Chapitre XXIX : La fin d'une vie

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Le dragonnier se tenait debout, à l'orée de la clairière où il avait passé une dizaine d'années de sa vie. Il se massait les côtes, son visage figé en une expression de gêne. Son corps le faisait souffrir.

Sa cabane brûlait. Les flammes léchaient le bois et la paille avec avidité. Une épaisse fumée noire s'élevait depuis plusieurs minutes jusqu'au ciel masqué par les nuages.

« J'espère qu'il ne va pas pleuvoir ». Pensa le jeune homme à voix haute. « Il faut que ça brûle jusqu'à ce qu'il ne reste rien ».

Le feu se propagea à ses arbres fruitiers, ainsi qu'à ce qu'il restait de légumes, dans son jardin. Le banc fut aussi pris dans la fournaise, ainsi que toutes les autres fournitures aux alentours de la cabane.

Malgré la distance, le dragonnier sentait la chaleur écrasante du brasier, elle brûlait légèrement sa peau, mais ce n'était rien comparé à ce qu'il ressentait déjà.

« J'aime bien la vue ! », proclama-t-il, autant pour lui que pour défier le feu de redoubler d'ardeur.

À ses côtés, il avait seulement gardé quelques affaires. Un sac en toile assez épais, comprenant entre autres, de la nourriture et deux gourdes d'eau, de quoi écrire, une couverture, quelques ustensiles de cuisine dont un couteau de chasse, et plusieurs vêtements qu'il appréciait. Rien d'extravagant, que des choses pratiques. Ses trois épées étaient également disposées sur le sol.

Cela faisait près d'une semaine qu'il était là et qu'il pouvait se mouvoir correctement, sans être plié en deux. L’éclair invisible l'avait aidé à s'échapper du château de Moongarde, lors d'une nuit sans lune, un mois et demi après son douloureux réveil. Il avait pu constater par lui-même les dégâts que ses pouvoirs avaient engendrés. Les chaumières détruites, les quartiers ravagés ; jamais il n'avait eu la sensation d'être considéré comme un ennemi par sa propre patrie, jusqu'à aujourd'hui.

Claod était présent également. Il nettoyait ses griffes un peu plus loin, dans la clairière, nullement gêné par les flammes. Ses yeux d'un bleu profond se levèrent un instant, lorgnant sur le jeune homme à l'apparence fragile.

Loukas le regarda un instant, « Ça te fait quelque chose, à toi, de voir notre maison en proie aux flammes ? ».

La bête regarda d'un coin de l’œil le bâtiment avant de retourner à sa besogne, en se léchant les lèvres. Il n'avait pas changé depuis qu'ils avaient été séparés, sauf peut-être en son attitude ; il était beaucoup plus protecteur et ne s’éloignait que très rarement de son maître. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés sur le balcon de sa chambre, il avait l'air très triste, et s'était contenté de vite le faire monter sur son dos, pour l'emporter loin de la ville. Manifestement, il n’avait plus envie d’y retourner également.

Le dragonnier pensa brièvement au vieil ermite qui l'avait élevé, se tournant vers l'endroit où il l'avait enterré, presque trois ans auparavant. Le petit monticule de terre était un peu plus loin, près des arbres. Il ramassa ses armes pour les mettre à sa ceinture en soupirant, les yeux embués de larmes. Ravend prit place sur son flanc droit, Tempête à sa gauche. Nuralion avait une grande lanière, il la passa donc en travers de son dos par habitude. Le contact avec ses lames lui fit du bien, cela faisait très longtemps qu'il ne s'était pas senti en sécurité comme ça. Il savait qu'avec elles, il pouvait se défendre.

Remuant les épaules, il fit quelques mouvements d'esquives bien pensés, avant de dégainer son épée courte, pour frapper un ennemi imaginaire devant lui.

Les attaques s'enchaînèrent, aussi vite que sa condition le lui permettait. Son souffle se coupa rapidement, après une dizaine de coup.

Faisant tomber son arme dans l'herbe, il recula et s'adossa à un arbre ; une main sur la poitrine, il grimaça et regarda ses jambes.

