École et turpitudes

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Un jour ou l'autre, les bambins quittent la petite enfance.
Morgane a cinq ans. Sa mère lui annonce qu'elle commencera l'école en septembre et que l'oiseau, lui, devra rester à la maison. La fillette fond en larmes. Le rouge-gorge installé sur son épaule piétine. Il pique son oreille, inquiet :
« Nan ! Maman, nan ! Je veux pas que Siffle est tout seul, je veux pas que je suis toute seule aussi !
— Oui, je sais mon bébé mais tu dois aller à l'école, d'ailleurs y aura Sophie avec toi et Charlie, chez les grands : tu s'ras pas seule.
— Si je dois laisser Siffle, j'me sauvera ! »

Morgane est inconsolable. Plus tard, sans rien lui dire, pour n'avoir rien à promettre, Francine la dépose chez Louise qui la garde encore quelques fois. Puis elle va à la rencontre de l'institutrice, madame Évraud, à laquelle elle explique la situation :
«… Je sais que ça ressemble à une faveur, que les autres enfants peuvent trouver ça injuste. Mais le lien entre ma fille et cet oiseau est très fort, il est pour elle comme un morceau de son corps.
— Est-ce bien sain ?
— C'qui est sain ou pas, c'est selon comment les gens voient les choses, mais si on sépare Morgane de Siffle, elle va détester l'école et peut-être faire des bêtises ; j'ai peur qu'ça tourne mal… Et l'oiseau est un levier parfait pour qu'elle soit sage. Et peut-être un levier pour les autres enfants ?
— Ça ne me semble pas raisonnable, je comprends le problème mais un oiseau perturbera la classe, et ce n'est pas propre.
— Je vous promets que cet oiseau-là, Morgane l'a dressé. Sur les conseils de Félix, elle pose un linge sur son épaule gauche, elle ne l'a nourri et récompensé qu'à cette place. Quand il se posait à droite elle le chassait. L'oiseau passe son temps sur le linge. Il vole peu, chasse peu, dort beaucoup l'après-midi s'il a le choix. Comme il est avec elle en permanence, il ne l'empêche pas de faire tout ce qu'elle doit et quant à semer la pagaille et voler partout, c'est un rouge-gorge, il n'a qu'une maison, c'est Morgane sa maison. Il va veiller jalousement à cause de tous ces étrangers qui vont lui tourner autour. C'est vrai qu'y faudra un temps pour que les aut'es enfants, eux, soient pas distraits... »

L'institutrice comprend le caractère exceptionnel de la relation. Son esprit entrevoit ce qu'elle pourrait tirer favorablement de l'expérience pour l'ensemble de sa classe.
Elle impose néanmoins certaines conditions et une période d'essai.

Francine est venue chercher sa fille chez sa nourrice :
« ...La maîtresse est chiffonnée : elle a peur que Siffle empêche les enfants de travailler. Tu sais comment ils font les enfants quand ils te voient avec ton oiseau ? Alors ta maîtresse veut bien essayer mais elle m'a dit plusieurs choses. Le jour de la rentrée, tu viendras un peu après tout le monde. Tu raconteras ta vie avec Siffle. En classe, tu devras travailler très sérieusement et être la plus sage. Siffle ne pourra pas voler pendant que tu travailles, tu dois y veiller. Si la maîtresse est mécontente, Siffle ne pourra plus t'accompagner.
— Je sais pas comment je dois faire pour que Siffle vole pas partout. Malgré cette inquiétude, Morgane souffle de soulagement,
— Demande à Félix. »

Un mois de dur apprentissage pour l'oiseau précède la rentrée des classes. Il apprend à apprivoiser un fil à sa patte.

*

Morgane se sent bien à l'école surtout pendant les récréations. Son oiseau est un facilitateur : il lui garantit toutes sortes d'amitiés.
Et puis, elle retrouve Sophie avec une vraie joie parce qu'elle ne la voit pas autant qu'elle le voudrait : sa maman n'apprécie pas les Fourneau, la famille de l'enfant.
Pourtant Francine trouve Sophie gentille mais la conséquence d'une telle fréquentation, c'est Marcel Fourneau dans son quotidien, alors elle n'encourage pas le commerce de sa fille.

Chez les Fourneau c'est douloureux, comme une avalanche un jour de glace.
Aux yeux du mari, madame Fourneau ne compte pas, mais elle est corvéable à souhait. Le village la plaint, sauf Germaine qui ne comprend pas qu'on puisse se laisser soumettre de la sorte ; mais la vieille dame mesure les caractères à l'aune du sien propre.
En revanche la grand-mère est d'accord avec les habitants pour juger que monsieur Fourneau est un bien vilain diable : il règne en maître féodal sur femme et enfants qui lui doivent une obéissance absolue. Il est dur et violent en toute circonstance.

Son fils Jeannot, l'aîné, dépositaire des volontés paternelles, est celui qui souffre le plus dans ce désert d'amour : il ne fait jamais assez beau, jamais assez grand, jamais assez bien…
Sophie est une fille, c'est presque une faute pour Marcel Fourneau. Pour cette raison ou grâce à elle, la gamine n'a pas à porter le poids de ce devoir exigeant d'une intenable position de perfection. Pourtant, la petite fille aussi subit la foudre des mains de son père. Elle est timide, effacée et copie sa mère pour survivre développant des dons d'invisibilité et de silence.

Si Morgane et Sophie se sont trouvées, Jeannot, lui, déteste la « sorcière » à cause de l'affection entre elle et sa sœur dont il est fort jaloux ; il envie à Sophie sa sécurité relative.

En vérité le garçon est en colère contre le monde entier.

*

Un jour où la récréation bat son plein, Siffle, excité, s'éloigne de Morgane. Il volette à proximité de Jeannot qui sans hésiter une seconde et profitant de l'aubaine, frappe l'oiseau d'un revers de main.
Le rouge-gorge est projeté à terre. Son amie de toujours se précipite pour le protéger car Jeannot lève son pied et dans son l'élan, il atteint Morgane au bras.
Charlie fonce sur lui avec le désir brutal de casser le furieux en morceaux, il n'en a heureusement pas le temps.

Sophie s'est recroquevillée, les enfants sont ahuris et Morgane hurle.
La maîtresse sort précipitamment dans la cour. Les élèves crient tous en même temps pour lui raconter les méfaits du sauvage encore rouge de rage.

Siffle reprend ses esprits, il est confus et il traîne son aile : elle est cassée. Morgane est choquée, elle ne connaît rien d'un climat de violence gratuite. Elle sanglote tandis que la maîtresse tente de la consoler tout en brûlant Jeannot d'un regard noir. Madame Evaud profite que la Mère Couvent passe pour lui demander de prévenir Francine. Francine ne tarde pas et, avec sa fille, elles retournent à la maison. Morgane tient délicatement l'oiseau silencieux dans le creux de sa main.. Un bleu s'étale déjà sur son petit bras, elle ne le sent pas : c'est Siffle qui compte.

Jeannot passe le reste de la journée, assis sur une chaise, dos à la classe pour « réfléchir à ton acte cruel ».

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