Zora

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Zora

Zora vit dans une masure avec ses jeunes frères, ses deux oncles et sa grand-mère. La natte posée au sol sert de table. Ils se retrouvent à cinq, à genoux devant une assiette fumante et un bol de riz blanc. La vieille femme est accroupie, elle mastique indéfiniment la bouchée qu’elle vient d’enfourner sans quitter Hoc du regard. Les gamins ne tiennent pas en place. Ils rient sous cape et s’envoient régulièrement des coups de coude. Zora lance une œillade noire sur ses deux frères. Hoc éprouve une grande gratitude pour ce repas, et ne sait pas comment l’exprimer. Il a honte des premières pensées que lui a inspirées cette fille.

- C’était bien de me faire connaître cet endroit.

Elle veut sourire, mais c’est une grimace qu’elle renvoie.

- Tout le monde connaît. On voit débouler des tas de gens de partout. On ne les voit jamais rentrer chez eux. Tout se mêle ici : la vie, le rêve, la mort. Il n’y a rien à perdre finalement, que de la misère.

Dehors, la nuit est bien noire. Les lumières de Zangor ne parviennent pas jusqu’ici. La vieille hoche la tête sans arrêt. Elle semble perdue dans un monde éloigné de ces quelques bols de riz. Pourtant, quand Zora a parlé de rêve elle s’est agitée. La fille a saisi son sourire en coin.

- Elle ne s’est jamais remise de la mort de ses fils.

- Tes parents ont voulu entrer dans Zangor ?

La fille hoche la tête. Son regard ne change pas. Elle fixe son bol, puis poursuit tout en mâchouillant.

- Beaucoup de ceux d’ici ont laissé quelqu’un de proche sur le grill qui entoure la grande cité. C’est comme çà.

- Pourtant, tu es sûre de connaître un moyen d’entrer dans la ville.

Deux hommes pénètrent dans la cabane. Hoc ne les a jamais vus. Ils secouent la tête sans un mot. Les autres leur répondent de la même manière. Ils s’assoient à leur tour sur la natte, prennent un bol et se servent du creux de la main.

- Oui, il existe différentes façons d’entrer dans la ville quand on est un enfant comme toi.
Zora n’est guère plus âgée que lui. Mais elle ne se sent pas concernée par ce qu’elle vient de dire. Un des deux types s’empare d’un morceau de galette, la fourre de riz et l’enfourne goulûment. Ils ont l’air chez eux. Ce sont ses oncles.

- Je suis venu jusqu’ici pour entrer dans Zangor. Dans mon secteur, on avait rien de tout ce que je vois ici. Pour manger, je devais voler, grappiller, fouiner. Et chasser. Mais j’étais chez moi. Rien ici ne ressemble à mon secteur. Je dois entrer dans Zangor par n’importe quel moyen. La vie dans le secteur B2542 n’a plus aucun sens sans Vana.

Quand il a dit cela, il a senti à nouveau des larmes monter à ses yeux. Pourtant, il se sent bien ici, plus en sécurité qu’il n’a jamais été depuis qu’il est parti. Cette fois, un des deux types a relevé la tête. C’est le plus âgé des deux. Une barbe de plusieurs jours lui mange le visage. Ses dents de devant sont si écartées qu’il ressemble à un animal. Il prend la parole.

- Un enfant peut toujours entrer dans Zangor. Mais personne n’en a vu sortir.

- Ils viennent les chercher sur la décharge, jusque chez moi … Qu’est ce que les habitants de Zangor veulent aux enfants ?

L’homme déglutit bruyamment. Il reste muet un instant.

- Zangor cherche ce qu’il n’a plus. Zangor est une ville paranoïaque.

- J’ai déjà entendu ce mot.

- Zangor a peur du peuple de la décharge. Alors elle le nourrit. Elle vomit ses restes, et ça leur suffit.

- Mais les enfants, que fait-elle aux enfants ?

