Le récit du Comte

5 minutes de lecture

 — Comment ça, enfermés ? s’exclama Juliette en devenant toute pâle. C’est une blague ?

 — J’aimerais bien…

 La gorgone préféra s’en assurer elle-même. Elle repoussa Romulus et appuya frénétiquement sur la poignée. Rien à faire. La porte ne bougeait pas d’un cil.

 — Mais pourquoi est-ce qu’ils ont fermé à clé !

 — Pour ne pas que quelqu’un rentre sans autorisation dans une galerie remplie d’œuvres d’art, peut-être ? supposa Agatha. Ou bien…

 — Ho non, je déteste quand tu dis « ou bien »…, se plaignit Romulus avec une grimace.

 — Ou bien c’est le chat qui a fermé pendant qu’on ne regardait pas. Madame Lemona a perdu ses clés hier, c’est possible que ce soit lui qui les lui ait volées…

 — Super ! s’écria Juliette, courroucée. Génial ! On est coincés ici et on a aucune idée de quand les adultes vont revenir !

 — Ça pourrait être pire, soupira Romulus. Il pourrait y avoir des tabl…

 Il s’interrompit et ils se figèrent tous les quatre. Une sonnerie venait de retentir, comme celle d’un téléphone à la recherche d’un interlocuteur. Ils tournèrent la tête dans tous les sens à la recherche de l’appareil quand Juliette pointa le comptoir.

 — L’ordinateur ! On nous appelle en vidéo-conférence !

 Elle se mit à courir pour atteindre l’ordinateur, suivie de près par ses camarades. La gorgone s’assit sur le siège à roulettes et, d’un clic, accepta la demande d’appel.

 — Ah, j’ai bien cru qu’on ne me répondrait pas, grommela celui qui les appelait.

 Depuis une webcam mal ajustée, on pouvait voir le visage presque transparent d’un vieillard barbu au crâne dégarni. Il se tenait très proche de la caméra, comme s’il n’avait pas l’habitude de communiquer de cette manière. Il avança d’ailleurs son œil droit très proche de l’écran, empêchant les enfants de voir depuis quel décor il leur parlait.

 — Mais vous êtes des enfants ! Excusez ma maladresse, jeunes gens, j’ai dû me tromper. Je n’y comprends pas grand-chose dans ces fichus grille-pains.

 — Attendez, ne quittez pas ! s’écria Juliette. Vous êtes le Comte du Cheshire ?

 — Lui-même ? s’étonna le spectre. Ce n’est quand même pas vous qui m’avez contacté au sujet de mon tableau ?

 — Si, monsieur le comte. Je me présente, je m’appelle Agatha, et voici mes amis Romulus, Juliette et Lisa. Je suis une détective.

 — Une détective, répéta le spectre avec dédain. Vous vous payez ma tête ? J’aurais honte à votre place, bande de garnements !

 — Monsieur, s’il-vous-plait, écoutez-moi ! Il est arrivé quelque chose à la Reine de Cœur…

 — Quoi ? Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Répondez !

 — Nous n’y sommes pour rien, monsieur le Comte, au contraire, nous enquêtons pour découvrir la vérité.

 — Quelqu’un la déchirée, intervint Lisa d’un ton brusque avant que le fantôme ne puisse répliquer. Au niveau du visage.

 La dure réalité sembla assommer un temps le Comte. Il resta bouche-bée un instant avant de baisser la tête, l’air anéanti. Les fantômes ne pouvaient pas pleurer, pourtant Agatha était persuadée qu’il avait les yeux humides.

 — Dé-déchirée… Pourquoi…

 — C’est ce que nous cherchons à savoir, monsieur le Comte, assura Agatha. Notre enquête est en cours, mais nous aurions voulu savoir si… Si vous pouviez un peu nous parler de ce tableau et de son histoire.

 — Je… Que voulez-vous que je vous dise ?

