Chapitre 11

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Le centre de la feuille était occupé par une photo filigranée représentant une table recouverte d'une nappe noire parsemée de feuille rouges, portant une multitude de plats alléchants. En arrière de celle-ci se découpait l'ombre d'une femme mince et cambrée, un plateau posé sur la paume de sa main. La police du texte revendiquait une certaine simplicité mais sa lecture me fit pâlir :


Recherchons serveuses pour soirée privée tenue le 31 décembre. Contactez-nous au...

Je levai les yeux vers Cole , muette. Son sourcil gauche se souleva et l'éclat de ses yeux bleus-verts s'illumina d'une lueur d'intérêt. Je repoussai le papier vers lui.


  • Ces couleurs, dis-je d'une voix tremblante. Ce sont celles des Crips n'est-ce pas ? Ils organisent une soirée pour le jour de l'an ?

  • Comme chaque année, confirma Cole  sans s'emparer de la feuille. J'ai entendu dire qu'ils faisaient parfois rentrer certaines de ces filles dans leur bande, si elles leur tapaient dans l'oeil. Ça pourrait être un moyen pour toi de te rapprocher d'eux.

  • Hors de question, refusai-je en secouant la tête. C'est beaucoup trop risqué, et puis s'ils me connaissaient ? Je veux dire, peut-être savent-ils que je suis... que j'étais une amie de Chase  ?

  • À mon avis, il y a peu de chance... nia Cole  en affichant un air sceptique. Je ne dis pas qu'ils ne s'informent jamais sur les gens, mais ils n'ont pas d'intérêt à épier un mec qui est venu vers eux de son plein gré...

  • Mais peut-être qu'ils me connaissent quand même, contrai-je, depuis le temps que je connais Chase ...

  • C'est possible, concéda-t-il, mais franchement j'en doute. Et puis, au pire, tu t'en rendras vite compte, car ils te refuseront le poste !

  • Mais..., hésitai-je en essayant de trouver un autre argument.

  • Si tu as peur, je comprends, dit Cole  d'un ton évasif. Mais bon, prends-le, au cas où.

Il me tendit le papier de nouveau et je lui jetai un regard effrayé. Puis je m'en emparai si rapidement qu'il faillit se déchirer entre ses doigts et le glissait dans ma poche. Après tout, je ne m'engageai à rien... Cole  souri d'un air entendu puis se leva souplement en se dirigeant vers la porte. Je le suivis, soucieuse de ne pas abuser de son hospitalité, et descendis les escaliers derrière lui. La bonne odeur du plat que préparait Emily  embaumait le salon et je manquai d'accepter l'invitation à manger qu'elle m'avait faite quelques minutes plus tôt. Elle sembla déçue que je ne reste pas plus longtemps, mais je lui promis de revenir et sa déception se transforma en ravissement.


L'air froid de l'extérieur déclencha un frisson glacé qui remonta le long de ma colonne vertébrale. Cole  me raccompagna au terrain vague, puis me souhaita bonne chance en m'assurant que je pouvais venir le voir n'importe quand. Je lui souris chaleureusement, reconnaissante, et pris la direction de ma maison en songeant que ce jeune homme était véritablement gentil.


Arrivée dans ma rue, je jetai un œil à ma montre. Il était presque deux heures de l'après-midi. A cette vue, mon ventre poussa un cri de protestation et je le morigénai intérieurement car mon dernier repas n'avait eu lieu que deux heures plus tôt. Je pris un peu de neige dans l'allée de la maison et me la jetai à la figure, après tout, j'étais sensée revenir d'une bataille de boules de neige. Je pris plaisir à sentir la poudreuse s'insinuer dans le col de ma veste et frissonnai en poussant un petit cri. Je pris connaissance de mon reflet dans la vitre de la voiture et, le résultat me paraissant probant, franchis les derniers mètres qui me séparaient de la porte. J'eus à peine le temps d'entrouvrir qu'une voix puissante m'ordonna :


  • Enlève tes chaussures et ton manteau dehors ! Je viens de laver en bas !

Il n'y avait que ma mère pour faire le ménage alors que quarante centimètres de neige s'entassaient dans le jardin... J'ôtai ma veste et l'étendis grossièrement sur l'une des poutrelles de l'entrée, puis ce fut au tour de mes bottes que je laissai tomber sur le paillasson, avide de pénétrer dans la maison chaude et accueillante. Ma mère ouvrit de grands yeux en me voyant et faillit me prendre par la main pour m'amener de force dans la salle de bain. Heureusement, elle se retint et me conseilla simplement de ne pas trop me laisser égoutter sur le carrelage fraîchement lavé de la cuisine.


