Chapitre 10

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J'avançais sur le trottoir tandis que le côté raisonnable de ma personne me sommait de faire demi-tour. Cela faisait à peine cinq minutes que j'avais quitté la maison de Chase mais j'avais eu le temps de trouver deux douzaines de bonnes raisons de ne pas me rendre dans la zone industrielle. Et pourtant, comme si mon corps obéissait à une volonté inconnue particulièrement butée, je ne m'arrêtais pas. Les contours glauques des vieilles bâtisses apparaissaient brièvement lorsque je croisais une des rues adjacentes menant directement à la zone, mais je refusais encore de faire le premier pas dans cette direction. Je savais qu'en suivant cette route somme toute fréquentable, je disposais encore de quelques minutes de battement avant de prendre ma décision.

Marchant lentement mais d'un pas suffisamment déterminé pour ne pas donner l'impression de zoner, je laissais mon esprit se retourner dans tous les sens afin de trouver un moyen d'agir. Aller là-bas, c'était une chose, mais encore fallait-il savoir quoi faire une fois sur place. Me rendrais-je dans l'entrepôt dans lequel j'avais vu Chase passer sa commande, au risque de le croiser ? L'idée ne m'enchantait pas, mais je ne voyais pas d'autre solution. Il n'existait pas d'autre moyen de... A moins que...

Je sortis mon portable d'un geste précipité et fis défiler ma liste de contact jusqu'à la lettre B. Ayant trouvait le numéro que je recherchais, j'appuyai sur la touche adéquate et levai le portable vers mon oreille. Les battements de mon cœur égrenèrent les secondes pendant lesquelles les sonneries s'enchaînèrent. Puis, une voix répondit enfin.

  • Allô ? dit-il d'un air ravi. Halsey , c'est toi ? Pas cours aujourd'hui, c'est pas trop génial ? Tu veux venir à la maison, cette aprèm, parce que justement j'allais...

  • Attends, Brendan , le coupai-je en essayant de ne pas trop le brusquer. Je t'appelais pour te demander quelque chose.

  • Ah bon ? Quoi ? s'étonna-t-il.

  • Le mec que j'étais allée voir à ta place, il y a de cela quelque temps, tu te souviens ?

  • Quel mec ?

  • Ne m'oblige pas à te le dire au téléphone, crétin ! le réprimandai-je en soupirant. Dans la zone industrielle !

  • Ah, lui ! dit-il en saisissant soudain. Oui, et bien ?

  • Tu peux me donner son numéro ? Le priai-je en adoptant un ton détaché.

  • Qu'est-ce que tu lui veux ? s'enquit-il d'une voix soupçonneuse.

Oh non, j'espérais qu'il ne devinerait pas mes intentions ! J'étais presque certaine qu'il chercherait à m'en dissuader, mais j'avais pensé que je tenais là le meilleur moyen de commencer mes investigations. Il fallait que je trouve une excuse, et rapidement...

  • Ah, euh, hésitai-je. Eh bien figure-toi qu'il me disait quelque chose et, ça y est, j'ai retrouvé ! Il était dans notre collège !

Je prenais de gros risques là. C'était totalement faux, mais je faisais confiance à Brendan pour gober.

  • Oui !, s'exclama mon ami à mon plus grand étonnement. Dingue, tu l'as reconnu ? Il était tout boutonneux à l'époque, cheveux longs, lunettes de premier de la classe, enfin pas un beau gosse en tout cas, tu te souviens ? Il était en troisième quand on est entrés au collège. Je ne te l'ai pas dit quand tu y es allée car j'ai pensé que tu ne verrais pas de qui je parlais !

En effet, cette description ne me disait rien du tout. Mais, par miracle, mon mensonge s'imbriquait parfaitement avec la réalité.

  • Ah ! dis-je en essayant de ne pas paraître trop surprise. Si, si, je l'ai reconnu ! Et en fait, je me suis dit que j'allais passer le voir, histoire de euh... renouer le contact. Il m'a paru super-sympa et, avec Chase , j'ai bien besoin de me changer les idées, tu vois ?

Ma voix dérailla sur le prénom de Chase mais cela apporta visiblement de la crédibilité à mon propos car Brendan m'assura qu'il comprenait et que j'avais parfaitement raison. Il n'y avait que lui pour faire preuve d'autant de naïveté...

  • Je te proposerais bien de t'accompagner, mais Payton doit passer et..., s'excusa-t-il.

  • Pas grave, t'inquiète, assurai-je en remerciant encore une fois ma chance. Tu peux me passer son numéro, alors ?

