La limite du secteur B2542

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La limite  du secteur B2542

 

Le chemin qui serpente dans la boue jusqu’à l’orée du secteur, Hoc l’a déjà emprunté. Il est parvenu de rares fois à l’extrémité du territoire lors de courses folles, poursuivi par des gardiens furieux contre ses chapardages, ou des groupes d’enfants belliqueux. Il se souvient avoir ressenti chaque fois l’exaltation d’atteindre des limites infranchissables, et l’ivresse de découvrir le bout du monde connu. Le secteur B2542 agonise sur une succession de cratères stériles, de terres arides et calcinées, ponctué ici et là des trous noircis de feux éteints. Tout ce qui peut brûler est parti en fumées. Des puits profonds pénètrent dans le sol, sombres, inquiétants, abris noirs de monstres invisibles. Chaque fois que sa fuite l’a porté jusqu’ici, haletant, Hoc s’est figé. La peur ordonnait de rebrousser chemin. Cette injonction qu’il ne songeait pas à discuter poussait fuyards et poursuivants à regagner la favela à toutes jambes, portés par une panique incontrôlée, et ils parvenaient au village avec des battements de tambour dans les tempes. Mais aujourd’hui Hoc doit franchir cette zone pour poursuivre son chemin. Il passe sans frayeur sous le panneau rongé par l’humidité qui marque la limite, puis contourne la carcasse d’une vieille automobile toute racornie par la rouille et les dépeçages successifs de récupérateurs égarés.

 

Hoc est seul, et il avance toujours. Personne n’a l’idée de traîner dans ce coin désolé. Aucun garde ne patrouille la zarouetta à la main pour chasser les imprudents, aucune pancarte ne menace le vagabond errant. De tertre en tertre, de monticule et monticule, les couleurs ne varient pas, les cendres humides collent aux pieds, les odeurs nauséabondes accrochent les narines. Parfois au loin il aperçoit les contours d’êtres humains qui glissent, le front courbé sous le poids d’un chapeau de paille. Ils n’ont rien de gardiens, et donc rien d’inquiétants. Le silence inonde le paysage aussi loin que porte sa vue. Il est bien plus pesant que les soirs sans pluie autour de la cahute.

 

Voilà bien une heure que Hoc avance le nez en l’air, sa lente progression remplie de sombres pensées. Aucune autorité n’est apparue pour le contraindre de rebrousser chemin. Il serre très fort au fond de sa poche la fiole à présent toute chaude. Il revisite l’assemblée des Mongs, se remémore leurs yeux remplis d’une avidité plus âpre que d’habitude. Ce flacon possède une grande valeur, il en est certain. Sûrement bien plus des dix mille riels qu’il comptait en tirer au début. Habituellement les Mongs ne trahissent jamais leur convoitise. La patience et l’obstination sont leurs atouts. Mais ils avaient perdu toute retenue en découvrant l’objet. Ils avaient voulu le posséder à tout prix, et transpiré d’un empressement excessif. Ils s’étaient battus pour le posséder.

C’est une bonne chose. Hoc aura besoin de riels pour mener à bien son aventure. Le succès de son expédition repose tout entier sur la valeur de cet objet miraculeux.

 

Hoc ne sait pas dire combien de temps s’est écoulé. Il ne ressent aucune fatigue. Il n’a croisé aucun soldat, aucun gardien. Les peurs et les angoisses des limites du secteur se sont évaporées. C’est la faim qui se manifeste en premier. D’abord discrète, elle devient féroce. L’enfant réalise qu’il n’a pas prévu de reprendre des forces. Il traverse à présent une plaine de cadavres d’automobiles. Leurs carcasses parsèment le chemin. Des empilements hétéroclites de ferrailles forment à présent un décor désordonné. Ils montent parfois si hauts qu’ils barrent le paysage. Le garçon se fraye un chemin entre les épaves dévorées par la rouille. Elles s’agglutinent, l’obligeant à les enjamber en évitant les arêtes tranchantes qui cisaillent la peau. Le sol est jonché de pièces de métal. Des montagnes de pneus calcinés dont l’odeur acre remplit les poumons  balisent son chemin. Aucune noria ne vient plus ici depuis longtemps. Le garçon observe des carcasses tellement oxydées qu’elles paraissent prêtes à tomber en poussière pour se fondre aux déchets qui tapissent le sol. Toutes ont été dépecées à maintes reprises car  rien ne subsiste à l’intérieur.

Dans cet horizon mort, il a remarqué des ombres glissantes, des traits fuyants qui filent à son approche. Hoc sourit. L’endroit est riche en ravaks. Ils ont beaucoup d’endroits où s’abriter et peu d’humains pour les chasser. Ils doivent pulluler. L’enfant décide d’arracher une tige rouillée qui dépasse d’une carcasse. Arc bouté et bandant ses muscles, il la détache dans un bruit  strident. Ce bout de métal encore solide tient bien en main. Suffisamment rigide et coupant pour faire l’affaire. Une excitation familière remonte son échine : celle des jours de chasse. Il pose son sac de plastique sur un châssis éventré, puis se faufile entre les squelettes de fer avec agilité.

 

Il lui faut moins d’une heure pour accrocher à sa ceinture un troisième animal. Les ravaks sont moins farouches que chez lui. Il pourra survivre des mois s’il le faut. Hoc n’apprécie pas vraiment cette viande. Mais il n’a pas le choix. Au dessus de sa tête trois oiseaux noirs entament leur tournoiement bruyant et lugubre.

Il s’installe devant une fumerole plus active que les autres. L’émanation noire entraine avec elle l’exhalaison du bois brûlé. L’odeur de la fumerole est une chose importante pour rôtir une proie. Elle donnera son goût à la viande. Hoc dépèce le ravak comme il a vu faire dans le marché. Puis il embroche l’animal évidé et écorché sur sa tige de métal, l’expose au dessus du foyer. Les oiseaux noirs n’aiment pas le feu. L’odeur de brûlé leur est repoussante. Tout en observant la viande qui roussit progressivement, Hoc fredonne une chanson. Il imagine la noria, les camions, la vitre ouverte des chauffeurs à l’œil vitreux, et leur radio allumée.


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