Chapitre XXXI : Curieuses visions

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Amanda était assise sur le bord de son lit, dans une chambre de la caserne qui lui avait été alloué. Les mains jointes sous son menton, elle réfléchissait, les yeux fixés sur le parquet et les sourcils froncés.

Elle n’avait pas digéré les actions incompréhensibles de Yann, et n’arrêtait pas d’y penser depuis la veille. Sa soudaine proximité avec un Maître de la Terre la rendait fébrile, elle avait tendance à penser à Loukas, et elle préférait oublier, mais c’était difficile lorsqu’il était présent, car il lui rappelait trop de chose. Rien que le physique les rapprochait : les habitants du royaume de la Terre étaient tous assez robuste, et avaient des cheveux châtains, clairs ou foncés. Souvent, les hommes portaient la barbe.

Elle se demandait quel était le but réel du chasseur, et ne voulait pas croire qu’il était vraiment là pour la protéger. Elle n’avait d’ailleurs aucune envie d’être protégé par quelqu’un comme lui, pour ça, elle avait son unité, et bien qu’elle ne les connaisse que depuis peu de temps, elle avait beaucoup plus confiance en eux qu’en Yann.

Frustré et énervé, elle ferma les yeux, et se concentra sur sa respiration. Elle s’imagina contempler la flamme d’une bougie, pour mieux rentrer en méditation. Ses pensées vagabondèrent, elle s’extirpa partiellement de sa forme physique pour mieux comprendre ce qui l’entourait. Elle saisit la moindre information sensorielle : le contact de ses vêtements sur sa peau, l’air qui s’infiltrait par les interstices de la fenêtre, les sons des passants et les grincements du parquet.

Depuis quelque temps, elle était devenue doué pour méditer, il lui était beaucoup plus facile de se concentrer. La plupart des gens pensaient les Maîtres du Feu impulsif et irréfléchi, et bien que ce préjugé ait souvent été vérifié, elle comptait bien montrer au monde que les idées reçues n’incarnent pas toujours la vérité.

Cependant, tout comme plus tôt sur la route, ses pensées l’emmenèrent brièvement dans un autre lieu. Elle inspira profondément, car elle se trouvait sur le dos de Claod, au-dessus d’une immense étendue d’eau. Au loin, elle pouvait apercevoir le pic solitaire d’une montagne vertigineuse, obscurcie par les nuages.

Elle sursauta, et se senti tomber. C’est à ce moment-là qu’elle heurta le sol de sa chambre. En poussant un gémissement, elle s’assit et massa son épaule endolorie.

Lilith poussa soudainement la porte et accourut auprès d’elle. « Commandante ?! Tout va bien ? ». Elle ne portait pas son armure, mais un simple tabard en cuir, ainsi qu'un pantalon court.

« Oui, ça va. Je méditais ».

« Vous méditiez ? Et vous êtes tombé ? ». Elle l’aida à se rasseoir sur le bord du lit.

« Oui. Ce n’est pas la première fois. Quand je médite, j’ai l’impression de voir d’autres lieux, et ça concerne toujours une personne en particulier ». Elle se frotta les yeux, visiblement fatigué.

Lilith parut intriguée. « Je vois, je suis désolé je ne pense pas pouvoir vous aider là-dessus, il s’agit peut-être d’un problème magique ? Si c’est le cas vous pouvez en discuter avec les mages de notre unité : Marie, Jiel et Achille ».

Amanda fit la grimace. « Je ne vais pas les embêter avec ça, ce n’est arrivé que quelques fois. Ça partira peut-être tout seul ». Alors qu’elles discutaient, une question lui brûla les lèvres. « Dite moi, vous étiez en poste devant ma chambre ? ».

« Oui, commandante ».

« Pourquoi ? ».

La caporale fronça les sourcils, elle semblait ne pas comprendre la question. « C’est mon rôle de veiller sur vous, cela me paraît normal. Cela vous gêne ? Si c’est le cas je m’abstiendrais ».

« Non, non pas du tout. J’ai juste encore un peu de mal avec ça, à Tropyrr, c’est Théo qui était en poste devant ma chambre, et c’était surtout pour m’empêcher de sortir ou pour me suivre dans tous mes déplacements ».

« Je vois. Je vous assure que ce n'est pas ma fonction, je suis simplement là pour veiller à votre sécurité, commandante ». Elle lui sourit chaleureusement.

Amanda ignora son affection et soupira. « Je ne suis toujours pas habitué à être appelée comme cela, vous devez me trouver un peu immature pour diriger, pas vrai ? ».

