Le départ

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Le départ

 

La cabane lui apparait soudainement si petite, si vulnérable que l’idée de la quitter se transforme en évidence. Elle aura rempli son rôle et la vieille sorcière a bien veillé sur lui. Hoc fourre en hâte et sans nostalgie dans un sac de plastique tout ce qui revêt la moindre valeur à ses yeux. Il n’en remplit pas le quart. Sans omettre son précieux livre d’images. Il enfouit le flacon dans une poche.

Puis il sort, hume l’air, et conclut que c’est une bonne journée pour prendre la direction de Zangor.

Il s’éloigne d’un pas décidé, renonce à se retourner. Il réalise que ses quelques années de vie ont consisté à préparer ce voyage pour Zangor. L’heure est arrivée et plus rien ne peut interrompre ce départ. Hoc se plante droit au bord d’une corniche, le nez au vent. Il scrute devant lui. Le blanc du ciel inonde le lointain. Zangor fait encore sa timide, elle préfère se cacher. Mais tôt ou tard elle se montrera. Il reprend sa marche.

Il croise un troupeau d’enfants qui se bousculent en hurlant de rire. Ils tournent autour de lui en le menaçant d’un bout de bois, puis disparaissent en courant derrière une colline. Un vol de crovaks passe par-dessus sa tête. Hoc contourne la favela qui n’est déjà plus qu’une petite tâche sombre agitée. Puis il dévale une longue pente glissante vers la zone où s’agglutinent les Mongs.

 

Ceux-ci sont peu nombreux. La dernière noria est passée depuis plusieurs heures. Certains font leurs comptes sur des tablettes de cire. D’autres chargent sur des charrettes ce qu’ils ont acheté et stocké dans des containers à poubelles. Ils se font aider par des commis en haillons qu’ils houspillent. A présent ils vont se transformer en vendeurs un peu plus loin, s’installer sur un autre secteur, activant un autre maillon de la chaîne. Ils cèderont leur cargaison à des grossistes plus cupides qu’eux. Ces bouteilles empaquetées et nouées par cents, ces poches de plastique gonflés à éclater de canettes vides, ces sacs de riz ratatinés empilés et empaquetés pour un long voyage, tout cela finira tôt ou tard, sous une autre forme, à Zangor. Hoc suivra leur chemin. Lui aussi est un produit de récupération, comme Vana.

L’enfant dépasse le premier groupe de Mongs et cherche l’homme qu’il a abordé la veille. Les recéleurs entassent leurs objets sur des chariots plus petits, mais avec beaucoup plus d’attention. Hoc interpelle l’un d’entre eux qui termine de nouer un grand sac de toile, un homme de petite taille au chapeau particulièrement aplati, pourvu d’une barbe très fine qui descend jusqu’à sa poitrine.

- Je cherche un Mong qui était intéressé par çà.

Il tend le flacon qu’il vient de retirer de sa poche. L’homme jette un œil sur l’objet, et son regard s’allume aussitôt.

- Où as-tu trouvé çà, dit-il en tendant la main.

- Hoc retire brutalement l’objet du nez du type qui ne cache pas son air intrigué. Il  l’enfourne dans sa poche. Il faut se méfier de tous sur la décharge. Les Mongs sont rusés. Ils excellent à conserver une mine absente et désintéressée devant ce qu’on leur tend, pour proposer un prix ridiculement bas. Le trouble manifeste de celui-ci a rempli Hoc de méfiance.

- Sur la décharge !

- Montre moi, montre moi, je te jure que je n’y toucherai pas.

L’homme parait tout excité. Hoc le fixe en fronçant les sourcils. Il est habité d’une grande méfiance envers les Mongs.

Tous deux se toisent un moment, face à face hypnotique entre un vendeur dépendant et un acheteur intéressé.
Hoc retire précautionneusement l’objet. La petite bouteille parait plus fragile que jamais ainsi dévoilée. Sa fine paroi de verre réfléchit la lumière du jour. Le peu de liquide rosé qu’il contient a l’apparence d’un trésor qui brille de mille feux. Le Mong ouvre des yeux immenses et cupides.

- Mais où t’es tu procuré cela ?

- C’est un flacon, conclut sobrement Hoc.

Jamais un Mong ne demande où les récupérateurs se procurent les marchandises qu’ils leurs proposent.

- Je vois bien que c’est un flacon. On n’en voit jamais sur B2542.

- Eh bien je compte en tirer beaucoup d’argent, lance Hoc avec fierté. Dis-moi ton prix !

- Deux mille riels

La somme est importante. Plusieurs heures de course derrière un ravak. Mais hoc sait bien qu’un Mong commence toujours très bas. La plupart du temps au dixième de la valeur. Deux mille riels, c’est un belle somme.

- Disons dix mille

Le Mong ne quitte pas le flacon des yeux. Sa fascination pour l’objet est telle qu’il ne tend jamais la main vers lui.

- Dix mille riels ?

Hoc frissonne. Il est désorienté par sa propre audace, par cette tractation autour d’une somme vertigineuse. Le Mong est manifestement sur le point d’accepter. Il aurait pu demander plus. Le marchand a prononcé ces derniers mots plus fortement qu’il ne l’a voulu. Les offres ont toujours lieu à voix basse dans le ronronnement des norias. Deux Mongs occupés à sangler leur chariot tout près de là ont relevé la tête. Méfiant, Hoc remet le précieux objet dans sa poche.

- Où l’as-tu trouvé ? Lancent les deux autres au même moment.

Le Mong à la longue barbiche tressaille, comme s’il se réveille d’un songe. Il se pose en rempart entre les nouveaux venus et Hoc.

