourtant, ils nous poussent à prendre la route. Ils disent qu'ils sont fiers de nous. Il nous souhaitent de réussir les examens, faire quelque chose de nos vies. Loin des ruines qui se recontruisent lentement. Les adieux sont tout de même déchirants. Ma mère pleure et mon père me demande de m'occuper de ma petite, je lui en fait la promesse.

 A 9:00, nous partons chargées toutes deux comme des mules, avec nos provisions pour le voyage ainsi qu'une grosse somme d'argent. En jetant un dernier coup d'oeil en arrière, nous saluons une dernière fois nos parents. Je promis de leur écrire dès que je le pourrais. Notre maison natale allait sans doute devenir bien triste, désormais.

 La première étape de notre route est de nous rendre jusqu'à Volgograd avant la fin de la journée en utilisant les quelques bus mis à dispositions pour ce genre de trajet. Personne ne nous dit rien à propos de nos armes ce qui nous évite par ailleurs des problèmes, d'un autre côté il n'est pas rare de voir les voyageurs armés, les gens ont l'habitude.

 Dans le bus j'en profite pour discuter un peu avec ma soeur.

  • Aleksandra, comment tu te sens ?
  • Ça va, maman et papa vont me manquer mais... ça va. Je suis grande maintenant, et puis Europa va nous offrir une nouvelle vie, non ?
  • Je l'espè...

  Une main, derrière moi, me tapote l'épaule. En me retournant je vois un garçon d'une quinzaine d'années se tenant à l'arrière. Il a visiblement envie de me poser une question.

  • Excusez-moi, vous allez aussi à l'Europa ?
  • Euh, non pas du tout, répondis-je.
  • Si bien sûr ! me coupa ma soeur, à qui je fis un regard noir car je n'avais pas envie que les gens le sachent.

 Le garçon reprit.

  • Ça ne vous dérange pas que je vous... accompagne, je suis seul et...
  • Pas du tout, fit Aleksandra.

 Le garçon sourit.

 Je pince discrètement ma soeur. Je ne veux pas voyager avec une autre personne. Mais tant pis, je ne peux pas me disputer avec elle. Et je ne le veux pas.

 Au bout de quelques heures, nous arrivons à Volgograd. Une ville durement touchée par la guerre puisqu'il n'en reste presque que des ruines et des fantômes qui subsistent tant bien que mal à la famine et la pauvreté. Fichue guerre, et dire qu'au loin l'Europa est riche de vie et de couleur, et non pas gris comme l'horizon qui s'étend face à moi alors que je descends du bus. Quel triste paysage, pensé-je alors. Ma soeur semble pertubée quelques secondes, puis se met à discuter avec le garçon.

    • Bon, il faut que nous trouvions un hôtel où dormir et demain nous partirons jusqu'à Tula, à pied. La région n'est pas très sécurisée et nous risquons d'avoir pas mal d'emmerdes. Tu sais tirer toi... euh... comment ? Je désigne le garçon pour lui demander son prénom.
    • Ian, c'est mon prénom. Non je ne sais pas trop bien tirer...
    • Ok, moi c'est Lina et ma soeur, tu dois le savoir, Aleksandra. Bon, tu ne sais pas tirer... je t'apprendrais un peu avant qu'on aille dormir, on a quelques heures devant nous de toute façon.

 Voilà qu'il faut s'occuper d'un enfant maintenant, alors que nous n'avions pris de quoi voyager que pour nous deux. De plus, il me ne me plaît pas, il me semble bizarre. Il nous accompagne jusqu'à l'hôtel miteux où nous devons passer la nuit. L'hôtel n'est sans doute pas l'endroit le plus sécurisé où l'on puisse dormir, mais dans cette ville désolée, d'une pauvreté affligeante, c'est bien plus sûr que de dormir dehors. De plus, il est bon marché et nous permet d'économiser un peu d'argent pour la poursuite du voyage. Le temps que je règle la chambre, ma soeur reste dehors avec Ian.