Lilith parut déconcerté par cette question, elle ouvrit la bouche plusieurs fois pour répondre, sans toutefois trouver les mots dans un premier temps. « Et bien, non en vérité. La façon dont vous avez réagi face à Maître Yann lorsqu'il attaquait nos éclaireurs était admirable ».

« C'est vrai ? ». Amanda la regarda dans les yeux, elle était soulagée d'entendre ça.

« Oui ! Je n'avais jamais vu les capacités d'une Maître du Feu, et ne pensais pas voir ça de mon vivant. Vous savez, c'est avant tout la confiance qui nous a rassemblé dans votre unité, les autres et moi. La confiance en vous ».

Amanda était étonnée de cette révélation, il est vrai que les membres de sa troupe ne la regardaient pas comme les autres soldats de l'armée – ou le peuple – la regardait. Elle pouvait lire dans leurs yeux une forme d'admiration, de respect. On ne la considérait plus comme cela depuis sa stérilisation.

« J'ai cru comprendre ça, oui... Mais je ne l'explique pas, je n'ai rien fait pour que vous ayez confiance en moi, j'ai même fait de grosses erreurs... ».

« Nous savons cela, mais bien que vous soyez une Maître, vous êtes également humaine. Les erreurs font partie de notre parcours, il faut les accepter et continuer à avancer. Il faut aussi savoir pardonner, et c'est ce que j'ai fait ». Elle lui mit une main sur l'épaule, marquant une pause dans sa phrase. « Vous savez, quand j'étais petite, j'ai fait beaucoup d'erreurs : mes parents étaient mineurs, ils travaillaient durs pour m'offrir le meilleur, mais je n'en avais rien à faire. Je volais sur les étals des marchés, je traînais avec des voyous, je rentrais tard la nuit et disparaissait parfois pendant plusieurs jours ».

« Ils ne vous disaient rien ? », demanda Amanda, curieuse de savoir où elle voulait en venir.

« Bien sûr que si, mais je n'en faisais qu'à ma tête. J'ai rejoint la légion car j'avais des choses à leur prouver, mais finalement, c'est ce qui m'a appris la discipline, et m'a montré les erreurs que j'avais commise. J'avais été très injuste avec eux, et les avait fait souffrir inutilement ».

« Tout est bien qui finit bien, c'est ça ? ».

Lilith exprima soudain une grande tristesse, son visage se ferme quelque peu. « Oui... On peut dire ça. Ils sont morts dans un éboulement de tunnel, à la mine, avant que je puisse les revoir... ».

« Oh... », surprise par cette information, Amanda baissa la tête et murmura des excuses.

« Ce n'est rien », la guerrière se força à sourire. « Vous ne devez pas vous en vouloir toute votre vie, à force, les gens apprendront à vous refaire confiance, la reine à bien fait cet effort, non ? ».

« J'ai bien peur que ce soit elle qui a le moins confiance en moi, malgré qu'elle m'envoie en mission. Elle a foi en ce que je représente, c'est tout ».

« Je vois... En tout cas, vous pouvez compter sur les membres de votre unité, commandante, c'est ce que je voulais que vous sachiez ».

« Merci, Lilith. J'ai une autre question : pourquoi sommes-nous autant de femme au sein de l'unité ? J'ai remarqué cela devant Tropyrr ».

La guerrière regagna le sourire sincère qu'elle arborait en début de discussion. « Oh, je me suis fait la même réflexion lorsque l'on m'a nommé caporale. Je pense que c'est parce que vous en êtes une, tout simplement. Elles se retrouvent plus facilement en vous, certaines vous voit peut-être comme une sœur, voire une fille ».

« À bon ? Je n'ai pourtant rien d'un modèle ».

« Continuez de faire des démonstrations de force comme avec Maître Yann et vous ne pourrez plus dire ça ». Elle lui fit un clin d’œil, avant de soudainement redevenir sérieuse. « J'avais presque oublié, il faut aussi que nous parlions de ce qui s'est passé dans la salle des chefs de guerre ».

« En effet, vous aviez visiblement un plan pour régler ça, je me trompe ? ».

« Oui, je me disais que les paladins pourraient nous aider à le contenir, une fois que nous aurons rejoint l'armée principale. Sans vouloir vous offenser, les Maîtres ont du mal à contrer la magie de la Lumière, sans compter que si cela ne suffit pas, il y aura suffisamment de troupe sur place pour le maîtriser ».