Je montai dans ma chambre, ôtai mon pantalon, mon t-shirt et mon pull que je jetai sur ma chaise puis pris la direction de la salle de bain. Sous le jet d'eau chaude, mes pensées affluèrent toutes vers un même point : la soirée du jour de l'an. Le simple fait d'envisager d'y aller me paraissait être une idée folle mais, d'un autre côté, cet événement semblait tomber à point nommé, comme un signe du destin... Je ne croyais pas à ces histoires de destinée, mais dans ce cas précis, j'essayais de me convaincre que cette opportunité était là pour moi. En outre, à en croire les films, le destin n'est pas censé vous trahir donc, s'il avait placé ce papier sur ma route, je devais peut-être voir cela comme un signe. Je m'assis dans la douche et laissai les torrents de gouttes d'eau inonder mon corps, désireux de noyer cette histoire dans tous les sens du terme. Le martèlement des gouttes sur le mur de carreaux blancs effaça un instant les tourments de mon esprit mais à peine m'étais-je levée que je me sentis de nouveau assaillie par le doute. 


Baissant les bras, je quittai la douche puis m'enveloppai dans une serviette chaude avant de me diriger vers ma chambre. Choisissant des vêtements au hasard, je m'empressai de m'habiller et sortis le papier des Crips de la poche de mon pantalon. Je restai un instant immobile, mes yeux fixés sur le numéro, avant de lever le regard sur mon calendrier. Trois semaines me séparaient du 31 décembre et, à la fin de celle-ci, je serais en vacances. Je posai le papier dans un tiroir, juste au-dessus de ma liste qui n'avait finalement pas servi à grand-chose, et décidait de l'oublier jusqu'au vendredi suivant. Je tentai par là de me convaincre qu'une fois la pression scolaire disparue, je serais plus à même de prendre ma décision.


Cependant, je n'avais pas prévu que la chose m'obsèderait à ce point. Le lendemain, les routes avaient été dégagées et salées par les professionnels responsables de ce genre de précipitations et le lycée rouvrit ses portes. J'avais eu une nuit agitée par des rêves sans queue ni tête, dans lesquels j'étais affublée d'oreilles de lapin, de tenues de servante et d'autres uniformes du même genre, et mes cernes tiraient tant sur mes yeux que je craignais de les voir tomber d'un instant à l'autre. Mes amis s'enquirent de ma santé mais je ne les écoutai que d'une oreille, mes pensées étant toutes tournées vers le fameux papier. Mes seuls moments d'éveils furent tout entiers pour Chase . Je passai ma journée à le lorgner du coin de l'oeil au point d'occulter totalement ce qu'il se passait autour.


En cours de chimie, je fus si occupée à étudier les mouvements sinueux des veines qui dansaient sur le dos de sa main au rythme de son écriture que j'en oubliai ma propre prise de notes. À la pause, je perdis Brendan de vue parce que j'étais trop occupée à suivre Chase du regard, lequel s'en rendit compte et s'éclipsa non sans m'avoir d'abord fusillée de la puissance de ses yeux sombres. Le son de sa voix suffit même à me tirer un sursaut lorsqu'il répondit à une question en cours de philo. Bref, c'était la grosse obsession. Brendan , habitué à mes rechutes régulières dans ce qu'il appelait « le syndrome Chase », ne s'étonna pas de ce comportement, mais je savais pour ma part que c'était différent.

Cette journée de lycée m'avait cruellement fait prendre conscience d'une chose : si j'allais à cette soirée, Chase y serait probablement aussi puisqu'il était dans les petits papiers des Crips désormais... Que ferait-il en me voyant ? Peut-être qu'il choisirait simplement de m'ignorer, comme il s'appliquait si bien à le faire depuis plusieurs mois. Ou bien, peut-être qu'il me mettrait à jour devant toute la bande, me dépeignant comme « la pauvre fille qui n'arrive pas à tourner la page »... Mais quelque chose me disait que la seconde solution n'était pas la bonne. En faisant cela, il prendrait le risque de se décrédibiliser à leurs yeux et, surtout, cela attirerait des soupçons sur lui. Non, en fin de compte, j'optais davantage pour la première solution : il m'ignorerait. Je n'étais néanmoins pas certaine que cela me console...