  • Alek', Ian, c'est bon venez installer vos affaires maintenant. Ian, après je t'amène dans un endroit plus tranquille où je t'apprendrai à tirer avec une SKS.

Ils accourent en prenant leurs sacs qu'ils avaient déposé au pied de l'escalier de l'hôtel. Ils s'empressent de monter jusque dans notre chambre comme des petits enfants. J'ai un peu l'impression d'être leur mère. Alors que ma soeur n'a pourtant que deux ans de moins que moi, elle n'en est pas pour autant très mature. C'est mon père qui m'a appris à utiliser une arme et à tirer depuis toute petite, il me disait que j'aurais un jour besoin de savoir ça. Aleksandra aussi, mais elle semble avoir besoin d'encore un peu d'entraînement.

 Une fois installés, nous nous dirigons vers une sorte de terrain vague qui avait sans doute abrité autrefois des habitations. Les quelques ruines d'anciennes maisons datant d'avant-guerre le prouve. Une ville, autrefois dynamique, rasée par une pluie de bombes, par la faute de cette guerre qui a détruit ce monde, et qui peine à se relever.

  • Bon, voilà la SKS pour toi Ian, Aleksandra tu sais tirer à la AK-47 mais je veux que tu t'entraînes un peu sur la SVD. J'ai placé quelques objets à une dizaine de mètres de votre pas de tir, essayez de tous les toucher. S'il vous plaît économisez les balles, tu sais bien Alek' , à quel point elles sont précieuses...
  • Pas de problème Lin' !
  • Lina, je ne sais pas me servir d'une arme en fait... me fit soudaint Ian.
  • C'est bien partit, bon je vais t'expliquer...

Alors qu'Aleksandra s'entraîne rudement bien avec la SVD, j'explique un peu à Ian comment utiliser une arme. Bien qu'il semble s'y intéresser de près, il n'a surtout pas l'air d'y comprendre quoi que ce soit, peut-être n'est-il simplement pas fait pour les armes. Mais dans ce monde, à cette époque, il ne survivrait pas longtemps. Cependant, ce qui me tracasse chez lui c'est le fait qu'il soit seul.

  • Ian, tu voyages seul n'est-ce pas ?
  • Oui, pourquoi ?
  • En fait je voulais savoir comment un gosse de ton âge qui ne sait pas tirer ou utiliser une arme à feu pouvait entreprendre un voyage aussi dangereux à travers la Russie, enfin seul quoi...
  • Je viens du foyer d'Astrakhan, mes parents sont morts quand j'étais jeune. Mais le foyer n'est pas un lieu paisible, ils sont méchants et violents. J'ai fugué plutôt que de rester là-bas ! Je me suis dis... en fait, j'avais déjà prévu de trouver un voyageur avec qui partir...
  • Maiscomment tu vas rentrer à Europa, tu as l'argent ?
  • Je ne vais pas à Europa, dit-il doucement, presque de façon inaudible avant de reprendre plus fort. Je compte m'arrêter plus tôt, les villes Russes sont riches vers la frontière, peut-être trouverais-je un moyen de m'abriter là-bas.
  • Je te le souhaite alors.

 Après la séance d'entraînement, nous retournons à l'hôtel. Il nous faut un long repos. Demain nous devions repartir vers Toula, puis continuer jusqu'à Podolsk et enfin notre premier terminus, Moskva. 

 Dans la nuit, je sens Aleksandra venir me rejoindre dans mon lit. Elle met ses bras autour de moi, en me chuchottant dans l'oreille que nos parents lui manque. Elle n'est pas seule, ils sont si loin de nous et je ne peux pas encore leur donner de nouvelles.

  • J'espère qu'on sera prise à Europa Lina, que papa et maman soient fiers de nous.
  • On y arrivera Alek' ! Nous ne sommes pas idiotes, on peut réussir.
  • Et si l'une de nous deux n'y arrive pas...

 Je ne sais quoi répondre, alors que ma soeur me regarde avec tristesse, puis elle me serre dans ses bras plus fort. Je fais de même, et peu à peu je sombre dans le sommeil.

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