- Je suis en tractation. La convention, c’est que le premier qui traite doit conclure.

Les deux hommes le fixent méchamment. Une voix rageuse surgit derrière eux. Une voix qui hurle. On a l’impression que l’homme qui crie ainsi joue sa propre survie.

- C’est moi le premier, c’est moi le premier …

Le Mong de la veille vient d’apparaître. Il tient à la main, sans aucune précaution à la vue de tous les curieux qui se sont  assemblés là une poignée de billets de mille riels. Hoc n’en a jamais vu d’aussi gros. Leur présence dans ce bourbier est incongrue.

- Où as-tu trouvé çà, hurle, menaçant, un des Mongs plus costaud que les autres en bousculant ses congénères.

- Sur la décharge, lance Hoc, plus fermé que jamais.

- On s’en fout, coupe le Mong de la veille. On s’en fout. Je marchande avec lui. Vous autres, reprenez vos affaires. Laissez les miennes.

- Sale voleur, ce gamin est un sale voleur, ce flacon ne lui appartient pas …

- Depuis quand se préoccupe-t-on de l’origine des objets de valeur ? C’est avec moi qu’il traitait.

Les hommes s’envoient des coups sans plus de pourparlers. Comme si l’enjeu de cette discussion a déjà dépassé le prix. D’autres Mongs se sont rapprochés. Ils forment à présent un cercle autour des combattants. La plupart examinent Hoc d’un œil terne et soupçonneux. Mais aucun n’ose l’approcher. Tous regardent avec un mélange d’envie et d’effroi la poche où est enfoui l’objet.

Soudain une main se pose sur son épaule et serre à lui faire mal.

-Tu devrais me le vendre.

C’est le plus costaud des Mongs. Ordinairement leur peuple est petit. Celui-ci a la carrure des hommes blancs du tactac. Hoc ne discerne pas son regard noyé dans l’ombre d’un chapeau enfoncé sur son crâne.

 

-Non Zang, non ! Tu n’as pas le droit.

Deux autres Mongs, ivres de colère, se jettent sur lui. Ils roulent à terre. La bagarre est tout de suite violente. Les spectateurs prennent parti. Finalement tous se battent. Hoc jusque là médusé réalise que son intérêt est de fuir loin d’ici. L’attitude des Mongs est étrange, mais ils vivent avec leurs propres règles. Il n’en sortira pas vivant s’il se mêle de leurs conflits. Il recule sans baisser la tête. Sa main toujours refermée sur le flacon. Puis il se tourne et détale. Dans son champ de vision il a juste le temps d’apercevoir plusieurs marchands abandonner leur cargaison pour cavaler à ses trousses.

 

Hoc court de toute la puissance dont il est capable. Il sent le sol se dérober à chaque pas mais il n’en a cure. Il retrouve sa sensation de chasseur qui ne touche plus terre. Dans sa main le sac de plastique danse à chaque enjambée. Derrière lui le pas des Mongs se fait oppressant. L’enfant escalade une colline de détritus, saute par-dessus un buisson décharné. Il aperçoit en un éclair au dessus d’eux des crovaks qui tournent dans le ciel avec des cris de guerre. Ces charognards espèrent une proie. Ils savent que lorsque les hommes se battent ils prennent part au festin. Cette agitation tout en bas, ces cris et cette course augurent bien du repas de ce soir. Mais les crovaks n’attaquent que lorsqu’ils sont sûrs de remporter la bataille.

Hors d’haleine, le jeune garçon se plaque derrière un amoncellement solide particulièrement rugueux. Il a peine à contenir sa respiration, si rauque qu’il craint d’attirer l’attention de ses poursuivants.

Ceux-ci crient forts. Ils sont tout proches mais ne peuvent le voir ainsi  confondu dans le paysage. Ils s’invectivent. Hoc ne comprend pas leur langue, mais les injures sont toujours reconnaissables. Elles fusent. Des coups de poings partent, et les chocs résonnent.  L’enfant retrouve peu à peu un souffle régulier. Il n’est plus le centre de l’attention. Encore un instant, puis il risque un œil en penchant légèrement la tête. Trois hommes en sont venus aux mains à une cinquantaine de mètres. Deux d’entre eux s’acharnent sur le troisième. Le combat est violent et l’homme s’écroule sous la virulence de ses adversaires. Ils le battent rageusement à l’aide du crochet de fer dont se servent les récupérateurs. Du sang jaillit. Il gicle sur le tapis bleuté de la décharge. L’homme hurle de plus belle, mais les agresseurs frappent et frappent encore. Les cris des Crovaks leur font lever la tête. Les oiseaux malfaisants planent de plus en plus vite en cercles concentriques dans une macabre sarabande. Ils sont bien une vingtaine à présent. Un des Mongs crache en l’air avec haine tandis que son comparse continue à cogner sur l’homme à terre. Un crovak, excité par tant de sang, fonce vers lui puis s’élève brutalement après un coup de bec rageur. Le crovak devient fou devant l’odeur du sang. La situation devient dangereuse. L’homme fait de grands mouvements de ses bras pour éloigner les oiseaux qui à présent piquent vers eux toujours plus excités. Il fait virevolter son crochet en hurlant. Mais plus rien n’effraie les rapaces affamés. Alors les deux agresseurs détalent. Les oiseaux fondent tous ensemble sur l’homme inerte et désarticulé sur le sol, dans un concert lugubre de cris de mort.

 

Hoc ne s’attarde pas sur cette tragédie de la décharge. Elle ne le concerne plus. Il respire un bon coup, puis reprend sa course effrénée qui l’éloigne pour longtemps du secteur B2542.


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