 Son changement d’attitude laissait Romulus et Juliette perplexes. De vieillard aigri, il était passé à pauvre petit vieux en peine en l’espace de quelques secondes. Il n’était pas le seul, cependant, à avoir soudainement changé. Dans son élément comme un poisson dans l’eau, Agatha menait son interrogatoire comme si la dernière heure n’avait jamais eu lieu.

 — Juste que vous nous parliez un petit peu de ce qu’il y a autour de cette peinture. Vous la gardiez jalousement chez vous jusqu’à présent, je crois. Il y a une raison ?

 — Oui. Je hais Lemona de tout mon cœur.

 La sorcière cligna des yeux et jeta un rapide coup d’œil à Lisa. Elle avait le visage renfrogné et s’était contentée d’hausser un sourcil. En ce moment, elle partageait peut-être la colère du Comte pour le secret qu’il lui avait caché tout ce temps…

 — Nous étions amis, auparavant, poursuivit le fantôme. Il est venu chez moi quelques semaines pour peindre ce tableau. Rosa était son modèle.

 — Rosa ?

 — Mon épouse. Nous étions mariés depuis cinq ans. J’étais… Fou amoureux d’elle. Mais il me l’a enlevée…

 — Comment ça ?

 — Lemona ! Lui et Rosa ont un soir fui le manoir en me laissant tout juste une lettre d’excuse pour m’expliquer qu’elle était tombée amoureuse de lui… J’en ai eu le cœur brisé. Jamais je n’ai retrouvé de femme à la hauteur de Rosa. Je crois qu’en un sens, j’espérais qu’elle reviendrait. Mais non…

 — Elle ne vous a jamais recontacté ?

 — Une lettre ou deux, dans les semaines qui ont suivi, pour m’expliquer comme elle était heureuse avec Lemona, cracha le fantôme avec colère. Heureuse, mon œil ! Vingt ans plus tard, je suis tombé sur une coupure de journal pour une expo de ce scélérat. Il posait à côté d’une nouvelle jeune femme. J’ai essayé de retrouver ma Rosa ! Mais hélas, elle n’est jamais revenue… Trop fière je suppose… Si elle avait su… Je lui aurais pardonné, vous savez… ?

 — Et c’est pour ça que vous avez conservé la toile pour vous ? Par vengeance ?

 — En partie, seulement. Je dois reconnaitre que, si je l’ai gardée, c’était surtout pour me souvenir d’elle… Quand j’ai commencé à perdre la vision sur les dernières années, je devenais presque fou…

 — Vous ne lui parliez pas ? intervint Lisa. À la Reine de cœur ?

 — Comment aurais-je pu ? Lemona a fui si vite et si loin que, lorsque je suis entré dans son atelier, elle s’était déjà endormie.

 — Elle n’a donc quasiment pas été éveillée, grimaça Agatha. Est-ce qu’elle a pu côtoyer d’autres tableaux, pendant que M. Lemona la peignait, peut-être ?

 — Il avait fait venir deux ou trois tableaux pour lui tenir compagnie et nous montrer l’étendue de ses « talents ».

 Il avait prononcé ce dernier mot en agitant deux doigts pour démontrer qu’il n’en pensait rien. Si Lisa n’avait pas été si en colère contre son père, elle s’en serait sûrement offusquée. Comme ils tenaient peut-être une piste intéressante, Agatha lui demanda de quels tableaux il s’agissait.

 — Je pense qu’il y avait le Roi, tout d’abord. Il était inspiré d’un docteur que nous connaissions tous les deux. Puis il y avait la Chenille, je crois ?

 — Est-ce que le Chat du Cheshire en faisait partie.

 — Oui, bien sûr. Je suis le Comte du Cheshire, après tout. C’était évident que cet idiot voudrait me montrer son chat de pacotille.

 — Je vous remercie, monsieur le Comte. Vous nous avez confié de précieuses informations.

 — Peut-être, mais cela ne me ramènera ni ma Rosa ni son portrait, soupira le fantôme. Je vais devoir me contenter des quelques souvenirs qu’il me reste d’elle.

 Et dans un soupir, il coupa lui-même la conversation en éteignant sa webcam.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire C.Lewis Rave ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0