Amanda grimaça, ce n'était pas une si bonne idée, mais c'était une idée, la seule qu'elles avaient pour le moment. « Très bien, je ne vois de toute façon pas d’alternative, à moins que je me décide à l’abattre moi-même une fois pour toute ».

« Si vous faite ça, le royaume de la Terre nous pulvérisera. Vous êtes notre seule Maître, il leur en resterait trois, dont le chef de leur armée ».

La jeune femme pesta intérieurement, elle n'avait pas en tête la géopolitique, elle voulait simplement lui faire payer sa trahison. Elle finit par acquiescer, sans avoir vraiment le choix.

« Sur ces mots, je vous laisse, si vous vous sentez mieux ».

« Oui, merci. J'ai eu plaisir à discuter, vraiment ». La Maître se leva également, ceignit son chapeau et son cache-poussière ainsi que ses lames. « Voulez-vous m'accompagner ? Je voudrais rendre visite à nos éclaireurs, pour savoir comment ils vont ».

« Je vous suis, commandante ». Elle s'écarta pour la laisser passer devant.

Quelque peu revigorée par sa discussion avec Lilith, Amanda pressa le pas jusqu'à l'infirmerie, où se trouvait ses troupes. La caserne était en effervescence, tout le monde s'activait pour le grand départ, et les médecins militaires étaient dépassés par autant de raffuts autour d'eux. De nombreux chariots devant être chargés de matériels médicaux, des soldats allaient et revenaient sans cesse dans la pièce, ce qui perturbaient les malades et les soignants.

La commandante pouvait sentir la tension ambiante. Elle trouvait cela électrisant, cette pression palpable, cette fourmilière en activité, la peur et l'angoisse qu'ils avaient tous de quitter leur foyer et leurs familles, l'impératif du temps. Il n'était pas facile de rester détaché face à la situation, et même elle se surpris à marcher plus rapidement, imitant par le fait les autres guerrières et guerriers.

Maxim était là, postée en sentinelle devant le rideau qui isolait partiellement les blessés, le visage dur et impassible. Elle sourit cependant à leur approche et leur adressa un signe de tête, en tirant doucement le rideau pour qu'elles entrent.

Les éclaireurs, William, Anny, Nim, Aldo et Rédouane étaient allongés dans des lits de camp. Leurs blessures avaient été bandées, et l'odeur piquante d'un baume à la menthe et aux algues émanaient des pansements. Seul Nim et William étaient éveillés, les trois autres dormaient.

« Commandante ! », s'exclama Nim de sa voix fluette, les courtes mèches de ses cheveux couleur noisette lui tombèrent devant les yeux. Elle tenta de se mettre debout, sans succès. William se redressa sur son lit pour faire de même, mais il avait du mal.

« Ne vous levez pas, vous n'êtes pas en état, pas besoin de respecter le protocole dans un endroit comme celui-ci », leur dit Amanda, à voix basse pour ne pas réveiller les dormeurs. Elle ne le montrait pas, mais elle était impressionnée par leur comportement. La plupart des soldats ne prendrait pas la peine de se lever en étant blessé, simplement pour saluer leur commandant.

« Nous nous demandions quand est-ce que vous passeriez nous voir, commandante », lui dit William en lui adressant un sourire. Il avait l'air vaseux, légèrement étourdit.

« Les autres seront déçu d'avoir manqué votre visite, eux qui voulaient tellement pouvoir vous parler » repris Nim.

Amanda s'assit sur le bord de son lit. « Ah oui ? Que voulaient-ils me dire ? ».

« Ils voulaient s'excuser », déclara William. Il s'allongea, ne pouvant supporter d'avantage la position assis.

« S'excuser ? Mais enfin, pourquoi ? Vous n'avez rien fait de mal », s'étonna la Maître du Feu en retirant son chapeau.

« Nous avons manqué de vigilance, et engagé le combat sans en avoir reçu l'ordre, et sans même vous signaler notre position et notre situation » expliqua l'éclaireuse en faisant la grimace. Elle était visiblement déçue par leur propre comportement.

« Une chance que vous soyez arrivé, commandante, sans vous nous servirions de repas aux vautours et aux vers des dunes ». William caressa machinalement son bouc, en arborant un sourire triste.

« Mais non, voyons. Vous avez repéré une menace et avez voulu l'écarter. Vous ne pouviez pas vous attendre à ce que cet imbécile de Yann vous agresse, et je trouve que vous l'avez combattu bravement », les rassura Amanda, avec Lilith à l'appui.

