Le jour de l'ironie

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 Ce samedi était officiellement le premier jour des vacances scolaires. En temps normal, Agatha aurait eu toutes les raisons de se réjouir. Pourtant, quand elle se réveilla, elle sentait comme un poids peser sur son estomac. Et les crêpes de la veille n’avaient rien à voir ! Non, la perspective de ne pas profiter de cette semaine en compagnie de Lisa la désolait. Elle qui faisait toujours tout son possible pour ne pas la laisser de côté avait l’impression que son amie l’abandonnait.

 Mais il était hors de question de lui en parler. Pour une fois, sa condition de tableau-vivant était mise en avant de manière bénéfique. Lisa était sans cesse privée d’activité, qu’il s’agisse de sport, de jeux dans la cour, de natation, etc. Tout simplement parce qu’elle était incapable d’en profiter. Non, Agatha ne pouvait pas lui reprocher de vivre pleinement l’expérience de guide au sein de la galerie d’art.

 Ce n’était pas tout. La disparition du petit Alain la perturbait aussi. Elle avait déjà enquêté sur un prétendu kidnapping. Cette fois-là, cependant, il s’agissait de retrouver l’animal de la classe, et non un enfant. Peut-être que le jeune minotaure était en danger ? Elle avait lu quelque part que les premières 24 heures étaient toujours cruciales dans une disparition. Mais elle devait se rendre à l’évidence : Ce n’était pas dans son lit et avec le peu d’informations que le commissaire avait donné hier qu’elle sauverait qui que ce soit.

 Alors la petite sorcière s’extirpa de ses couvertures. Après une rapide toilette, elle récupéra le tableau de sa copine, la réveillant au passage. Elles s’habillèrent chacune dans leur monde puis Agatha embarqua Lisa au rez-de-chaussée.

 Là-bas, dans la cuisine, sa maman était déjà au travail. Si Agatha avait l’habitude du spectacle, Lisa, elle, observait toujours la pharmasorcière s’adonner à l’art des potions avec une certaine admiration. Une mixture jaune comme le soleil frémissait joyeusement dans le grand chaudron. De grosses bulles éclataient par moment, libérant des cercles de fumée. Clarisa Petipois touillait avec ardeur. D’un geste de sa baguette, elle fit léviter depuis le plan de travail une branche d’aubépine. De petites baies rouges s’en décrochèrent toutes seules et plongèrent en traversant les anneaux de fumée qui s’élevaient du liquide. Soudain, la marmite fut prise de tremblements. Du pied, Clarisa donna trois coups secs au soufflet qui raviva les flammes en-dessous et le récipient se calma. Dedans, le liquide avait pris une teinte cramoisie. L’experte se pencha et huma le fumet de sa préparation. Elle déposa sa baguette et attrapa un petit couteau ainsi qu’une orange. Elle entreprit de l’éplucher d’un geste assuré, jetant les morceaux d’écorce à même sa préparation. Comme elle avait repéré sa fille, elle lui lança le fruit dénué de peau qu’Agatha saisit au vol.

 — Tu peux préparer le jus d’orange, ma chérie ?

 Sa fille acquiesça. Tandis qu’elle comprimait le fruit au-dessus d’une cruche à l’aide de sa baguette, celle en forme de loupe, Lisa continuait de regarder Clarisa. Cette dernière ajouta encore quelques ingrédients que le portrait ne connaissait pas. Enfin, un gros nuage de fumée s’échappa du chaudron, dessinant une drôle de pyramide inversée.

 — Woaw ! C’est quoi que vous avez préparé, madame Petipois ? Un philtre d’amour ? Un poison mortel ? Oh, je sais, un élixir pour respirer sous l’eau !

 — Quoi ? Oh, non, juste un remède contre le mal de dos. Enfin, simplement pour apaiser la douleur.

 Lisa perdit son sourire, un peu déçue. Agatha lui servit un grand verre de jus d’orange en riant et elles prirent place à table, loin des ingrédients de Clarisa. Sur un petit plateau, quelques viennoiseries vivaient leurs derniers instants.

 — Alors, Lisa, prête pour le grand jour ? enchaina la pharmasorcière en émiettant des feuilles de mandragore d’une main, un croissant dans l’autre.

 — Oui, j’ai hâte d’y être ! Puis c’est l’anniversaire de papa, aussi !

 — Tu lui souhaiteras de ma part ? J’ai beaucoup de commandes aujourd’hui, je ne pourrai pas venir. Mais je viendrai visiter dans le courant de la semaine.

 — Tu vas rater l’inauguration de la Reine de Cœur, maman, souligna Agatha. Quasiment personne ne l’a jamais vue jusqu’ici.

 — Eh bien, je garderai la surprise ! répondit Clarisa en jetant quelques bonbons au caramel dans son mélange.

 Comme « Alice au pays des merveilles » était encore sur sa table de chevet, Agatha avait hâte de mettre un visage sur ce personnage ô combien iconique de l’œuvre de Lewis Caroll. C’était chose faite pour presque tous les autres depuis hier. Les déclarations de madame Lemona n’avaient fait que nourrir ses attentes.

 Une fois leur petit-déjeuner avalé, elles laissèrent Clarisa à ses potions. Agatha chargea sa copine dans la brouette et jeta un coup d’œil au vieux pendule du salon. Elles devaient se dépêcher pour être à l’heure devant la Mine à Sucre où elles avaient donné rendez-vous à Juliette et Romulus avant d’aller à la galerie.