Il me le donna, et je le notai maladroitement sur mon portable en même temps qu'il le dictait. Enfin, il raccrocha après m'avoir demandé de faire attention sur le chemin. Je retrouvai le numéro du type, dont je ne connaissais toujours pas le nom – je ne l'avais pas demandé à Brendan , car j'étais censé me rappeler de lui – et collai de nouveau mon mobile contre ma tempe. Il répondit plus vite que Brendan , mais sa voix endormie laissait deviner que mon appel l'avait tirée d'un profond sommeil. Je jetai un coup d'oeil à ma montre : il était midi et demi passé. Tout de même !

  • Euh, allô, bredouillai-je. C'est Halsey , tu sais, l'amie de Brendan qui est passée il y a quelque temps à sa place ?

  • Ah, oui, je me souviens de toi !, s'exclama-t-il d'un ton soudainement réveillé. Que puis-je pour toi, jeune fille ?

Sa manie de m'appeler ainsi alors qu'il n'avait que trois ans de plus que moi me mettait plutôt mal à l'aise, mais je n'en laissai rien paraître.

  • J'irai droit au but, dis-je fermement. On peut se voir là ? Au terrain de l'autre fois ? Ou ailleurs, comme tu veux ?

  • T'as besoin de quelque chose ?s'enquit-il d'un air entendu.

  • Non, non, rien du tout, assurai-je. Je veux juste te parler, si c'est possible ?

Il resta un instant silencieux, puis me donna rendez-vous dans une demi-heure là où nous nous étions vu la première fois. Je le remerciai et raccrochai avant de m'engager d'un pas actif dans une des rues sombres et peu accueillantes qui menaient au terrain vague. Un homme sortit d'une maison en brique branlante et me lança un regard étrange, puis il baissa les yeux et s'engagea rapidement dans l'escalier gris d'un autre bâtiment. Je rentrai la tête dans mes épaules et frissonnai, désireuse de quitter ces lieux le plus vite possible.

Quelque temps plus tard, j'arrivais au terrain vague et soupirai de soulagement. Je n'avais pas croisé Chase . Tous les coins de rue avaient subi mon inspection avant que mes pieds ne s'y engagent, mais j'avais craint tout au long de la route qu'il ne surgisse devant moi comme la première fois. Repoussant la neige, je m'installai sur la machine à laver, qui n'avait pas changé de place mais paraissait encore plus rouillée, puis je posai mon regard sur l'extrémité par laquelle le jeune homme était apparu quelques mois plus tôt. Emmitouflée dans mon manteau, j'observais nonchalamment la condensation formée par mon souffle dans l'air environnant lorsqu'il surgit et avança d'un pas rapide dans ma direction.

Lorsqu'il fut assez près, je repensai aux paroles de Brendan et me fis la réflexion qu'il était plutôt beau garçon aujourd'hui, avec ses cheveux assez courts coiffés sauvagement, ses boutons en moins et ses lunettes au placard – probablement remplacées par des lentilles. Un sourire étira ses lèvres lorsqu'il fut à mon niveau et il me tendit sa joue, que j'embrassais avant de procéder de même avec l'autre. Il frotta ses mains l'une contre l'autre et dis :

  • Je t'ai donné rendez-vous ici, mais on devrait aller chez moi, il caille dehors !

  • Si tu veux, concédai-je timidement.

Nous nous dirigeâmes vers une ouverture faite manuellement entre les grilles qui entouraient le terrain et débouchâmes immédiatement dans une rue bordée de trottoirs peu accueillants. Les maisons, toutes identiques, étaient d'un jaune sale, délavé et chacune d'elles disposait d'un jardinet entouré d'une clôture en ferraille recouverte d'une peinture blanche écaillée. Quelques vieilles voitures, à la carrosserie dépareillée ou aux fenêtres brisées remplacées par de vieux sacs-poubelles collés sommairement, étaient garées le long de la route. Il n'y avait personne dehors, mais quelques maisons semblaient habitées, une lumière pâle et tremblotante filtrante à travers les volets, clos dans l'espoir de conserver un minimum de chaleur. Je frissonnai, et ce n'était pas seulement dû à la température.

  • Bon, je te l'accorde, ce n'est pas le quartier V.I.P, plaisanta le jeune homme. Mais quand on connaît, c'est plutôt sympa.