Cette dernière ajouta, « Néanmoins, la prochaine fois, n'en fait pas trop et revenez vers la troupe au moindre signe de danger. Nous ne voulons pas vous perdre, n'oubliez pas que vous êtes nos yeux et nos oreilles. Lorsque nous serons en terres infectées, il faudra se montrer très prudent ».

Les éclaireurs acquiescèrent sans un mot. Une pointe de honte se lisait sur leur visage fatigué, mais également de la détermination : ils comptaient bien se rattraper le moment venu.

« Bref, passons sur cette affaire. Je ne suis pas venu que pour m'enquérir de votre état, il faut aussi que je vous dise que nous partons bientôt, mais que vous ne pouvez nous accompagnez dans votre état. Nous laisserons également plusieurs autres membres ici, avec vous, notamment nos lanceurs de gourdes et les intendants, pour qu'ils s'occupent des montures ».

Les deux blessés échangèrent un regard grave qui laissait entendre qu'ils désapprouvaient cette décision, néanmoins, ils ne pouvaient pas vraiment s'élever au-dessus de la hiérarchie militaire. Qui plus est, ils étaient forcés de constater qu'ils n'étaient pas en état d'effectuer cette mission.

« Très bien, commandante, nous sommes à vos ordres... J'espère que vous réussirez, même sans nous », plaisanta Nim pour cacher sa déception.

« Comptez sur nous. Maintenant reposez-vous, on vous a donné quelque chose pour la douleur, ou pour mieux dormir ? ».

« Chacun une infusion d'aiguille de pin, et une cuillère d'huile de pavot. Je n'ai pas encore pris la mienne ».

« Bien, je compte sur vous pour être d'attaque lorsque nous reviendrons ». Amanda se leva, et remis son chapeau avant de les saluer. Ils répondirent à son salut sans un mot, et les deux femmes quittèrent la pièce, Maxim les accompagna dehors.

« Devons-nous rejoindre les troupes, commandante ? », demanda cette dernière.

« Oui. Nous y allons, les ordres ont été transmis à tout le monde, Lilith ? Ils sont tous au point de rendez-vous ? ».

« Comme prévu, ceux qui viennent avec nous sont censés avoir leur paquetage prêt ». Elles débouchèrent bien vite au carrefour d'une des rues de la ville. Des chariots étaient stationnés là par dizaine, et les intendants s'affairaient à mettre de l'ordre.

« C'est un vrai bordel, pas vrai ? », déclara une voix à leur droite. Elles se tournèrent à l'unisson et découvrirent Yann, assis par terre, contre un mur. Il faisait des dessins dans le sable.

Amanda devint toute rouge. Elle se retient de lui répondre et s'empressa de sortir de son champ de vision, ses généraux sur ses talons.

« Hey ! Attendez-moi ! », hurla-t-il en se mettant sur ses jambes pour les suivre.

« Que quelqu'un l'empêche de m'approcher ou je jure sur Glaross que je lui jette le soleil en pleine figure », pesta la Maître du Feu entre ses dents.

Maxim et Lilith devinrent livide et se tournèrent instantanément vers lui, mue par l’instinct de survie.

« Venez Maître Yann, il faut retourner à la caserne, nous avons oublié quelque chose de lourd et nous ne serons pas trop de trois pour le porter ! ». Elles le saisirent par les épaules et l'entraînèrent plus loin avant qu'il ne puisse protester, assez longtemps pour qu’Amanda soit hors de vue et puisse s’échapper.

La jeune femme emprunta quelques ruelles désertes, avant de retrouver son unité, à la sortie nord de la ville. Les deux gardes royaux lui adressèrent leurs salutations, et s’empressèrent de rester auprès d’elle. Ils n’avaient pas l’air d’avoir digéré qu’elle leur ai donné l’ordre de la laisser seule dans sa chambre.

Les mages se rapprochèrent également, plus dans l’attente d’instruction que pour la protéger. Bien entendu, manquait à l’appel Baltier et Many, les deux intendants, ainsi que Théo, Darius, Cyn, Alexian et Pauline, mais également les soldats en armures lourdes, à l’exception de Sasha et d’Anna.

Irion – l’un des fantassins équipés de griffes de combat – s’approcha et lui fit la révérence. Lui, portait une armure relativement standard, moins épaisses, un peu comme celle que portait Lilith. IL avait des cheveux bruns et des yeux mauves, ainsi que des favoris, et donnait l’impression d’un homme assez confiant, et très respectueux dans ses manières.

« Commandante. L’unité est au complet, il ne manquait plus que vous, ainsi que la sergente et la caporale. Quels-sont les ordres ? ».