En rentrant chez moi vers seize heures, je montai directement dans ma chambre, jetai mon sac sur mon lit et sortis le papier du tiroir de mon bureau. C'était le genre de décision qu'il fallait prendre rapidement, non ? Je savais au fond de moi que je ne serais pas moins prête à le faire ce jour-là que le vendredi suivant et j'avais eu la preuve que repousser l'échéance n'allégeait en rien la pression qui pesait sur moi depuis que j'avais eu connaissance de cette soirée.

Saisissant fermement mon portable, je tapais chiffre après chiffre le numéro inscrit sur la feuille, mon cœur menaçant de s'échapper de ma cage thoracique. Je du répéter le geste plusieurs fois de suite car je raccrochais immédiatement après avoir lancé l'appel mais, après m'être giflée intérieurement une bonne douzaine de fois, je trouvai le courage de poser mon téléphone contre mon oreille. Les sonneries retentirent et, les secondes s'écoulant, j'eus l'impression que mon déjeuner s'agitait de plus en plus furieusement dans mon estomac. Enfin, une voix répondit. Une voix de femme.


  • Allô ?dit-elle en roucoulant.

  • Euh, oui, bonjour, bégayai-je. Je vous appelle au sujet de l'annonce, sur l'affiche.

  • De quoi parlez-vous ?demanda-t-elle d'une voix étonnée.

  • Eh bien, de votre recherche de serveuse pour la soirée privée, précisai-je. J'ai votre af...

  • Ah, vous souhaitez faire partie de l'équipe de service pour le jour de l'an !, s'exclama-t-elle. Il fallait me le dire tout de suite ! Quand puis-je vous voir?

Elle ne perdait pas de temps en formalités celle-là.

  • Je suis disponible tout de sui..., commençai-je.

  • Très bien !, s'enthousiasma-t-elle. Avant que vous ne fassiez le déplacement pour rien, je vous demanderais de bien vouloir me renseigner vos mensurations car, vous comprenez, il s'agit d'une soirée privée et nous n'acceptons pas n'importe qui.

Elle avait dit ça d'un ton hautain et je devinai qu'elle devait faire partie des précédentes promotions de serveuses, ce dont elle s'enorgueillissait. Je lui communiquai mes mensurations, remerciant ma mère d'avoir tenu à les mesurer quelques semaines plus tôt, et elle sembla satisfaite. Elle me donna rendez-vous dans une heure dans le hall d'un immeuble qui m'était inconnu mais qui, à en croire l'adresse, était situé non loin de chez moi. Je m'étonnai un instant que ce ne soit pas dans la zone industrielle avant de réaliser que,les Crips ayant la main mise sur la quasi-totalité de la ville, ils ne vivaient surement pas au milieu de ce quartier délabré et sombre. Peut-être y géraient-ils leurs petites affaires, mais cela n'allait surement pas plus loin.

Je m'empressai de trouver une tenue adéquate, ravie d'avoir finalement trouvé le courage de faire le premier pas. J'optai pour une robe noire moulante, classique mais assez décolletée, et des escarpins à hauts talons assortis. Puis je passai la tête dans un grand collier de perles blanches, enfilai des bracelets de la même couleur et ornai mes oreilles de boucles d'oreilles appartenant à la même parure que le collier. Un rapide coup d'oeil dans le miroir me donna une image satisfaisante mais je donnais néanmoins un coup de brosse dans mes cheveux, les relevai et les attachai à l'aide de quelques pinces de manière un peu folle. Je redessinai le contour de mes yeux au crayon, repassai une couche de mascara sur mes cils et appliquai soigneusement un fard à paupières gris pâle. Le résultat était plutôt sobre, mais élégant.



J'ouvris mon armoire une dernière fois pour saisir mon manteau blanc à gros boutons noirs, qui n'allait pas franchement avec ma tenue, étant plutôt décontractée, mais l'assortiment n'était néanmoins pas choquant. Puis je levai les yeux vers mon horloge et constatai qu'il me restait vingt minutes. C'était largement suffisant pour se rendre là-bas, mais cela ne ferait pas de mal d'arriver un peu en avance.

