Aux origines du crime

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 Quand ils arrivèrent à la pièce de Lisa, cette dernière vint se placer à la limite de son monde. Elle regarda le hall d’entrée où patientaient encore Drake et Corelli. Elle poussa un grand soupir et s’écarta pour les laisser passer. Romulus et Juliette ne se firent pas prier. Au moment de franchir la frontière, la sorcière lui adressa un sourire un peu triste. Elle aurait voulu lui parler, mais les adultes venaient de les rejoindre.

 — Je suppose que tout est bien qui fini bien, souffla Judith. Vous auriez dû nous attendre, vous avez de la chance de vous en être tiré sans blessure !

 — Néanmoins, nous avons droit à un happy end, confirma le papa de Romulus avant de bailler. Alain a retrouvé ses parents et ce vilain chat ne fera plus de mal à personne. Je vais pouvoir fermer l’œil, moi aussi…

 — Je suis désolée, commissaire, mais je dois vous demander de rester encore quelques instants.

 Il s’était déjà approché de la sortie. Leur tournant le dos, il poussa tout de même un long soupir avant de se retourner vers la sorcière.

 — Ça ne peut pas attendre demain ? Tout est réglé, non ?

 — Nous avons sauvé Alain, mais nous n’avons pas encore attrapé celui qui a déchiré le tableau.

 — N’était-ce donc pas ce gros chat ? intervint Corelli. Je veux dire, ça me paraissait évident…

 — Non, le Chat du Cheshire n’y est pour rien. J’ai une assez bonne idée, cependant, de qui est responsable de ce crime.

 Le commissaire dévisagea la sorcière. C’est vrai qu’il lui avait demandé d’enquêter. Même s’il aurait vendu sa maison pour se coucher dans son lit, il devait au moins l’écouter. Aussi récupéra-t-il la chaise à roulettes pour y poser son postérieur.

 — Allez-y, miss Petipois. On vous écoute.

 — Tout d’abord, j’aimerais savoir comment Alain a fini dans cette galerie de nuit, entama la petite détective. Est-ce que tu peux nous raconter ?

 — Oui ! Quand je suis rentré chez moi, j’ai trouvé des clés et une feuille dans mon livre de coloriage. C’était une carte au trésor !

 — Voilà qui devient intéressant, lança Drake en riant.

 — Y avait des explications. Je sais bien lire, alors j’ai tout suivi et il fallait que je vienne ici et que je suive M. le chat.

 — Ça accuse donc bien le Chat, fit remarquer Judith.

 — Pas du tout. Au contraire, le Chat s’est éveillé au moment où vous avez quitté les lieux, vous et M. Lemona. Alain n’était déjà plus là. Je me trompe ?

 — Madame Lemona m’avait donné la permission de partir avant eux, confirma Kiri.

 — Ce qui veut dire que quelqu’un d’autre a attiré Alain ici de nuit. Et si ce quelqu’un a fait ça, c’est ensuite pour pouvoir accuser le Chat du Cheshire de tous les maux. Pour lui faire porter le chapeau de la détérioration de la Reine de Cœur.

 Le commissaire, sur son siège, haussa ses sourcils touffus. Cacher un crime en commettant un autre plus répréhensible encore, l’enlèvement d’un enfant, voilà qui n’était pas très logique à ses yeux. Mais il ne dit rien, attendant la suite. Romulus avait attrapé la brouette de Lisa et, avec Juliette, ils s’étaient un peu écartés de la scène qu’Agatha parcourait de long en large au fil de ses déductions. Corelli paraissait très intéressé tandis que Drake observait les autres personnes rassemblées là, perplexe. Judith avait les bras croisés, tête penchée tandis que son mari, qui n’avait encore rien dit, avait le regard fuyant. Kiri et son fils, enfin, écoutaient avec attention.

 — Si ce n’est pas le Chat, qui cela peut-il être ? Peut-être un autre tableau resté éveillé de nuit ? Corelli ou Drake ?

 — Comment ? s’insurgea le compositeur.

 — C’est un scandale !

 — Je n’y crois pas une seconde, les rassura rapidement Agatha. Vous nous avez bien aidés, aujourd’hui. Surtout, vous ignoriez le secret de M. Lemona et vous n’aviez aucune raison en apparence de vous en prendre à la Reine de Cœur. Vous ne l’aviez jamais rencontrée, comme beaucoup. C’est ce que nous a affirmé le Comte.

 — Vous avez pu parler au Comte ? s’étonna Judith.