 Elles retrouvèrent leurs deux camarades en train de déguster quelques berlingots. Ils les avaient reçus gratuitement de la part du vendeur, l’oncle de Jonas, un camarade de classe. La fée les salua et Romulus leur tendit ce qui restait de leur butin avant de marcher ensemble vers leur destination.

 Ils discutaient de tout et de rien sur le chemin. Agatha, cependant, restait plongée dans ses pensées. Elle réfléchissait au sujet de la disparition d’Alain. Romulus disait ne pas avoir vu son père en se levant, ce matin. L’enfant était donc sûrement encore porté disparu. Mais pourquoi était-il sorti ? Quelqu’un le lui avait-il demandé ?

 Ainsi absorbée par ses réflexions, elle ne remarqua pas de suite que Juliette lui parlait. La gorgone répéta trois fois son prénom avant qu’elle quitte la planète lointaine sur laquelle elle se trouvait.

 — Agatha ! Mais regarde, enfin !

 — Hein, quoi ?

 La sorcière leva la tête. Ils étaient presque arrivés à la galerie. Néanmoins, quelque chose clochait. Les trois calèches de police garées devant l’entrée et les agents en uniforme qui surveillaient l’entrée et tenaient les curieux à distance devaient sûrement y être pour quelque chose…

 Agatha prit une grande inspiration qu’elle n’expira pas de suite, afin de retenir de crier. Ses trois camarades la connaissaient bien. Elle avait tendance à se réjouir un peu trop vite quand il était question de policiers. La petite sorcière devait se forcer pour ne pas montrer toute son excitation. Elle finit par souffler. Un grand sourire fit successivement place à une mine grave, puis à un sourire plus petit, et enfin un retour à une expression plus neutre. Certes, il y avait de l’enquête dans l’air. Mais est-ce que l’exposition du papa de Lisa était impliquée ? Ou bien était-ce au sujet de la disparition d’Alain ? Et si quelqu’un qu’ils connaissaient était mort ?

 Partagée par tout un tas d’émotions, ce fut finalement Lisa qui la pria d’avancer. La fille-portrait était très inquiète. Ses amis accélérèrent le pas et ils s’approchèrent des policiers.

 — Personne ne rentre ! leur exhorta une gargouille dans un uniforme trop serré. C’est une scène de crime.

 — Je dois participer à l’exposition ! répliqua Lisa. Laissez-moi entrer !

 — Oh que non, y a plus d’exposition aujourd’hui, c’est annulé ! Allez, déguerp…

 — Laissez-les entrer.

 Le policier revêche se tourna, surpris, vers son supérieur. Le commissaire Scotyard ne s’était pas rasé, Agatha l’avait rarement vu aussi couvert de poil que ce matin. Malgré tout, on discernait quelques cernes et la tâche de café sur son imperméable témoignait d’une nuit sans sommeil.

 — Monsieur Scotyard, qu’est-ce qui s’est passé ? s’écria Lisa alors qu’Agatha poussait sa brouette. C’est papa ou Judith ? Ils vont bien, pas vrai ?

 — Ne t’inquiète pas, Lisa, ils sont à l’intérieur mais si ce n’est un gros coup d’émotion, ils vont bien. Suivez-moi.

 — C’est au sujet d’Alain ? supposa Agatha.

 — J’aurais préféré, au moins on n’aurait pas eu deux enquêtes sur les bras…

 Les enfants échangèrent des regards surpris. La fatigue devait adoucir le commissaire. La dernière fois, il avait fait tout son possible pour empêcher Agatha de se mêler de son enquête. Mais il s’agissait alors d’un meurtre. C’était peut-être moins grave que ce qu’ils avaient imaginé en arrivant ?

 Dans le hall d’entrée, le commissaire pris immédiatement la direction de la boutique souvenir. Assis sur un siège, Kiri, le gardien minotaure, avait la tête entre les mains, en plein désarroi. Pas de trace d’Alain, hélas, mais c’était déjà ce que venait de dire le commissaire…

 Ils le suivirent jusqu’à la pièce dédiée au pays des Merveilles. Cette fois-ci, les personnages étaient tous réveillés, et bien d’autres étaient venus se joindre à eux dans leurs cadres, allant jusqu’à nager dans la mare de larmes de la souris pour trouver une place. Le roi de cœur criait des ordres et des insultes, très en colère. Et puis, il y avait monsieur Lemona, à genoux à terre, que sa femme tentait de consoler. Enfin, en face de lui, on avait retiré le rideau cachant la Reine de Cœur.

 Les enfants se figèrent dès qu’ils l’aperçurent. Lisa eut un hoquet et les serpents de Juliette sifflèrent de plus belle. Romulus retint avec peine un juron et Agatha lâcha les manches de la brouette sous la surprise.

 La grande dame drapée d’une robe rouge et noire se tenait debout dans son tableau, un sceptre d’or orné d’un cœur en main. Mais la toile avait été déchirée, déchiquetée, écorchée, diffamée… C’était comme si on lui avait porté plusieurs coups de couteau, dont les marques étaient encore bien présente sur les contours. Tout avait été fait pour retirer son visage.

 — On lui a coupé la tête, résuma le commissaire sans prendre de gant. Ironique, non ?

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