Le village des passeurs

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Le village des passeurs

 

Le village des passeurs, il le reconnait tout de suite.

Aux murs de pierre et de briques qui dépassent des ordures. Aux rues jonchées de détritus qui ne mènent nulle part. Aux ponts dont le tablier effondré ne suspend plus que le temps. Les tuiles ont disparu, emportées par les premiers récupérateurs, et de grandes bâches isolent de la pluie. Certaines maisons sont encore habitées. Il devine des silhouettes apeurées derrière les embrasures de fenêtre envolées. D’autres semblent vides, abandonnées et laissées aux pillards. Des pierres, des gravas, des morceaux de terre cuite jonchent le sol, éparpillés jusque dans les collines de déchets alentour. De pauvres ères aux yeux illuminés jalonnent ce territoire en décomposition, regroupés en hordes organisées. Personne n’adresse la parole à personne. Certains sont plus agressifs que les autres.

La rue que remonte Hoc devait être la rue principale de ce village déshérité.

- Peux tu me dire où je peux trouver un passeur ? Lance t-il à une vieille femme qui surveille l’ébullition de sa soupe dans la soupière suspendue au milieu de la rue.

La vieille le gratifie d’un œil mort, puis tourne son bouillon à l’aide d’une grande cuiller de métal.

- Tu comprends la langue que je parle ? 

La femme agite la mixture vigoureusement. C’est quelque chose de coutumier sur la décharge de ne pas entendre pour ne pas avoir d’ennuis. Des gamins sortent de la cabane. Ils se poursuivent en riant, bousculent Hoc au passage.

L’un d’eux ressemble à Vana. Il l’interpelle :

- Tu sais toi, où sont les passeurs ?

Les enfants s’arrêtent aussitôt. Ils l’examinent de la tête aux pieds, puis reprennent leur rire. Cela fait longtemps que Hoc n’a pas entendu rire.

- Où sont les passeurs ? répète-t-il.
Le petit groupe s’est resserré et détaille sans vergogne ses vêtements, ses cheveux en bataille ou son sac de plastique. L’un d’entre eux bouscule les autres et vient se planter devant lui. Il n’est pas plus haut que lui, sa taille est mince et ses jambes maigres. Hoc réalise qu’il s’agit d’une fille. Elle porte la même tunique courte que les garçons. Elle a tressé ses cheveux en un foisonnement de petites nattes qui se rejoignent derrière son cou. Cette étrange coiffure la fait ressembler à ces vieilles femmes qui viennent les soirs de deuil pour pleurer les morts. Ses bras sont frêles et son torse est plat. Elle le toise avec insolence en gardant une main sur la hanche. Ses yeux verts ont quelque chose d’envoûtant.

- Tu as des riels ?

- Ca ne te regarde pas. Je veux un passeur. Je veux entrer dans Zangor.

Tous repartent d’un éclat de rire. Seule la fille n’a pas bronché. Elle a resserré ses sourcils pour marquer qu’elle ne plaisante pas.

- Tu vas sentir le grillé mon joli.
Ses lèvres sont humides. Sa posture finit par troubler Hoc qui ne sait que répondre.

- C’est pas avec une fille que je vais négocier.

- Les filles te font peur ?

- Les filles qui n’ont pas de seins font peur aux hommes. Ils ne savent jamais ce qui se cache derrière.
Les enfants rient de plus belle. La fille n’a pas bronché sous l’injure, mais ses lèvres se sont pincées. Il la sent prête à frapper.

Elle avance vers lui, bombant son torse encore juvénile, et le frôle avec impertinence.

- Tu as des riels ou tu n’en as pas ?

- J’aurai ce qu’il faudra.

Hoc recule d’un bon mètre. Il reste méfiant envers ceux qui vivent dans la rue. Il ne supporte pas qu’on le touche. Cette fille, décidément, ne lui dit rien qui vaille.

- Tu n’es pas d’ici mon joli.

Hoc se sent ridicule. Il n’a jamais appris à se comporter devant ce genre de regard. Ils ne se quittent pas des yeux. Puis la fille  lui lance :

- Si tu veux savoir à quoi tu vas ressembler au pied du mur, et si tu as quelque chose là dans ta culotte, suis-moi !