 — Par chance, nous n’étions pas loin quand il a lancé un appel par webcam comme nous le lui avions demandé par mail. Il nous a raconté toute son histoire, M. Lemona.

 Disant cela, elle s’était rapprochée du peintre. Honteux, il baissa les yeux.

 — Il m’en vaut toujours…

 — Pour quelle raison, au juste ? demanda le loup-garou.

 — Il se trouve que M. Lemona avait pris l’épouse du Comte, une certaine Rosa, comme modèle. Une fois la toile achevée, il se sont enfuis tous les deux.

 — Je m’en suis voulu, vous savez… ? Lorsque Rosa m’a quitté, huit ans plus tard, j’étais sûr qu’elle retournerait vers lui… Mais non…

 — Si ce n’est pas indiscret, pourquoi a-t-elle mis fin à votre relation ?

 — Rosa était quelqu’un de très spontanée. Elle m’a un jour laissé une lettre et elle a tout simplement disparu…

 — Bien. Revenons au Comte. Ma première idée, voyez-vous, c’était que le Comte du Cheshire aurait été présent à Halloween. Qu’il aurait lui-même détruit sa toile pour vous atteindre, M. Lemona, et peut-être pour réclamer une compensation financière.

 — S’il te hait tant, ça se tient, dit Judith à son mari.

 — Cependant, mes amis pourront le confirmer, le fantôme a été particulièrement touché par ce que nous lui avons annoncé. Le Comte aimait cette Rosa et ne s’est jamais remis de son départ, au point de garder la toile comme son plus précieux trésor. Même s’il se trouve vraiment à Halloween en ce moment, je ne crois pas qu’il aurait été capable de faire ça. Sa peine… était plus forte que sa haine.

 — Qui reste-t-il, alors ? demanda le commissaire. Un autre personnage de tableau ? Le génie ou la lavandière vous ont causé du souci, de ce que j’ai compris.

 — Et je crois justement que leur attitude les innocente. S’ils avaient été au courant d’un moyen de sortir avant aujourd’hui, vu les efforts qu’ils ont mis en œuvre pour nous attraper, ils l’auraient déjà fait depuis longtemps. Non, pour bien comprendre cette affaire, je crois que nous devons nous intéresser à cette fameuse Rosa.

 — Hum… Excusez-moi, mais la Dame de Cœur a été peinte il y a plus d’un siècle, non ? intervint Corelli.

 — L’Italien a raison, votre Rosa est morte depuis longtemps, ajouta Drake.

 — Non monsieur. En fait, elle a été tuée tout juste hier.

 Un silence suivit la déclaration d’Agatha. Le commissaire, les tableaux et les minotaures la regardaient avec un air circonspect. Judith, elle, venait de placer une main devant sa bouche, horrifiée, alors que son mari avait fait un pas en arrière, chancelant. Sa respiration était soudain saccadée. Les enfants, enfin, eurent des yeux ronds comme des assiettes en comprenant là où leur copine voulait en venir.

 — Lorsque M. Lemona a terminé la Reine de Cœur, celle-ci a réussi à piéger Rosa. Elle est alors sortie de son cadre. Par accident, sûrement. Mais la Reine de Cœur a compris quelle opportunité lui tombait dessus. Elle s’est faite passée pour folle amoureuse de M. Lemona et l’a empêché de constater ce qu’elle avait fait. Elle l’a convaincu de s’enfuir avec elle, ce qui a endormi Rosa pendant plus d’un siècle.

 — Par les pustules de la fée Carabosse ! laissa échapper le commissaire en se levant.

 — La Reine de Cœur avait tout ce qu’un être de peinture peut vouloir : la liberté. Cependant, surprise… Elle tombe réellement amoureuse de M. Lemona. Sûrement est-elle fascinée par sa magie ? Par le monde qu’il a créé. C’est son créateur après tout. Alors elle décide de rester avec lui.

 — Mais M.Lemona vient de dire qu’elle l’avait quitté ! intervint Juliette. Elle était plus amoureuse ?

 — Je crois que si, assura Agatha. En fait, si elle l’a quitté, c’était par peur qu’il découvre un jour le pot aux roses. Par peur qu’il la rejette.

 — Pourquoi ?

 — Parce que je pense qu’elle ne vieillissait pas.

 La sorcière laissa un temps pour que son auditoire comprenne bien l’ampleur de ce qu’elle disait. Ceci n’était qu’une spéculation. Elle n’avait pas de preuve de ce qu’elle avançait, mais c’était ce qui lui semblait le plus logique pour expliquer la situation. Le commissaire, qui fronçait les sourcils, se tourna vers le peintre.