« Chacun vérifie le matériel d’un autre pour vérifier qu'il n'a rien oublié, nous attendons le reste du commandement et nous partirons. Vous avez tous rempli vos gourdes ? ».

« Oui, madame ».

« Nos lanceurs de sorts, vous avez prévu des potions de regains ? ».

« Elles sont réservés aux sorciers qui vont au front. Ils en auront plus besoin que nous dans un premier temps. Ne vous en faites pas, nous n’avons pas lancé de sortilège depuis l’épisode des crabes des vases, à la rivière. Nous sommes encore en pleine forme », déclara Marie, soutenue par ses deux collègues.

« Très bien, je vous fais confiance, vous connaissez vos limites. Tâchez de vous réserver le plus possible ».

« Entendu ». Ils se mirent à discuter entre eux, à voix basse.

Les minutes passaient tandis que l'unité vérifiait et revérifiait qu'ils n'avaient rien oublié. La sergente et la caporale finirent par revenir, en compagnie – bien sûr – de Maître Yann. Son arrivé fut remarqué, vu qu'il sifflotait tranquillement, les mains dans les poches.

La plupart des membres des geckos cendrés lui lancèrent des regards pleins de haine, et ne s'en cachaient pas.

Capucine – une grande blonde aux yeux verts avec un piercing au menton – cracha par terre alors qu'il passait prêt elle.

« Charmant », murmura-t-il, sans toutefois avoir l'air intimidé.

Les deux gradés le laissèrent au milieu de la troupe, alors qu'elle revenait en direction d'Amanda. Lilith avait revêtu son armure et attaché ses cheveux. Elle avait un visage fermé et dur, l'air qu'elle avait lorsqu'elle était concentrée.

« Navrée de vous avoir laissée seule, commandante. J'aurais dû me charger de lui toute seule, et laisser Maxim avec vous ». Elle s'en voulait visiblement beaucoup pour cette négligence, qui n'en était pas vraiment une. Ils étaient dans leur royaume après tout, il ne pouvait pas lui arriver grand-chose.

« Ce n'est rien, Lilith. Je peux me défendre en cas de besoin, et nous sommes encore chez nous ». Elle lui fit un léger sourire, et lui proposa de vérifier ses affaires pour elle, ce qu'elle accepta.

Ce faisant, la troupe était fin prête à se mettre en marche, direction le mont des lèvres rougeâtres.

« Geckos cendrés ! En avant, marche ! », ordonna Maxim. Les soldats répondirent par des acclamations brèves, et emboîtèrent le pas, tout en jetant de temps en temps des regards de défiance à l’égard de Yann.

Amanda ouvrait la marche avec ses généraux. Elle était sûre d'elle, et savait parfaitement quel était son but : les phœnix qui vivaient au sommet du mont n'auraient d'autre choix que de se soumettre à sa puissance, et rejoindre les forces armées du royaume. La reine serait satisfaite, peut-être serait-elle moins méfiante avec elle, après cela ? Elle ne pouvait s'empêcher de se poser la question, bien que la réponse ne l'intéresse pas outre mesure.

Elle regarda ses mains, elles étaient beaucoup moins douces et fragiles qu'elles ne l'étaient autrefois. Les brûlures qui parcouraient son corps lui rappelaient des souvenirs douloureux, mais néanmoins nécessaire pour qu'elle puisse devenir la femme qu'il fallait qu'elle soit.

« Glaross compte sur moi. Je ne dois pas échouer ». Après une courte réflexion, elle rectifia sa pensée. « Je n'échouerai pas ». Ses lames cliquetèrent contre sa ceinture à mesure qu'elle ajustait sa vitesse de marche. Elles lui donnaient un sentiment de sécurité, mais elle avait encore besoin de s'entraîner à les manier. Les heures qui passaient la rapprochant inexorablement du début de la croisade, elle ne douta pas un seul instant de trouver l'occasion de les utiliser. Après tout, les gobelins faisaient probablement de très bonne cible pour s'exercer.

Le mont n'étant pas loin de la ville, il était aisé de le repérer, et facile également de scruter son sommet, d’où s'élevait une fumée constante. Le terrain devenait plus rocheux au fur et à mesure que la troupe progressait, les pierres volcaniques noires dégageaient beaucoup de chaleur, ce qui n'allait pas aller en s'arrangeant. Les cendres retombaient en fine pluie irrégulière sur toute la région, ajoutant une atmosphère de fin du monde au décors quasi-désertique.