Claod releva la tête, ses pupilles se rétractèrent en un mince fil noir ; il approcha, les ailes courbées.

« Je ne suis pas encore remis », commenta Loukas en haletant. « Pourtant il va bien falloir, nous devons partir ».

Il ramassa son épée, qu'il replaça dans son fourreau. Le poids de ses lames était plus que conséquent. Alors il marcha en cercle autour de l'immense feu, pour se réhabituer à les porter toute en même temps. Dans les terres infectées, il ne les enlevait pas, même pour dormir. C'était impératif d'arriver à les porter sans que cela l'essouffle.

Sa petite marche le rapprocha de l’étang dans lequel il faisait habituellement sa toilette. Il vint se tenir au-dessus, observant son reflet dans l'eau trouble qui ondulait légèrement.

Il portait son plastron de cuir, modifié pour l'occasion. Les manches étaient maintenant en mailles. Les poils d'un vêtement en fourrure dépassaient à plusieurs endroits, lui rappelant que le temps n'était pas au soleil, et qu'il faisait un peu froid.

Des jambières en acier cernaient une fois de plus ses jambes jusqu'à ses bottes.

Il porta ses mains à l'arrière de son pantalon, pour en retirer sa paire de gants, qu'il enfila. Il avait également sa cape, bien qu'elle soit plus courte ; il en avait coupé près de la moitié car il la trouvait trop lourde et trop encombrante. La petite épingle en forme de chardon bouclait toujours le vêtement au niveau de son cou.

En observant ses yeux, Loukas eut du mal à se reconnaître. Il se pencha au-dessus de l'eau pour avoir une meilleure vision, mais rien n'y faisait, ses yeux à présent noirs le troublaient au plus haut point. Il avait moins l'air d'un habitant du royaume de la Terre, ce qui lui allait parfaitement.

Sa barbe était toujours aussi longue, il n'avait pas pris la peine de la raser, ou même de seulement la raccourcir. Elle tomberait de toute façon avec le temps, à cause de sa stérilisation.

Il se leva en soupirant, continuant sa petite marche tandis que le feu continuait son œuvre. Il arriva devant Claod. Sa langue orangée passa et repassa entre ses membres et sur ses écailles. Il avait repris sa toilette. À demi allongé sur le sol, ses ailes étaient repliées, telles des voiles de bateau. Une petite lueur brillait à travers son poitrail, juste en dessous de sa tête.

Il se souvint du moment où il l'avait trouvé dans la forêt, lorsque ce n'était encore qu'un œuf minuscule.

« Mon bébé éclair invisible, à peine sortie de sa coquille », murmura-t-il d'une voix mélancolique.

Quelques particules enflammées virent lui caresser les écailles. L'un d'elle se posa sur sa paupière, ce qui l'irrita. Il grogna en direction de la cabane.

La lueur dans sa poitrine s'intensifia jusqu'à remonter vers sa gueule. Il l'ouvrit, propulsant un jet de plasma pur sur l'habitation, qui fut complètement balayée.

Ce qui restait de planche et de bois tomba en poussière. Le feu reprit tout de même, léchant les cendres et l'herbe, rendue grise par la fumée.

« Ça répond à ma précédente question ». Un sourire se dessina sur le visage fermé de Loukas. Le premier depuis longtemps.

« Que dirais-tu de partir d'ici ? Je ne veux plus revoir cet endroit non plus ».

Le dragon se redressa et balaya l'air de ses ailes pour se les étirer, faisant au passage s'envoler les cendres et éteignant le reste de l'incendie. Quelques braises volatiles s'envolèrent dans les airs, vers la forêt.

Posant son sac sur une épaule, Loukas retourna auprès de son compagnon, qui continuait d'étirer ses membres reptiliens. Sa selle était déjà en place.