 

Hoc ne fait confiance à personne sur la décharge. Mais la fille a déjà tourné les talons et s’est engagée sur un chemin qui se faufile entre les ruines. Elle exerce sur lui une autorité qu’il n’aime pas. Il jette un œil sur les gamins qui pouffent, puis lui emboîte le pas. Elle remonte à présent un chemin bordé de cahutes. Des gens s’affairent à démonter des murs. Les déchets sont plus épars, et le chemin de terre effleure parfois la surface. Sur de longues portions, des trottoirs sont apparents, et les devantures des maisons sont encore debout. Des coups de marteau et de haches scandent leurs pas. On s’active beaucoup alentour. Ils marchent un bon bout de temps, et la fille semble toujours accélérer. Les enfants les ont abandonnés. Hoc n’ose rien dire. Il la rejoint.

- Où m’amènes-tu ? Je veux voir les passeurs.

Elle ne prête aucune attention à sa question. Le soir n’est pas loin. Il va  faire sombre et on ne verra plus rien. De toute façon, il n’a nulle part où aller.

- Que font tous ces gens qui transportent des pierres ? demande t-il pour entendre sa voix.
La réponse n’arrive qu’après un long moment. Il a cru tout d’abord qu’elle n’a pas compris.

- Ils construisent des cabanes pour ceux qui peuvent les payer.

 

 

Hoc caresse l’horizon, la silhouette massive des tours qui filent vers le ciel trouver l’espace que la cité abandonne sur terre. Au fur et à mesure que ces révélations s’ordonnent dans son esprit fatigué, il butte sur la vanité des hommes. Les tours de Zangor ne peuvent pas monter indéfiniment sans s’écrouler. Mais il n’a aucune envie d’en parler à cette fille sauvage.

Autours d’eux, les êtres se sont transformés en ombres. Ils avancent par  petits groupes, sur la pointe des pieds, craintifs. La plupart portent un balluchon sur le dos, fixant leurs pas. Cela fait une bonne heure qu’ils trottent ainsi. Hoc réalise seulement qu’il ne connait pas son nom.

- Comment tu t’appelles ?

- Zora, glapit-elle sans une hésitation. Elle s’arrête et scrute l’horizon qui rosit.

- On va s’installer là.

Joignant le geste à la parole, elle se laisse tomber sur le sol. De là où ils se trouvent, la vue sur les lumières de la grande ville est magique. Hoc est plus que jamais fasciné par ces points brillants qui parsèment la cité et se sont donnés rendez-vous avec ceux du ciel. A cet instant précis peu importe que Zangor soit  encerclée par ses propres excréments. Il la trouve belle. Des milliers de récupérateurs en ce moment doivent se prosterner et adorer ses trésors inaccessibles. Pour eux aussi pénétrer dans ces murs relève de l’imaginaire et du surnaturel. La mission qu’il s’est fixée est une mission impossible. Zangor ne se vit pas dans la réalité, elle réside dans les rêves de chacun.

Une bonne heure s’écoule en silence. Hoc est tombé dans un état de demi-somnolence quand Zora le réveille sans ménagement.

- Tu vois tous ces gens qui défilent devant nous ? Ils vont mourir.

La nuit s’est installée. La phrase de Zora lui a frappé la poitrine, elle résonne comme une prophétie. Il se met à transpirer.

- Pourquoi tu prétends qu’ils vont mourir ?

- Parce qu’ils veulent pénétrer la ville, comme ils pénètrent leur femme en force, le soir sous la tente.

- Ils ont payé un passeur ?

- Oui, ils ont payé d’avance. Alors tu sais, payer d’avance quand on ne sera pas là pour réclamer. Moi aussi tu me paieras d’avance.

Hoc secoue la tête.

- Je veux un vrai passeur, pas une fille sans poitrine comme toi.

- Un vrai passeur ne te dira pas que tu vas droit à la mort.

- Tu crois tout savoir. Tu es une va-nu-pieds comme moi. Comment sais-tu des choses que les autres ignorent ?

- Parce que je vis ici depuis toujours avec mes oncles. Parce que j’ai vu mourir mon père et mes frères. Regarde bien.