Électrifiée par l'appréhension, je descendis un peu trop rapidement les escaliers et manquais me tordre une cheville au niveau de la deuxième marche, ce qui me fit prendre conscience que les trottoirs étaient encore quelque peu gelés dehors. J'allais m'amuser... J'ouvris la porte, la claquai et refermai derrière moi, priant pour être revenue avant que ma mère ne rentre et ne se pose des questions. Je m'aventurai à pas prudents sur la chaussée. Les plaques de verglas brillaient légèrement sous les derniers rayons de soleil, ce qui les rendait plus facilement repérables, mais quelques-unes échappaient néanmoins à mon attention. Je glissai plusieurs fois, me rattrapant toujours in extremis, et ne cessai de m'attirer les regards compatissants ou réprobateurs des passants. Certains devaient me prendre pour une de ces filles qui mettent des talons en toutes circonstances, quittes à paraître ridicules. En réalité, je me fichais de leur opinion, bien trop occupée à avancer prudemment tout en essayant de ne pas penser à ce qui m'attendrait une fois arrivé. J'hésitai longuement sur ce qui était le pire : subir mon entretien ou rester des heures à marcher ainsi sur la route.

J'arrivais à destination sans avoir trouvé ma réponse mais dû malgré tout me décider à entrer dans le bâtiment. Un bref coup d'oeil à mon portable – j'avais enlevé ma montre car elle ne convenait pas à ma tenue – me permit de constater que j'avais cinq minutes d'avance. Je levai la tête pour apprécier la beauté de l'immeuble, entièrement recouvert de vitres miroirs sur lesquelles dansaient les nuages ocrés de la fin de journée, puis pénétrai timidement à l'intérieur. Les portes électriques débouchèrent sur un vaste hall immaculé dont les murs portaient de grands tableaux colorés peints anarchiquement, mais de manière artistique. Un large comptoir, derrière lequel se tenait une seule hôtesse, trônait au fond de la pièce. La jeune femme, tirée aux quatre épingles, me donna l'impression d'être vêtue de guenilles et je dû faire un incroyable effort de persuasion pour ne pas tourner le dos à cet espace respirant la perfection. À quelques pas de là, de grands canapés blancs dotés de coussins bordeaux d'apparence moelleux s'étendaient devant les vitres sans teints qui donnaient sur l'extérieur, soumettant au regard du visiteur la rue pour qui il était lui-même invisible.

La jeune femme de l'accueil leva ses yeux vers moi et colla immédiatement un large sourire commercial sur ses lèvres. Je m'approchai d'elle en essayant de lui rendre son sourire, en moins réussi, et l'informai de la raison de ma venue. Elle sembla tout à fait au fait et m'invita à patienter dans les canapés, ce que je fis avec plaisir, tant ils semblaient confortables. Puis elle se consacra à la tâche qui l'occupait avant ma venue et je pus me ronger les sangs en paix et en silence. Je me demandai un instant si elle savait pour qui elle travaillait puis songeait qu'elle faisait peut-être elle aussi partie d'un des précédents wagons de serveuses. Je n'eus pas le temps de m'interroger plus avant car une femme brune d'une petite trentaine, d'apparence sévère mais distinguée, s'avança vers moi d'un pas rapide, sa main d'ores et déjà tendue devant elle. Je la serrai poliment et retins un cri de douleur lorsqu'elle m'écrasa les doigts dans sa paume.

  • Enchanté, mademoiselle, je me présente, Lilly Lopez . Vous venez pour le poste de serveuse ?

  • Euh, oui, confirmai-je Halsey Abbott , enchantée.

  • Bien, veuillez me suivre, ordonna-t-elle d'une voix sèche.

J'avais très envie de faire le contraire et de m'enfuir aussi vite que possible, mais une fois de plus je me contins. Je la suivis dans un dédale de couloirs, au bout duquel se trouvait un ascenseur. Nous y pénétrâmes et Mme Lopez écrasa le chiffre quatre de son index manucuré. Je jetai discrètement un œil à mes propres ongles, pour découvrir qu'ils n'étaient pas au mieux de leur forme. Lorsque l'ascenseur s'arrêta, la jeune femme s'engagea d'un pas rapide dans le couloir jusqu'à une porte portant la plaque « Lilly Lopez , gestion du personnel ». Je déglutis.

  • Entrez, mademoiselle Abott , dit-elle en ouvrant la porte.

Elle prit place immédiatement derrière son bureau impeccablement rangé, organisé et si parfait que n'importe qui aurait eu envie de donner un bon coup de pied dedans. Je pris place sur le siège en cuir blanc capitonné qu'elle me proposa et croisait les jambes d'un air que j'espérais détendu. Elle sortit une porte bloque d'un des tiroirs et y accrocha une feuille puis déboucha un stylo-plume magnifique qui, à lui tout seul, devait valoir le prix de ma garde-robe tout entière.


  • Bien, mademoiselle, nous pouvons commencer, dit-elle en vrillant soudain ses yeux bruns foncés dans les miens.

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