Depuis qu'ils avaient été séparés, le dragon avait dû se débrouiller pour la retirer lui-même au bout d'un certain temps, elle lui faisait mal. Le jeune homme eut donc à en confectionner une nouvelle, avec les moyens du bord. Cette dernière était moins pratique pour lui car plus petite, mais donnait plus de liberté à l'animal, augmentant sa vitesse au détriment de son propre confort.

Harnachant le sac en toile, il monta sur son dos et entreprit de s'attacher modestement. Il y avait moins de lanières, donc plus de risque de tomber, mais Loukas avait une confiance aveugle en son compagnon de voyage.

Une fois installé, il attendit et scruta l'orée de la forêt. Les buissons bougeaient curieusement sur leur gauche. Puis ils frémirent derrière eux. Enfin, Cody sortit d'entre deux chênes en trottinant, la langue pendante.

Le dragonnier se mordit la lèvre à s'en faire saigner. Il ne voulait pas lui dire adieu et ne l'avait pas appelé. Il se disait que c'était bien mieux ainsi, que la douleur serait moins forte. Mais le voir venir seul, comme s'il avait senti que quelque chose se passait ; c'était très douloureux. Peut-être l’incendie l’avait-il attiré.

Le canidé avança au plus près sans se préoccuper de Claod, avant de simplement poser son museau sur la cuisse de jeune homme.

L'air attendri du loup géant se grava à jamais dans l'esprit du dragonnier. Lorsqu'il remua ses oreilles, son cœur se serra à tout rompre. Il caressa doucement sa tête alors que les larmes coulaient sur ses joues. Il était tout bonnement incapable de se retenir.

La voix entrecoupée de sanglot, il murmura. « Adieu, mon ami ! C'est le dernier voyage... Tu ne peux pas venir avec moi cette fois-ci... Je ne pense pas que je pourrais te revoir un jour. Je t'aime tellement fort, si tu savais... J'aurais aimé que les choses se passent autrement ! ». Se penchant en avant, il posa sa tête contre celle de l'animal, qui gémit tristement avant de lui lécher avidement le visage, pour sécher ses larmes.

Loukas se laissa faire, appréciant une dernière fois les caresses de son plus vieil ami. L'animal qu'il avait élevé, qu'il avait vu grandir et qu'il devait maintenant laisser, probablement pour toujours. Il savait pourtant que le loup géant pourrait parfaitement se débrouiller seul, il l'avait fait pendant déjà très longtemps. Son instinct était fort et cette partie de la forêt regorgeait de gibier.

Pourtant il était là, et rien n'empêcha le jeune homme de penser qu'il était malheureux de le voir partir. Plus qu’un animal, c’était une part de lui-même qui restait dans cette forêt, malgré sa volonté d’effacer ses traces et de faire table-rase du passé.

Il pensa à Orlando. Puis à sa mère, à sa nièce et à Amanda. Il n'avait pas pu leur faire ses adieux et ne le ferais probablement jamais, mais il eut presque l'impression de le faire en cette instant, avec l'aide de Cody.

Il prit son museau dans ses mains et l'embrassa sur la truffe. Elle était humide, signe qu'il était en bonne santé, ce qui le rassura. Son inquiétude se dissipa lentement, mais pas sa tristesse.

Prenant son dernier geste comme un geste d'adieu, Cody s'en retourna, se frottant au passage à Claod.

Les deux animaux échangèrent un regard et quelques grognements, ils avaient eux aussi des adieux à se faire, ayant également grandi ensemble. Puis, le loup alla s'asseoir plus loin, dans la clairière. La queue remuante, il attendit, les oreilles toujours dressées.

Loukas le considéra silencieusement, les yeux embués de larmes.

Ainsi Claod prit son envol. Cody leva les yeux vers eux en penchant la tête, alors qu'ils partaient pour de bon.

Il poussa un long et puissant hurlement qui résonna à travers les bois. C'était la fin d'une vie, sans pour autant être la fin d'un tout, seulement le début d'autre chose. Jusqu’à son dernier souffle, Loukas se souviendrait de cette cabane solitaire, au milieu de la forêt. Et ses larmes se perdirent, s'évaporant au gré du vent qui lui fouettait le visage.

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