8. Intelligence

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J’ai écouté Lucas, et j’ai appelé mon père à midi, après mon petit-déjeuner. D’avoir revu mes frères, après coup, m’a rendue un peu de moral, donc je n’ai pas eu de difficulté à paraître neutre.

Par la suite de la journée, j’ai fait deux heures d’exercices physiques. Je crois que bien avant le côté pratique, c’est le dépassement de moi qui me plaît dans ce que j’ai découvert grâce à Benji. Sur les vidéos du Web, les filles qui font du fitness et du cross-fit au poids de corps sont magnifiques. J’ai une envie exacerbée d’en profiter pour chasser le petit bidon qui ne m’a jamais quittée et enfin me forger un corps comme on en voit dans les magazines.

En soirée, Lucas est venu, comme promis. Je lui ai payé un décaféiné et nous avons parlé, d’abord de lui et de son travail, de ses rencontres désastreuses sur un site bien connu ou les femmes jettent les hommes dans leur caddie. Il m’a juste demandé si je comptais reprendre le travail un jour. J’ai été franche, je ne me vois pas retourner dans le même laboratoire où ça m’est arrivé. Lucas a été cool, il n’a pas demandé pourquoi.

C’est donc assez sereine que je parviens, un peu avant minuit, au cabinet du docteur Leroy. Je sonne à l’interphone, puis monte l’escalier. Lorsque je parviens devant sa porte, je tiens à ce qu’il voit avec qui il a affaire. Mes frères et Elisa m’ayant vue, j’ai moins d’appréhension sur la réaction de médecin. Au fond de moi, c’est comme un soupçon de provocation, car peut-être ne s’imagine-t-il pas l’ampleur de ma laideur. Au moment où la porte s’ouvre, j’ai la capuche baissée sur les épaules. Leroy ne cille pas une seconde, comme s’il était face à une personne lambda. Peut-être a-t-il l’habitude, peut-être est-il aveugle.

— Comment allez-vous par rapport à la semaine dernière ?

Réalisant le judicieux choix dans sa question, je lui réponds malgré moi :

— Mieux.

Il ferme la porte, puis alors que je m’assois, il se dirige vers son secrétaire. J’observe le triptyque blanc et, étrangement, je repense à Marion. Je confie sans honte pour tester sa réaction :

— Ça me fait penser à deux filles nues sur un cheval.

— Et connaissez-vous ces filles ?

— Pas forcément.

Il me tend mon verre et ne s’attarde pas sur la question de la peinture. Il préfère mettre sa musique classique, s’installer confortablement, et faire tourner son whisky au fond de son verre. Alors que nous observons chacun les tableaux, il questionne :

— Et l’anniversaire de votre père ?

— Je n’y suis pas allée.

— Et les rendez-vous avec Benjamin ?

— Oui. Ça m’a fait énormément de bien, dès le premier cours. J’aimerais continuer.

— Pour le moment, je le prends sur mes honoraires.

J’ignore combien il paie un professeur pour que ce dernier se déplace la nuit, mais il me fait bien entendre que ça ne sera pas éternel.

Silencieuse, je sirote mon Chivas. J’aurais dû offrir l’apéro à Lucas et Tristan, en leur servant de la musique classique, ça aurait peut-être détendu l’atmosphère.

— J’ai vu mes frères.

— Leurs réaction a dû être difficile à canaliser.

— Ça va. J’ai suivi votre conseil, et j’ai dit que je ne voulais pas en parler. Sur les deux, il y en a un qui a respecté mon souhait. Mais ce n’est pas facile, je les répugne, ça se voit dans leurs yeux.

— Avez-vous regardé les masques thérapeutiques ? Vous pourriez envoyer une photo de vous à l’artiste et elle trouverait quelque chose sur mesure.