« Sympa le paysage », déclara Yann, qui venait d'enfin réussir à rejoindre la Maître du Feu, malgré les efforts de Lilith et Maxim pour le tenir éloigné. La plupart des membres de l'unité dégainèrent partiellement leurs armes, les mages firent germer dans le creux de leurs mains de petites flammes jaunes, et les gardes royaux l'entourèrent rapidement. Pour la première fois, il semblait exaspéré par leur comportement. Une légère secousse sismique se propagea à travers les pierres et la poussière.

Amanda se tourna vivement vers lui, ses yeux rouge sang renvoyait l'écho de sa haine et lui donnait une apparence démoniaque qui aurait fait reculer n'importe qui de censé, mais pas le Maître de la Terre, qui fronça simplement les sourcils.

« Ne provoque pas de dégâts avec tes pouvoirs dans mon royaume, surtout si proche d'un volcan en activité. C'est le seul avertissement que tu auras ».

« Alors tiens en laisse ton unité, je n'aime pas être oppressé ainsi ».

« Si ça ne te convient pas, tu peux bien rentrer chez toi, je ne te retiens pas. Je t'ai d'ailleurs dit de ne pas m'approcher ».

« Je ne peux pas faire ça. Il faut que je t'accompagne ». Il avait l'air très sérieux, et glissa ses mains dans son ceinturon.

« Alors accompagne moi en silence ! ». Elle se retourna dans un mouvement de cape, et la troupe continua sa marche, à sa suite. Yann soupira, et resta à ses côtés, sans parler.

Alors qu'elle se tournait, elle se trouva subitement dans un autre lieu, baigné dans la pénombre. Il s'agissait visiblement d'un temple, ou d'un sanctuaire, elle avançait droit devant vers un couloir, il faisait très frais et l'air était humide. À son côté se trouvait Claod, qui serpentait entre quelques colonnes, à peine visible à cause de ses écailles sombres. Ses yeux de saphirs se posèrent sur elle, son regard à la fois profond et mystique la perça de part en part et elle sentit qu'il la voyait vraiment. Elle recouvrit ses esprits, tituba et chuta dans la cendre, en ayant à peine le temps de se rattraper sur ses mains. Elle cligna plusieurs fois des yeux, étourdie par la soudaine variation de luminosité qui venait de s’opérer autour d'elle. Sa tête lui tournait.

« Commandante ! », cria Lilith en accourant pour la soutenir. Les soldats se mirent en position autour d'elle, pensant qu'elle subissait une attaque. Il s'agissait vraisemblablement d'un réflexe conditionné par leurs années d'entraînement.

« Amanda ? Ça va ? », questionna Yann, visiblement inquiet.

Maxim et les deux gardes royaux pointèrent leurs lances vers lui, déterminés à ne pas le laisser la toucher, car il s'agenouillait près d'elle. Il les considéra de bas en haut, le regard grave et la mine renfrognée.

« Encore ces visions ? », murmura Lilith en passant le bras d'Amanda autour de ses épaules, pour la relever. La Maître hocha faiblement la tête, honteuse d'avoir chuté ainsi. Son esprit était brumeux, elle avait du mal à réfléchir. Yann se releva également et se mis face à elle en cherchant son regard. Il était toujours suivi de près par les gardes.

« J'ai eu une sensation étrange, cela à un rapport avec ce que tu viens de vivre, j'en suis sûr. C'est comme si j'avais été brièvement en présence de quelqu'un d'autre ».

« Que voulez-vous dire ? », questionna Lilith, l'air incertaine. Elle ne savait pas vraiment comment réagir. Amanda lui fit signe qu'elle pouvait la lâcher, la jeune femme pouvait tenir seule sur ses jambes, malgré le léger vertige qui persistait, cependant la caporale ne put s'empêcher de l'assister.

« Ce que je veux dire », répondit Yann, « C'est que c'est un phénomène éminemment magique, j'ai senti une odeur de framboise, ou quelque chose comme ça ».

« C'est Loukas... J'ai des visions le concernant... J’ai vu une sorte de temple, au sommet d’une montagne, quelque chose comme ça… », chuchota Amanda. Elle tituba, avant de reprendre ses esprits, et de leur intimer de se remettre en route. « Nous n'avons pas le temps de nous inquiéter de mon état de santé, il faut avancer ».

Lilith, Yann et Maxim se retrouvèrent côte à côte et la regardèrent s'éloigner. Le Maître et les généraux échangèrent des regards mêlant incompréhension et inquiétude.

« C'est bel et bien Loukas que j'ai senti, c'est son odeur mentale, sa signature si vous préférez ».

