Chapitre XXV : Profondes entailles

11 minutes de lecture

Loukas ne rêva pas cette fois. Pour lui, l'évanouissement ne dura que quelques secondes tout au plus. Il reprit connaissance, les membres engourdis. Sa tête lui tournait affreusement et il ne sentait pas ses jambes.

Avec toujours ce goût de métal en bouche, il tenta d'ouvrir les yeux, sans succès. Un mince soupir s'échappa de ses lèvres. Il ne pouvait pas parler.

En bougeant difficilement les doigts, il constata qu'il n'était pas attaché. Toujours à l'horizontal, il avait sans doute quitté la table de pierre, l'heure qu'il avait passée là-bas lui apparut comme dans un rêve.

« Loukas ? », dit une voix à sa gauche. Il reconnut rapidement cette voix, c'était celle de son frère, Orlando. Au timbre, il paraissait attristé, mais aussi en colère.

« Oui... », réussit à articuler le dragonnier.

Le roi souffla, « Tu es enfin de retour parmi nous. J'ai plusieurs fois cru que tu n'allais pas te réveiller ».

« Combien de temps ? », demanda-t-il d'une voix très rauque. Sa langue et ses lèvres le faisaient souffrir à chaque syllabe.

« Cela fait... ». Il semblait hésiter. « Cela fait plus de deux mois maintenant. Nous sommes le Jayas de la cinquième semaine du mois de Tordar. Ton corps a été maintenu en stase par magie, je ne saurais te dire comment ».

Le dragonnier soupira comme il put.

« Loukas... Tu sais ce que tu as fait ? », demanda le roi.

« Que veux-tu dire ? ».

« Lorsque, le templier t’a endormi, tu te souviens ? ». Orlando renifla, il respirait plus bruyamment que d'ordinaire.

« Je me souviens avoir fait un cauchemar… » articula-t-il avec grande peine, au bout de plusieurs minutes.

Il entendit un claquement de doigt, puis les cliquetis d'une armure. Probablement un garde qui se déplaçait. Une porte s'ouvrit avant de vite se refermer.

« Qui y a-t-il ? ».

« Tu... Tu as détruit plusieurs quartiers de la ville, Loukas. Les quartiers souterrains se sont presque tous effondrés... Le château a souffert lui aussi... Plusieurs kilomètres de fortifications ont dû être reconstruit. Les soldats au front ont perdu courage et sont revenus par centaines pour retrouver leurs proches. Nous avons perdu beaucoup de terrain face aux armées de monstre ». Orlando prononça ces mots les dents serrées.

Le Maître de la Terre ne répondit pas. « C'est encore un cauchemar ? Je vais me réveiller et rien de tout ceci ne sera arrivé ? ».

« Dit quelque chose », demanda le souverain. « Explique-toi, maintenant. J'ai besoin que tu me dises pourquoi. Dis-moi ce qu’il s’est passé ! ».

« Je ne sais pas quoi dire. Je n’ai pas d’excuse », une de ses paupières s'ouvrit difficilement, lui permettant de voir son parent, ainsi que l'endroit où il se trouvait. Le visage de son frère exprimait une incompréhension totale.

« Je suis dans mon ancienne chambre, au château ? ».

« Oui... » répondit faiblement Orlando en esquivant son regard. Il se leva pour venir se mettre face à la fenêtre. Dehors, les derniers rayons du soleil disparaissaient, la nuit était en train de tomber.

« Ça n'a pas tellement changé ».

« Si, le lit a changé ».

« C'est normal, j'avais près de onze ans quand je me suis enfui ».

Un silence pesant s'installa. Les minutes passèrent, Loukas se racla plusieurs fois la gorge pour réussir à parler normalement. Ses membres lui faisaient moins mal, mais la douleur persistait et revenait à la charge chaque fois qu'il tentait de bouger.

« Tu n'as pas besoin de te lever, de toute façon tu n'as pas le droit de quitter cette chambre » l'informa sèchement le roi.

« Pourquoi ? », s'exclama Loukas, choqué par cette révélation.

« Tu as perdu la confiance du peuple, la confiance du royaume. J'ai dû te retirer ton titre d'ambassadeur. Mère s'est battue pour que tu restes quand même un prince. Des gens sont morts Loukas. Tu les as tués. C'est toi le responsable. Je suis obligé de te garder ici pour le restant de tes jours maintenant. Lorsque tu iras mieux, nous te placerons dans une cellule, jusqu'à nouvel ordre ».