 — Monsieur Lemona ? Vous confirmez ?

 — Je n’en sais rien, souffla-t-il, la tête entre les mains, de plus en plus abasourdi. Je… Il n’y a jamais eu de cas, auparavant… et je… Je n’ai rien vu… C’est impossible…

 — L’amour rend aveugle, soupira Agatha. Et ce même amour empêche la Reine de Cœur de partir trop loin. Elle ne veut pas dire adieu à son peintre. Alors elle se crée de nouvelles identités et se présente à M. Lemona plusieurs fois pour passer des années avec lui et répéter de nouveau tout. Et encore aujourd’hui, elle est là. Pas vrai, Judith ?

 Les derniers regards se tournèrent vers la femme du peintre. Celle-ci avait toujours ses bras croisés, les poings serrés. Elle était devenue rouge de colère et fusillait la petite sorcière des yeux. Cependant, elle se retenait in extremis de laisser exploser toute sa rage.

 — Tu as perdu la tête, petite effrontée, cracha-t-elle.

 — Pas encore, répondit Agatha avec un large sourire.

 — C’est un ramassis de mensonges éhontés ! Tu racontes n’importe quoi ! Tu n’as pas de preuve.

 — Une seule. En fait, vous avez vendu la mèche sans faire exprès.

 — Quoi ?

 — Lorsque vous nous avez parlé du Chat du Cheshire hier, vous nous avez expliqué à quel point il pouvait être énervant. Or, la dernière exposition où il est apparu date de vingt-deux ans. Le reste du temps, il appartient à un collectionneur privé. Comment alors pouviez-vous l’avoir déjà connu ?

 — Judith…

 M. Lemona observait sa femme de haut en bas, horrifié. De colère, la Reine de Cœur tapa le sol du pied, faisant vibrer toute la galerie. Elle poussa alors un rugissement bestial avant d’éclater en sanglots.

 — Petite peste ! Tu as tout gâché ! Tout, tout, tout !

 — Alors c’est vrai…

 — Bien sûr que c’est vrai ! éclata-t-elle. Oh, comme j’aimais ta naïveté, Vincent… C’était ton plus beau défaut… Mais pour un peintre, tu n’avais pas toujours les yeux en face des trous.

 — Mais… mais alors tu as…

 — Tué la vraie Rosa ? Bien sûr ! Que cet idiot de Comte la garde jalousement, ça m’arrangeait bien ! Mais ce crétin a accepté de nous la confier quand je le lui ai demandé. Il a cru voir en moi sa femme perdue, qui sait ? Il ne fallait pas qu’elle parle !

 — Alors vous lui avez coupé la tête.

 — Oh, elle n’était même pas éveillée, elle n’a sûrement rien senti.

 — C’est donc vous qui avez piégé mon fils… ? intervint Kiri. Pourquoi lui ?

 — Parce que cette petite erreur de la nature a vu le visage de la Rosa. Je l’ai vu vite faire comme si de rien n’était quand on est venus chercher le tableau pour l’installer. Je m’en doutais, il l’a confirmé.

 — Et en retirant le visage, vous vous assuriez que plus personne n’aurait pu faire le lien avec vous.

 — Si je comprends bien, intervint le commissaire. Ce que je prenais pour une détérioration est en vérité un assassinat ?

 Agatha opina du chef. Le papa de Romulus jaugea la Reine de Cœur, sortit des menottes de ses poches et s’approcha.

 — Madame, je vous arrête pour le meurtre de Rosa du Cheshire, usurpation d’identité… La liste est longue et je suis trop fatigué pour toute la parcourir.

 Rouge de colère, la Reine de Cœur tenta de se débattre, mais Kiri vint à la rescousse du policier. À deux, ils la maitrisèrent et l’escortèrent vers la sortie. Son mari tant de fois dupé sortit soudain de son désarroi et leur courut après pour lui poser une dernière question.

 — Judith… Judith, pourquoi est-ce que tu as fait ça ?

 — Pour toi, idiot. Et pour être libre.

 — Ça, je crois que vous pourrez faire une croix dessus, soupira le commissaire.

 — Peu importe. J’ai pu sortir de ma toile sans y être enchainée comme tous les autres pendant plus d’un siècle. Ça valait le coup.

 Et comme ils sortaient, elle cria une dernière phrase.

 — Qu’on me coupe la tête !

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