Je l'observai un instant, sceptique, puis le suivis alors qu'il entrait dans l'une des maisons. L'intérieur, contrairement à ce que l'on aurait pu croire, ne sortait pas de l'ordinaire. L'entrée donnait sur un petit couloir au bout duquel se trouvait un salon restreint, doté de canapés et d'une télévision antédiluvienne. Quelques cadres pendaient au bout de crochets le long des murs et une délicate odeur de viande mijotée provenait de la minuscule cuisine à droite du salon, dans laquelle une femme aux cheveux blond foncé était occupée à éplucher des carottes en écoutant une émission de radio. En entendant la porte d'entrée claquer, elle se retourna et j'eus la surprise de constater à quel point son fils lui ressemblait et, surtout, comme elle semblait encore jeune et belle, bien qu'étant la mère d'un jeune homme de vingt ans. Elle sourit à notre approche, se sécha les mains à l'aide d'un torchon et se précipita vers nous.


  • Oh, quelle charmante jeune fille tu ramènes à la maison, Cole , dit-elle d'un air ravi. Tu resteras bien pour manger, euh...

  • Halsey , l'informai-je. Je ne voudrais pas vous déranger, Madame, c'est gentil de...

  • Appelle moi Emily , veux-tu ? Et tutoie-moi, il est tellement plus facile de se sentir à l'aise avec une personne que l'on tutoie ! Le vouvoiement, c'est si austère !

  • Euh, très bien..., répondis-je d'un ton faussement assuré.

  • Fais-moi plaisir, reste donc manger avec nous, dit-elle. Il est si rare que mon fils ramène de belles jeunes filles comme toi à la maison ! Vous vous êtes rencontrés comment ?

Mal à l'aise, et sentant qu'un quiproquo s'installait de manière un peu trop confortable à mon goût, j'agitai rapidement une main devant mon visage en précisant :

  • Ce n'est pas ce que vous croyez ! Nous étions dans le même collège et c'est par hasard que nous nous sommes revus récemment.

  • Ah ! s'exclama-t-elle. Je comprends. Mais j'ai bon espoir que cela évolue ! Tu es néanmoins la bienvenue à notre table !

Et elle s'éloigna en chantonnant, ses longs cheveux ondulants gracieusement dans son dos, le rythme de ses talons frappant le sol. Si je l'avais croisée dans la rue, je n'aurais jamais pu croire qu'elle venait de ce quartier.

  • Viens, on monte, dit soudain Cole en m'entraînant vers une rangée d'escaliers s'élevant contre le mur du salon.

L'escalier nous mena dans un couloir étroit mais très éclairé grâce à la fenêtre découpée dans le mur d'en face. Deux portes s'ouvraient sur des chambres tandis que la troisième, fermée, devait probablement conduire à la salle de bain. Nous pénétrâmes dans la chambre de Cole , puisque tel était son nom, encombrée mais néanmoins accueillante. Une douce odeur d'encens flottait dans l'air, donnant à la pièce un aspect serein et reposant. Je me laissai tomber dans un pouf comme si j'étais chez moi. Cole s'assit sur son lit et s'avachit sur le matelas, les bras derrière la tête.

  • Alors, qu'est-ce qui t'amène ? me demanda-t-il. Au fait, désolée pour ma mère, elle est toujours comme ça.

  • Mmmh, fis-je en secouant la tête, elle est super-sympa. En fait, ça me gène un peu de te demander ça, on ne se connait pas depuis longtemps mais...

  • Depuis le collège, quand même ! plaisanta-t-il en souriant à pleine dent.

  • Oui, bon, ris-je. Mais on ne s'était jamais parlé avant cette année. C'est pour ça que ça m'embête, mais je n'ai pas le choix, tu es le seul qui puisse m'aider.

  • Ben vas-y, accouche, dit-il d'un ton flegmatique mais néanmoins curieux.

  • Ça concerne les Crips , lâchai-je de but en blanc.

Il se figea. Ses yeux laissèrent s'échapper un peu de leur surprise, puis il tendit la main vers une bouteille d'eau posée sur sa table de chevet. Il en dévissa le bouchon et avala goulument une bonne quantité de son contenu avant de la reposer. Pendant ce temps, j'attendais qu'il réagisse, les mains serrées l'une contre l'autre entre mes genoux, mon corps se balançant imperceptiblement d'avant en arrière. Finalement, il posa un regard sérieux sur moi et me questionna sans détour :


  • Qu'est ce que tu lui veux, aux Crips ?

Je frémis. Je n'avais pas envisagé un seul instant la possibilité qu'il puisse en faire partie. Ou du moins être l'un de leurs alliés. J'étais en train de me demander par quel moyen j'allais pouvoir me sortir de cette situation, lorsqu'il éclata de rire.