Une profonde tristesse envahit peu à peu le Maître. Les larmes lui montèrent aux yeux, il les retint du mieux qu'il put avant de demander, d'une voix tremblante. « Est-ce qu'Amanda va bien... ? ».

Orlando émit un rire sans joie. « Tu demandes si elle va bien ?! Alors que votre relation malsaine a ruiné sa vie ?! ».

« Oui, je demande... ».

Une autre minute passa, avant que le souverain daigne répondre. « Elle s'est rétablie plus vite que toi. Elle s'en est allée dans son royaume il y a plus d’un mois de cela. Saràn m'a envoyé plusieurs lettres, j'ai bien cru qu'elle allait venir la chercher avec son armée, nos relations sont assez tendues, à présent. Inutile de demander à la voir, c'est impossible. Même sans l’ordonnance d’éloignement je ne le permettrais pas ».

« Tu as pu lui parler ? ».

« Oui. La sanction l'a beaucoup affectée. C'est sans doute une autre personne maintenant, mais je ne la connais pas assez bien pour en juger. Les premiers jours, elle a beaucoup crié, puis elle a pleuré, s’est infligé des blessures. Ensuite, elle n’a pas dit grand-chose et est partie, c’est tout ce que je peux te dire ».

Loukas déglutit avec peine. Une première larme perla le long de sa joue, jusqu'à sa barbe, désormais beaucoup plus longue. Il était curieux de savoir s’il avait changé, et demanda un miroir à son frère.

Celui-ci lui apporta. Le jeune homme n'avait pas imaginé que cette épreuve l'aurait tant marqué physiquement : sa barbe était maintenant bien fournie, tombant presque jusqu'au milieu de son torse. Ses cheveux avaient inexplicablement été raccourci. Ils avaient également une teinte plus claire que d'ordinaire. Sans doute étaient-ils tombés, à la suite des effets secondaires du sortilège. Il avait aussi beaucoup maigri, le sort de stase n'avait pas fonctionné correctement.

Mais le plus impressionnant était ses yeux. Depuis toujours ils étaient gris clair, comme beaucoup d'habitant du royaume de la Terre. À présent, ils étaient d'un noir très profond, presque un noir de jais. Une lueur violacée passa à l'intérieur alors qu'il s'observait, la bouche ouverte.

« Tu as l'air plus vieux », commenta Orlando, « Ton visage porte autant de rides que moi ».

Le Maître confirma d'un hochement de tête. Ils avaient environ dix ans d'écart, mais ce n'était plus vraiment évident maintenant.

La porte s'ouvrit soudain en grand. Un soldat entra et vint chuchoter à l'oreille du roi. Il ne lança pas un seul regard au Maître de la Terre.

« D'accord, il peut entrer », répondit le souverain en faisant signe au militaire de sortir. Ce dernier fit une brève révérence avant de retourner de là d'où il venait.

Omell vint le remplacer, dans l'encadrement de la porte. Il n'avait pas son armure, à la place, il portait un tabard noir et une cape blanche. Ses bras nus étaient uniquement cerclés de deux brassards.

Loukas eut un pic de tête atroce alors que son cousin approchait de son chevet. Sa magie faisait écho à la sienne, lui infligeant une douleur psychique très intense. Il tressaillit tout en gémissant légèrement.

Le chef de guerre s'arrêta, lui aussi avait dû sentir l'esprit meurtri du dragonnier. Il fit un pas en arrière. Son regard trahissait une profonde tristesse, il n'avait pas l'air en colère, comme Orlando.

« Je… Je voulais seulement te dire que je suis désolé de ce qui t'es arrivé, Loukas. Si tu as besoin d’aide, saches que tu pourras toujours compter sur moi. Au contraire de notre royaume qui préfère te tourner le dos ». Il dévisagea un instant le monarque, qui croisa les bras, les sourcils froncés.

Omell ouvrit sa main droite vers le jeune homme. Dans celle-ci, une petite pierre plate, de couleur ambre, brillait d'une lueur mystique.