- Dans leur obsession de survie, les habitants de Zangor inventent chaque jour des médicaments nouveaux, des onguents, des prières. Tout pour rester jeune et en bonne santé. Leurs savants font des tests, inventent, créent des choses nouvelles. Comme des sorciers. Mais ils ont peur de ce qu’ils produisent. Parfois des poisons qu’ils ne savent pas détruire. Alors ils les rejettent. Ce sont des camions rouges, qui partent loin de la ville. Ils jettent tout çà dans une décharge la plus éloignée possible.

- Mais les enfants ? Pourquoi veulent-ils des enfants ?

- Pour éviter d’en faire. Même quand ils veulent en faire ils ne peuvent plus. Alors ils viennent acheter les plus beaux, les plus sains.

- Pas seulement des enfants en bonne santé, ce n’est pas vrai !

Le cœur de Hoc bat de plus en plus vite à présent qu’il a laissé filer cette question. Il a peur de la réponse. Il ne veut pas l’entendre. Il revoit Vana titubant sur sa jambe malade. L’homme ne le regarde plus. Il fixe les flammes qui s’agitent devant lui. Elles dansent avec fureur. La fureur de la décharge.

- Ils prennent aussi les mal formés, pour un prix misérable ...

La liasse de billets dans les mains du père de Vana lui éclate à la figure. Ce n’était pas un prix misérable.

- … ils prennent sur eux ce qui les intéresse.

- Qu’est ce qui les intéresse ?

- Tout ce qu’on ne sait pas fabriquer à Zangor, dans les laboratoires : un membre, du sang, de la peau … tout quoi.

- Nonononon !

Le cri a échappé à Hoc. Ses yeux sont tout mouillés à présent. Son cœur s’est serré si fort qu’il lui fait mal, affreusement mal. Tout cet argent, c’était pour l’adopter, c’est sûr. Ils n’auraient pas payé autant. A présent, il sait pourquoi il est venu jusqu’ici. Il sait qu’il est venu retrouver Vana pour le ramener. Pour qu’il joue avec lui, et qu’il s’émerveille de son habileté à capturer les ravaks. Hoc voudrait chasser les images qui le torturent. Son cerveau est trop petit, trop imparfait pour intégrer ces idées diaboliques. La douceur de Vana, son regard apaisant, tout cela doit continuer d’exister. Qu’importe les grésillements sur les fils électriques. Qu’importe le tir des gardes féroces qui enserrent Zangor. Hoc essuie ses larmes de ses doigts, laissant sur ses joues de grandes traînées brunes. Son regard est devenu plus dur. Il a un regard d’adulte.
- Où sont-ils ces enfants ?

- Personne ne sort jamais de Zangor pour raconter ce qui s’y passe.
C’est Zora qui a répondu.

- Par contre, on sait bien par où ils entrent.

- Dis-moi !

- C’est une porte spéciale. Redoutable. Encore plus sévèrement gardée que celle que tu as vue hier soir. C’est par là que pénètrent les convois d’individus qui viennent de l’extérieur. Zangor est si paranoïaque qu’elle fait transiter toute personne arrivant de dehors par un bloc de quarantaine. Ces gens là vivent dans la crainte permanente de la contagion.

- C’est quoi la contagion ?

- C’est la maladie. Celle qui va les ravager. Ils sont fragiles. Ils ont peur de l’extérieur. C’est pour cela qu’ils sont vigilants et n’ont aucune pitié.

- Donc si Vana est arrivé jusqu’à Zangor, c’est par là qu’il est entré ?

- Peut-être.

- Comment se nomme cette porte

- La porte de la vie éternelle

- Que vaut une vie éternelle dans ces conditions ?

- Tu réfléchis trop, Hoc, pour quelqu’un qui vient de la basse décharge.

- Je veux me rendre jusqu’à la porte de la vie éternelle.
Tous ont désormais les yeux braqués sur les flammes. Hoc a l’impression qu’ils tentent d’y décrypter un message, quelque chose qui leur indiquerait ce qu’ils doivent faire. Mais leur mine demeure désespérément résignée.