Je reste silencieuse. Si les masques sont d’une beauté à couper le souffle, je ne vois pas me balader avec ça dans la rue, cela attirerait tout autant le regard et on finirait par regarder sous le détail. Cette idée me met mal à l’aise, mais mettre des mots dessus n’est pas aisé. N’ayant aucun répondant, il dit :

— Sinon, j’ai récupéré des perruques. Nous en avons toujours pour les personnes dont le cuir chevelu a souffert. Vous pouvez laisser tomber les cheveux devant votre visage, c’est un style, et c’est plus discret qu’un masque.

C’est comme s’il avait lu dans mes pensées. Toutefois, cette idée ne me plaît pas davantage. Me contraindre au masque comme à la perruque, c’est ajouter un geste à mon quotidien, c’est accepter l’accident, accepter qu’on ne peut pas guérir. Mettre un masque ou une perruque pour aller acheter son pain ne changera pas le reflet dans le miroir de la salle de bain. Mais à vrai dire, c’est toujours mieux que de donner l’impression à son voisinage que c’est halloween. Répondre au psychiatre serait dire oui trop vite. Le sac de postiches reste entre nos deux fauteuils, et le whisky finit par manquer à nos verres.

Il nous ressert donc après un silence trop long. En se rasseyant, il désigne de son whisky la peinture :

— L’une des deux femmes sur ce cheval pourrait être vous ?

J’imagine tout à fait, l’animal au pas, ma poitrine délicatement écrasée contre les omoplates chaudes de mon amante, humant son parfum, glissant mes mains sur ses cuisses… mais je m’abstiens de répondre. Alors il finit par me dire :

— Pour tout vous avouer, moi, cette peinture me fait penser à la Vénus de Milo berçant un orang-outan.

— Comment elle peut bercer un orang-outan ? Elle n’a pas de bras.

— C’est toute la beauté de cette peinture. Pour vous, ce point orange serait quoi ?

— Le soleil.

— Si vous y voyez le soleil, c’est que l’espoir est au bout, la chaleur humaine, peut-être même l’amour.

Je tique avec la langue tant sa phrase est ridicule.

— Vous pensez que parce que vous êtes défigurée, vous ne pourrez pas trouver l’amour ?

— Non, parce que je ne l’ai jamais trouvée. Je ne suis pas faite pour ces choses-là.

— Quelle genre de femme étiez-vous, juste avant l’accident ? Si vous deviez vous décrire.

Je regarde mes genoux puis résume en un mot :

— Quelconque.

— Non, personne n’est quelconque. Qu’est-ce qu’une personne lambda penserait de vous. Votre employeur par exemple, vos collègues, vos amis, votre famille…

— Discrète et travailleuse.

— Hmm. C’est succinct.

— Parce que je ne suis rien d’autre.

Il regarde en silence la peinture, attendant que je développe, mais n’entendant aucun son venant de ma gorge, il change de question :

— Quel genre de femme admirez-vous ? Quel genre de femme estimez-vous ?

— Les femmes qui ne ressemblent pas aux autres, qui ont de la personnalité. Tout l’opposé de moi. Au lycée, j’admirais les filles un peu écolo, un peu hippie, parce qu’elles croyaient à leurs idées, qu’elles ne ressemblaient pas à toutes les autres. Mais elles ont une vision étroite qui les rend associable. J’aimais bien les artistes, un peu dans la lune mais elles sont égocentriques. J’ai toujours kiffé les garçons manqués, sauf celles qui ne s’épilent pas et qui rêvent d’une société sans homme.

— Vous parlez au passé. Aujourd’hui, qui vous inspire ?

— J’aime les filles tatouées, celles qui se font un vrai tatouage de guedin, pas juste un cœur ou une étoile sur la nuque, ou le coin de la hanche. Pas celles non plus qu’ont un tatouage différent en désharmonie avec tous les autres, ce sont des filles instables. J’aime en fait ces filles qui ont fait un choix et qui l’assument, qui vont jusqu’au bout et qui ne s’arrêtent pas à mi-chemin.

— Comment, étant petite vous imaginiez-vous plus grande ?