Elle désigne de son index le bas de la vallée. Là où des myriades de petits immeubles alignent leurs fenêtres éclairées. Ils dessinent le contour de la cité. Dans la lueur, Hoc distingue de hautes barrières de métal sombre qui protègent la ville. Même à cette distance il peut percevoir les silhouettes des gardiens, le volume des miradors, les longs alignements de câbles qui enserrent la cité dans sa paranoïa. Hoc n’a jamais rien vu d’aussi protégé. Une fois il s’était rendu avec Vana jusqu’à la demeure du préfet, aux limites du secteur. Elle aussi était gardée par des murs de fils de fer, surveillée jour et nuit par des gardiens. Zora s’est accroupie, les bras posés sur ses genoux. Elle ressemble, comme cela, à un crovak guettant d’un promontoire qu’une proie passe à proximité. Mais il ne le lui dira pas. Hoc ne l’a pas encore détaillée d’aussi près. Ses traits sont fins, son nez remonte légèrement. Sa peau semble si douce qu’il doit se retenir d’y passer la main. Et puis, elle n’est pas si informe qu’il lui a dit. Sa veste échancrée laisse apparaître la naissance de seins encore en formation. Hoc a l’impression de la connaître depuis très longtemps déjà. Là, si proche, les yeux rivés sur le lointain, silencieuse comme si elle avait oublié sa présence même, elle parait fragile. Son visage est sale, mais ses yeux sont aussi lumineux que les scintillements de Zangor. Il a soudain peur qu’elle ne le surprenne à l’observer.

- C’est cette barrière qui empêche de rentrer dans Zangor ?

- Tu n’as encore rien vu. Tais-toi et observe.

Ils persistent tous les deux dans la même position, la tête tournée vers la ville, éblouis par les illuminations. La brillance est telle qu’elle éclaire les milliers de monticules environnants. Des ombres glissent sur les crêtes. Le calme a envahi le décor. Seul le sourd bourdonnement de l’activité de la grande cité parvient jusqu’à eux.

- Les hommes vont tenter de passer par-dessus ?

- Tu es trop bavard, comme tous les hommes.

Attendre près de cette fille ne l’impatiente pas. Puis soudain, une détonation le fait tressauter. Un bruit sec qui résonne de colline en colline. Un coup de feu, comme celui des gardiens au gilet jaune quand ils dispersent un groupe d’hommes en colère. Puis un autre, et encore un autre. Si forts que Hoc se bouche les oreilles et ferme les yeux. Le silence revient. La fille aussi a les mains collées sur les tempes.

- Tu penses que …

- Chut.

A nouveau des coups de feu. Et puis des bruits inconnus, des grésillements sinistres. Il lui semble voir des points noirs sur les fils de fer qui enserrent la ville. De plus en plus nombreux. Ses yeux sont habitués à la pénombre. D’immenses projecteurs balayent à présent les abords du mur. A nouveau des détonations, à nouveau des grésillements et des fumées. Des silhouettes courent. Des groupes d’hommes se faufilent. Certains tombent. D’autres s’immobilisent sur les fils de fer.

Soudain, Hoc est écœuré par ce spectacle. Il lui semble même sentir les odeurs de viande brûlée. Tout est insoutenable, et pourtant, il ne peut plus détacher ses yeux de ces insectes qui s’agglutinent sur les fils de fer dans un sinistre grésillement. Zangor n’est plus la ville de ses rêves, Zangor se transforme en monstre avide d’offrandes de sang. Ses dents claquent et il ne s’en est pas rendu compte. Des hommes courent là-bas. Certains circulent dans des tactacs, ils foncent sur les petits groupes qui veulent passer. A nouveau des tirs. Hoc regarde. Hoc ne regarde plus. Il a enfoui sa tête entre ses mains.
Pendant une bonne partie de la nuit les bruits s’affolent. Il ne bouge plus. Il ne songe à relever la tête qu’en sentant une main sur son épaule.

- Alors le niais, tu en a assez vu, tu viens ?

 

Zora est debout au dessus de lui. Elle a retrouvé son regard dur. Il essuie ses yeux du revers de son bras. Hoc n’a pas souvent pleuré. Il n’avait pas le temps, ni personne pour lui apprendre. Alors il se sent honteux. Il se relève, passe à nouveau sa manche sur son visage.

- Tous ces types que tu as vus, ils avaient payé un passeur.

Elle hausse les épaules et part dans la direction qu’ils ont quittée la veille. Sans se retourner, sûre d’être suivie. Il balbutie :

- Et c’est comme çà toutes les nuits ?

- Maintenant, tu comprends que si tu as de l’argent, c’est à moi qu’il faut faire confiance !


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