« C'est un morceau d’éternite », murmura-t-il en jetant doucement la pierre, qui retomba sur l'oreiller du garçon. « Ce minerai rare n’apparaît qu’aux endroits ou de puissantes magies se sont déchaînées. Je l’ai trouvé dans les décombres des souterrains de la ville… Juste après le séisme. Puisse cette pierre te protéger, cousin ».

Dans un mouvement de cape, il tourna les talons et claqua la porte au passage.

Orlando soupira, « Il est vraiment têtu celui-là. N'espère pas avoir d'autre visiteur, notre mère passe ses journées au temple d'Anava, et Calice est en sécurité loin d’ici, aux côtés de sa mère ».

« Je comprends » souffla le dragonnier. Il ramassa la gemme, la faisant tourner entre ses doigts pour s'occuper.

« Je peux te demander quelque chose ? ».

« Quoi ? ».

« Un dernier service. Je voudrais la porter en collier. Tu peux la confier à un joaillier ? ». Plusieurs larmes coulèrent sur ses joues à présent, il ne pouvait les contenir plus longtemps, la douleur était si intense. Mais sa voix ne laissa paraître aucune tristesse. En réalité, il avait toujours cet air fier et courageux qui le caractérisait parfois, lorsqu'il se battait ou qu'il utilisait la magie. En l’occurrence, il se battait plus à l'intérieur cette fois-ci, et sa magie n'avait pas tellement envie de se manifester.

« Je peux faire ça pour toi, oui ». Orlando prit la pierre de ses mains et s'en alla, sans dire un mot.

Alors que le jeune homme se retrouvait soudainement tout seul, il entendit un bruit furtif, venant de la fenêtre.

Ne sachant pas trop comment réagir, il fit semblant de dormir.

La serrure cliqueta et l'un des battants s'ouvrit. Le vent s'engouffra immédiatement dans la pièce, faisant claquer les rideaux. Un bruit de bottes se fit entendre. La personne ne voulait pas particulièrement être discrète. Elle avança vers le lit.

Loukas ouvrit les yeux, et reconnu Sigurd. Il portait toujours les mêmes vêtements, sa tunique orangée, avec la capuche remontée sur sa tête.

Il sourit timidement, s’asseyant sur le bord du matelas le plus calmement possible.

« Bonsoir, Maître Loukas ».

Ce dernier ne répondit pas.

« Je sais que vous devez m'en vouloir, sans doute. Mais sachez bien que ce n'est pas moi qui ai décidé de ce qui vous est arrivé ».

« Je sais », déclara-t-il. « C'est Anava qui l'a décidé ». Il se redressa légèrement pour être dos au mur. « Que venez-vous faire ici ? Vous venez m'avertir que ce n'est pas terminé ?! Je n'ai pas fini de souffrir ?! ».

Sigurd soupira, « Vous êtes encore en vie. Alors non, vous n'avez pas fini de souffrir. C'est évident, quand on y réfléchit ».

Le Maître fit de nouveau silence, ruminant une fois encore les paroles de l'archichaman. Il lui paraissait sage, mais aussi très stupide. Son air mystérieux l'agaçait au plus haut point.

« Je suis venu pour savoir ce que vous comptez faire maintenant. Si vous avez une idée, voir même plusieurs ? ». La détermination se lisait sur son visage. Mais il regardait le mur, derrière le jeune homme.

Loukas leva une main, l'agitant devant son visage jusqu'à ce qu'il le regarde enfin dans les yeux.

« Oh, mais je sais très bien ce que je vais faire », déclara-t-il. « Je vais partir de ce royaume, pour certainement ne plus jamais y revenir, je ne vois pas d’autre solution. Depuis mon exil, j'ai toujours défendu les humains ! J'ai toujours combattu sur les terres infectées, une fois que j'en ai eu la force ! Alors c'est ce que je vais faire. Mais je ne vais plus revenir ici, c'est terminé ! Quelque part, j'avais sans doute tort de céder à mes sentiments, et vouloir revoir mes semblables ! Mais là encore j’imagine que c’était la décision de la déesse, et non la mienne ! ».

Sigurd le considéra d'un air triste. « Je suis navré que vous en vouliez à votre race, Maître Loukas. En vérité, les esprits vous réservent un grand destin. Tout comme notre déesse. Seulement il fallait vous faire subir cela, même si au fond, vous n'étiez qu'un dégât collatéral ».

« Qu'est-ce que vous avez dit ?! ».