  • Tu devrais voir ta tête !, pouffa-t-il. Relax, je ne suis pas un des toutous de ces messieurs ! Ça me pose pas mal de problème pour mon petit business d'ailleurs... Ces gars-là, ils veulent avoir la main mise sur tout, alors ils n'aiment pas trop que je continue à leur tourner le dos. Mais bon, je me fais pas de bile !

Il n'était visiblement pas plus inquiet que cela à l'idée que la bande la plus craint de la ville lui cherche des noises... Son air bravache me mit en confiance, et je songeai que je tenais peut-être ma chance.

  • En fait, dis-je précipitamment, je ne sais pas trop ce que je cherche. Tout ce que je sais, c'est qu'ils sont en train de bousiller la vie d'une des personnes auxquelles je tiens le plus et... Je ne peux pas laisser faire ça, je dois faire quelque chose... Enfin, je ne sais pas trop comment mais... Tu comprends ?

J'avais dit tout ça si vite que je n'étais pas sûre qu'il ait tout saisi. Une partie de moi s'interrogea un instant sur le but de ma présence en ce lieu inconnu, à énoncer ce qui me pesait sur le cœur depuis des mois à un jeune homme que je n'avais rencontré que lors d'un bref échange de stupéfiants. Mais je chassai vite cette petite voix, trop inquiète à mon goût. Cole me mettait en confiance et, dans mon cas, la première impression était presque toujours la bonne. Celui-ci me sourit, sortit une cigarette de sa poche et, après l'avoir allumée, m'annonça :

  • Si ton pote s'est frotté aux Crips , je ne vois pas trop ce que tu peux faire pour l'aider. Et puis, c'est pas un milieu pour une fille comme toi, t'en ressortirais pas vivante

Je frissonnai, pas par crainte pour ma personne mais davantage parce que ces paroles confirmaient que Chase était dans de sales draps. Mon agitation dut se remarquer car Cole enchaîna :


  • Mais si c'est vraiment quelqu'un à qui tu tiens, tu ne devrais pas avoir peur, pas vrai ? Ou alors, ce qu'on dit du courage que donne l'amitié n'est qu'un ramassis de conneries tout juste bon pour les romans à l'eau de rose que lit ma mère.

  • Non, je n'ai pas peur, confirmai-je. Enfin, si, mais plus pour lui que pour moi... Tu comprends, son frère faisait partie des Crips , lui aussi, et il a réussi à s'en sortir alors...

  • Attends ! me coupa-t-il. Tu dis que son frère en faisait partie et qu'ils l'ont laissé filer ? Comme ça ?

Il fit un geste avec son bras en sifflant doucement entre ses dents, mimant une fuite imaginaire.

  • Je ne sais pas..., avouai-je. Cela m'a toujours semblé bizarre aussi, qu'il s'en sorte aussi bien, mais je n'ai jamais cherché plus loin. C'est pour ça que je crains qu'ils ne fassent du mal à Chase , par vengeance.

  • Chase , hein ?, dit-il en affichant un sourire. Chase Myers ? Il m'a acheté de la beuh quelques fois, mais je ne le connais pas plus que ça. Vous êtes potes depuis longtemps, non ? Au collège, déjà, il me semble ?

  • Oui, acquiesçai-je. En fait, depuis la maternelle. C'est pour ça que je ne peux pas tolérer qu'il balance sa vie par la fenêtre.

  • Et Brendan ? Demanda-t-il alors. Vous étiez toujours fourrés ensemble, qu'est-ce qu'il en pense ?

  • Je n'aurais jamais pensé dire ça un jour, dis-je en souriant légèrement, mais j'ai bien l'impression qu'il se montre plus raisonnable que moi.

  • Ou moins dévoué, ajouta-t-il en haussant les épaules. Bref ! Tu veux approcher les Crips , alors ? Pour voir à quel jeu ils jouent avec ton pote ? J'ai peut-être un moyen pour toi, si t'acceptes de prendre le risque.

Je le fixai d'un air déterminé et son sourire s'élargit, puis il se retourna et plongea sa main dans un des tiroirs de sa table de chevet couverte d'autocollants vantant des groupes de musique, des magasins et des marques de vêtements. Il en sortit un papier d'aspect misérable, comme s'il avait pris plusieurs fois la pluie avant de se faire rouler dessus par un camion aux pneus particulièrement boueux. Je le saisis d'une main tremblante et posai mon regard sur son contenu...

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