« Ça vous arrive souvent ? Je veux dire, c'est quelque chose de commun chez vous, les Maîtres ? », demanda Maxim.

Yann se gratta le menton, l'air dubitatif. « Non, je n'ai jamais vu une chose pareille, cela ne me dit rien qui vaille ». Il se tourna vers elle, « La prochaine fois, tâchez de me laisser l'approcher, et peut-être que j'aurais alors plus d'information ».

La guerrière haussa un sourcil, moyennement convaincue.

« Tout ce que je vois, moi, c'est qu'elle a déjà souffert à cause d'un Maître de la Terre, et que cela continu. Mais maintenant ils sont deux, alors je ne vois vraiment pas pourquoi nous devrions vous laisser l'approcher ! », déclara Lilith, en lui lançant un regard de haine. Elle ne supportait pas de voir sa commandante ainsi.

Yann soupira et se pinça l'arête du nez. « Écoutez, je comprends vos réticences, mais je suis le seul à pouvoir l'aider à l'heure actuelle, je ne suis pas là pour lui faire du mal, je le jure sur Anava ! ».

Lilith tressaillit, car même sans être une adepte de la déesse de la Terre, il s'agissait d'un blasphème grave que de jurer sur son dieu et cela la choquait. Elle le pointa du doigt et l'avertit, « Je ne veux pas vous voir à moins de trois mètres d'elle, c'est mon dernier avertissement ! ». Sur ces mots, elle reprit sa route, suivi par Maxim.

Yann soupira, et passa une main sur sa nuque. « Je commence à regretter d'être venu dans ce pays ».

L'ascension vers le sommet du volcan se fit dans un silence relatif, et bien que de nombreux regards soucieux se posaient sur Amanda, elle fit mine de ne pas le remarquer, et se concentra sur sa respiration. L'air était lourd ici, nauséabond même, l'odeur de soufre était presque insupportable à certains endroits.

La troupe fit une halte sur un plateau poussiéreux, à l'abri du vent et des retombées de cendres et de roches chaudes. Le volcan grondait et grognait, et cela résonnait sur ses flancs tel le fracas d'une avalanche, il était alors difficile de faire autrement que de lever les yeux, par sécurité.

La Maître du Feu s'assit un peu à l'écart des autres, bien que les gardes royaux ne soient pas très loin. Elle attrapa sa gourde et pris plusieurs gorgées d'eau, avant de s'asperger le visage. Les gouttelettes perlèrent à travers les rides creusées par ses brûlures, lui rappelant par le fait même leur existence.

Yann n'était pas très loin, il avait pris soin de rester à plus de trois mètres, mais il pouvait quand même lui adresser la parole, tout en faisant mine de regarder ailleurs. « Comment te sens-tu ? ».

Amanda soupira bruyamment. Elle n'avait pas envie de lui répondre, il l'agaçait passablement, et pourtant les mots sortirent tout seul de sa bouche. « Ça va, encore quelques vertiges. Ce n'est pas la première fois ».

« Qu’as-tu vu d’autre le concernant ? ».

« Je l’ai vu mettre le feu à sa cabane, l’endroit où il habitait, avant tout ça ». Elle se désigna elle-même, pensant que cela suffirait amplement pour qu’il comprenne.

Yann eut l’air choqué, il murmura une prière à sa déesse, s’excusant par la même occasion de son blasphème de tout à l’heure. « Et c’est tout ? ».

« Je l’ai vu sur le dos de son dragon ».

« Son quoi ?! ».

Amanda leva les yeux vers lui, et se rendit compte qu’elle n’avait jamais parlé de ça à quiconque, c’était le secret que Loukas avait partagé avec elle, la preuve de sa confiance en elle et elle venait de briser ce lien sans même faire attention. Les larmes lui montèrent aux yeux, elle se tut pendant une bonne minute, car elle s’en voulait d’avoir dit cela, puis elle reprit la parole pour tenter de rattraper le coup.

« Il est dragonnier, je ne peux pas t’en dire plus. Je sais qu’il ne l’a jamais dit à personne, même pas à sa famille, alors s’il te plaît, ne va pas le répéter… ».

« Je vois », murmura Yann, « Ça explique beaucoup de chose… C’est un homme très secret, il l’a toujours été. C’est quelque chose qui me plaisait chez lui, cette part de mystère, ça et son côté solitaire, je suis un peu pareil ».

« Vous avez beaucoup de points communs, je trouve », lui avoua Amanda en zyeutant dans sa direction. Sa gorge était sèche, aussi prit elle une autre gorgée d’eau.