- Ce n’est pas notre boulot, reprend l’homme. Nous sommes de simples passeurs. Nous amenons ceux qui payent jusqu’aux portes de Zangor. Nous leur donnons la liste de tous les dangers qu’ils encourent. Jamais nous ne leur proposons la porte de la vie éternelle. Toutes les portes sont difficilement franchissables. Mais celle-ci peut être considérée comme un mur.

Hoc jette un bout de bois qui traîne à terre au milieu des flammes

- Certains arrivent-ils à passer par les autres portes ?

- Personne ne sait. On a pas retrouvé les corps. Rien ne se perd. Zangor réutilise ceux qu’elle a abattus. Alors on peut rien conclure. Probablement que oui. En tout cas, aucun n’est revenu raconter ce qui s’y passe. Tu n’auras aucune information. Il faudra te fier à la grande rumeur.

- Qu’est ce que la grande rumeur ?

- C’est l’information officielle. Un mélange qu’on se transmet de bouche à oreille, avec des choses vraies, mais aussi certaines inventées, imaginées. Et même des choses que Zangor fait circuler parce que ça la sert. La grande rumeur évolue très vite. Elle bouge chaque jour. On peut la croire ou pas, mais c’est la seule information que nous avons. En ce moment, la grande rumeur a tendance à s’affoler.

- Pourquoi ?

- Elle répand qu’un groupe de terroristes va s’infiltrer dans la ville pour la détruire totalement. Des gens qui veulent ouvrir les portes en grand.

- Qui a dit cela ?

- On peut pas savoir. La cité paranoïaque a doublé les sécurités, elle fait tirer et griller tout ce qui s’approche. Voilà pourquoi tes chances sont nulles petit homme. Tu es ici au mauvais endroit, et au mauvais moment.

- Que dit la grande rumeur sur la porte de la vie éternelle ?

- Elle dit que c’est le poumon de la ville. Par là entre sa jeunesse. Les gardes qui conduisent les enfants les abandonnent à l’entrée. D’autres viennent les chercher.

- Pourquoi ?

- Personne ne peut rentrer dans la ville. Toujours la peur du dehors.

- Que dit encore la grande rumeur ?

- Zangor ne veut pas avoir mauvaise conscience. Les enfants qu’elle utilise ne souffrent pas, ils sont endormis.

Hoc n’a pas envie d’en savoir davantage. Cette fois-ci, il darde Zora.

- Je dois aller jusqu’à la porte de la vie éternelle.

- Qu’espères-tu ? répond-elle sans espoir de le convaincre. Sans arme et sans connaissance ?

- C’est par là qu’est entré Vana. C’est par là qu’entrent tous les enfants.

- Mais tu n’es plus un enfant Hoc.

- Vana a le même âge que moi.

- Il devait faire plus jeune. Et puis ils les sélectionnent. Tu n’as aucune chance Hoc.

- Quand partons-nous ?

L’homme regarde la vieille femme qui n’a pas dit un mot. Elle finit par hocher la tête, comme en signe d’approbation. Alors l’homme revient vers Hoc.

- Tu as de quoi payer ?

Hoc sort sans hésiter le flacon qu’il serre depuis un moment dans sa main. C’est son aiguillon depuis qu’il a quitté son secteur. L’homme le saisit avec surprise. Il l’examine dans tous les sens, tente de déchiffrer l’étiquette.

- Qu’est ce que c’est que çà ?

- C’est un flacon de parfum. Quelque chose de grande valeur. Van Thi me l’a dit.

Le flacon passe de main en main. La vieille l’examine dans tous les sens. L’homme l’interroge à nouveau du regard. Cette fois-ci, elle secoue la tête, et le jette devant elle avec horreur. Hoc saisit son flacon.

- Vous allez le briser. C’est tout ce que je possède.

- Ton flacon n’a pas de valeur ici. En tout cas, nous on en veut pas. Tu n’as pas de quoi payer.

Zora s’est levée. Elle semble fière. Hoc la trouve subitement bien grande, beaucoup plus que tout à l’heure. Peut-être à cause de sa mine déterminée.

- Moi je veux bien t’accompagner jusqu’à la porte de la vie éternelle, et te voir griller !

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