L'archichaman prit une profonde inspiration avant de répondre. « Ce n'est pas vous qui étiez visé, je suis désolé. Je ne l'ai su que plus tard, lorsque cela avait déjà eu lieu. Je n'aurais pas dû vous prévenir ».

« Qui était visé alors ?! ».

« Vous pouvez facilement le deviner non ? Les esprits m'ont dupé pour que je vienne vous voir, et pas l'intéressé. Mon lien avec le monde éthéré c'est affaibli à la suite de cela ».

Il réfléchit un instant, les yeux toujours rivés sur l'homme en face de lui, qu'il prenait de plus en plus pour un fou inconscient.

Puis il murmura, « Amanda ».

Sigurd hocha faiblement la tête.

« Mais, pourquoi ? Elle n'a que dix-sept ans ! Pourquoi vouloir lui faire une chose pareille, c'est horrible ! » s'emporta Loukas en remuant les draps, poussant son interlocuteur à se lever.

« Je ne sais pas, Maître ! Je le jure ! Ils ne m'ont pas tout révélé ».

« Alors demandez-leur ! ».

« Je ne peux pas faire ça, ils m’en voudraient et ne répondraient pas ! ».

Le jeune homme se tut, avant de se recoucher, tournant le dos à l'archichaman.

« Alors vous ne me servez à rien, partez. Ne venez plus me voir. Je ne veux pas vous voir. Je ne veux pas non plus du formidable destin que m’ont promis vos saloperies d’élémentaires ! Laissez-moi ! ».

Le silence revint. La fenêtre se referma. Plus aucun bruit ne dérangea le calme du lieu.

Une fois encore, le jeune homme se retrouva seul avec lui-même. Ses pensées vagabondèrent sans but.

Il se murmura à lui-même, « Et maintenant ? Qu'est-ce que je vais faire avant mon départ définitif ? Je pourrais retourner à ma cabane ? Cultiver quelques légumes pour le voyage, me promener dans la forêt. Ce mois-ci annonce la poussée des plantes, les arbres seront en fleurs, d'après mes souvenirs ». Alors qu'il parlait tout seul, sa voix se brisa. Il sanglota, reniflant bruyamment alors que les mots se bloquaient dans sa gorge.

C'est à ce moment qu'il le sentit.

« Claod ? », murmura-t-il.

Il entendit un grognement sourd. Complètement hébété, il scruta la pièce des yeux, sans repérer la moindre trace de son compagnon.

« Où es-tu ? ».

Il ne reçut aucune réponse.

Le jeune homme pleura de plus belle. « J'aimerais tellement être avec toi ! ». Il tenta de se lever au prix d'un effort extrême pour aller à la fenêtre, ou du moins s'asseoir au bord du lit, mais il n'y parvint pas.

Le souffle court, il reprit sa position initiale.

« Je veux sortir ! Je veux sortir ! Je veux vraiment sortir ! » répéta-t-il, totalement paniqué, ses gestes étaient désordonnés. Les murs renvoyèrent l'écho de ses divagations.

« Nous rentrons bientôt chez nous ? Tu viendras me chercher, pas vrai ? ». Il ferma les yeux, ses membres vacillèrent et il chuta du lit, tombant lourdement sur le sol froid. Il gémit, ses larmes ruisselèrent sur les dalles.

« J'ai l'impression de ne plus avoir la force de faire quoi que ce soit, maintenant... ».

Une ombre ailée passa devant le cadre de la fenêtre, et un énorme rugissement retentit dans le ciel. Il reconnut son compagnon de toujours et ne put s'empêcher de sourire tristement. Son ventre le faisait affreusement souffrir, et sa chute n'avait pas manqué de lui couper le souffle.

Il pensa à Amanda, mais aussi à Miruen, son amour d'enfance. Au conseil des Maîtres. À Orlando et Omell. Au royaume de la Foudre, ainsi qu'au pays des nains et des elfes. Ses pensées s'embrumèrent, l'atroce douleur qui lui infligeait l'abdomen l'empêchait de réfléchir aussi bien qu'il aurait voulu ; au prix d'un dernier effort, il se porta jusqu'à son lit et s'installa du mieux qu'il put.

« Dès que je pourrais me lever et bouger, je quitte cette ville maudite, pour ne plus jamais y revenir… ».

Annotations

Vous aimez lire Redd Laktoze ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0