« Plus maintenant… ».

Un silence des plus pesant s’installa entre-eux, uniquement interrompu par les grondements du volcan, et les discussions des soldats. Une formation géologique telle que celle-ci constituait un point d’encrage puissant pour les énergies magiques et spirituelles du Feu et de la Terre, qui réussissaient à se mêler et s’entremêler à la perfection, aussi les deux Maîtres pouvaient se sentir un peu plus connecté l’un à l’autre dans cet endroit, en confiance, en sécurité. Certes, Amanda ne pouvait pas lui pardonner ce qu’il avait fait, et sa ressemblance avec Loukas la faisait souffrir, son ventre le lui rappelait chaque fois qu’elle posait les yeux sur lui, néanmoins elle se sentait presque comme avec un ami, et un peu moins comme avec l’ami d’un ex-petit ami, à mesure qu’ils progressaient vers le sommet.

Alors qu’ils allaient reprendre la route, Yann lui demanda, « Est-ce que tu arrives à ressentir ses émotions, à Loukas, lorsque tu vois à travers ses yeux ? ».

Décontenancé par cette question, Amanda ne sut quoi répondre. Elle n’avait pas eu le temps de tenter d’introspection lorsque cela arrivait, étant sous le coup de la surprise est essayant plutôt de savoir où elle se trouvait. Elle lui avoua donc que non, elle n’avait rien ressenti.

Yann caressa sa barbe, l’air dubitatif. « Est-ce que tu crois qu’il lui arrive la même chose ? C’est peut-être une réminiscence de votre lien passé ? ».

« Non, je ne pense pas… Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Honnêtement, la première fois j’ai simplement cru à une hallucination, un coup de soleil, ou quelque chose comme ça, mais j’ai l’impression qu’il y a plus. C’est comme s’il voulait me montrer ou il est, ce qu’il fait, mais ce n’est pas conscient, je le vois agir sans que cela ait un impact, il n’a pas l’air de savoir que je vois tout ça ».

« Il est des mystères en magie que nous, simples mortels, ne pouvons pas comprendre… », philosopha le Maître de la Terre en soupirant. « Peut-être que ce n’est pas lui qui t’envoie ces visions, mais ma déesse ? ».

« Anava ? Pourquoi ferait-elle cela ? ».

« Va savoir. Elle a peut-être envie que tu le rejoignes, que tu prennes soin de lui ? Que tu t’assures qu’il ne fasse pas de grosse bêtise ».

Amanda partit d’un rire sans joie et lui fit signe que non. « Ce sont nos dieux qui ont voulu que nous soyons séparés, que nous subissions ces… transformations. Ce n’est certainement pas pour nous réunir juste après ».

« Comment savoir si ce sont bel et bien les dieux ? ».

La jeune femme soupira, mais en parler lui faisait visiblement du bien, contre toute attente, alors elle continua. « Glaross m’est apparu lorsque j’étais encore convalescente, il m’a expliqué beaucoup de chose, et en particulier comment il avait fait en sorte – lui est Anava – que Loukas est moi tombions amoureux très rapidement. Il avait besoin que je subisse ce traumatisme, que je subisse le châtiment de stérilisation, afin que je devienne ce que je suis censé devenir ».

« Je vois… », répondit Yann, d’une voix assez incertaine, il avait l’air troublé, « Et qu’es-tu censé devenir ? Car pour le moment je vois seulement que Loukas est un dégât collatéral pour les objectifs du dieu du Feu, rien de plus, rien de moins ».

Elle se retourna vers lui, constatant par le fait même que les membres de son unité étaient sur le qui-vive, prêt à bondir sur Yann à tout moment, surtout Lilith, Maxim et les gardes royaux. Elle leur fit signe que tout allait bien, et lui avoua la chose suivante : « Glaross compte sur moi pour que la croisade réussisse, il m’apparaîtra de nouveau pour me guider mais il avait besoin que je me renforce mentalement, que je devienne plus forte, que je change intérieurement en somme, et que je ne sois pas absorbé par mon amour pour Loukas. Ainsi il semblerait que j’incarne l’espoir du ma nation, et de mon dieu ».

Yann siffla d’admiration, « Une charge que je trouve bien lourde pour les épaules d’une femme si jeune. Mais je suis là pour t’assister, si tel est ta tâche, je t’aiderais du mieux que je peux, comme je me le suis promis ».

Amanda continua son ascension. « Nous verrons », murmura-t-elle.

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