J’esquisse un sourire :

— Je voulais être une tueuse.

— Ah ?

Je n’ajoute rien, donc il rebondit :

— Quel genre ?

— Genre belle, crainte.

— Et cette tueuse, en dehors de son métier, comment était-elle ?

— Passe-partout, mais qui sait être classe. Sportive, déterminée, rageuse. Le genre qui surprend, que tout le monde apprécie bien et dont personne ne redoute la dangerosité.

— Sans vous conseiller de devenir une tueuse, et maintenant ?

— Maintenant quoi ?

— Si vous étiez morte brûlée, vous vous seriez dit : j’ai vécu pour ça, pour si peu, pour rien ?

Ses mots sentent la phrase réchauffée à tous ses patients.

— Une fois morte, je n’aurais plus rien à penser.

— Et l’Élodie d’aujourd’hui ? Quand elle se regarde dans le miroir, pense-t-elle à tout ce qu’elle n’a pas fait avant de finir ainsi ? Ou bien se dit elle qu’il est temps de prendre les choses en main ?

Dois-je lui répondre que c’est la première version la bonne ? Comment veut-il que je ressemble à la femme parfaite avec cette tête ? Ses idées m’agacent, puis il ajoute :

— Je ne devrais pas vous dire ça, mais vous avez vécu presque jusqu’à trente ans sans oser effleurer une seule facette de votre idéal. Vous me dressez le portrait de la femme parfaite, mais pourquoi ne pas devenir cette femme ? Vous avez commencé à faire du sport qui vous plaît. Vous êtes plutôt svelte, il vous faudra peu de temps pour sculpter cette silhouette. Avec vos indemnités, vous pouvez vous offrir un grand tatouage, acheter des vêtements qui vous ont toujours fait envie, vous inscrire à des activités que vous avez toujours voulu découvrir, et vous rapprocher de votre idéal.

Ce qu’il n’entrevoit pas c’est qu’une fois l’idée de la tueuse ensevelie avec mon enfance, ma seule perspective d’avenir idéal était d’en partager un avec une femme.

— Mon idéal se construisait à deux, et je n’avais pas perdu la moitié de la face.

— Croyez-moi, le physique ne joue pas seul dans la cour des amours. Mettez un masque, faites-vous séduisante et intrigante, puis attendez que l’émoi soit total chez l’autre pour l’ôter.

Rependant à mon rêve érotique qui s’est brisé comme une crème brûlée périmée échouée sur une plage, je réplique ave acidité :

— De toute manière, hormis le physique, je n’ai plus de désir.

— Il viendra, laissez-vous le temps d’encaisser votre agression. Elle a eu lieu il y a dix jours.

Mes narines échappent un soupire parce qu’il a raison. Dix jours, c’est peu. Le silence se pose de lui-même, la musique classique nous enveloppe, alors je trouve l’envie de me confier :

— Le semaine dernière, j’ai fait un rêve… érotique.

— Hmm.

— Et… Enfin… Bref.

— Continuez.

— Quand je me suis réveillée, j’avais envie, vous comprenez ? Et je n’ai pas réussi à garder. J’ai mon visage qui me hantait, impossible de… enfin me satisfaire… enfin si vous voyez.

— Je suis humain, je comprends très bien.

— Vous comprenez, même si physiquement, je plaisais à un homme, je suis devenue frigide.

— Si vous avez fait ce rêve, vous ne l’êtes pas.

Il n’a pas tort. N’ayant pas plus de répondant de ma part, il se tourne vers moi, puis me dit :

— Il y a deux sortes de personnes parmi celles qui vivent un accident comme le vôtre. Celles qui croquent la vie à pleine dent, et celle qui se laissent mourir à petit feu. Vous êtes jeune, Élodie, c’est à la seconde catégorie que vous voulez appartenir, ou à la première ?

Je préfère ne pas répondre, car je sais très bien que tous ses patients lui ont fait la même. En revanche, lesquels de ses patients ont tenu bon ? Parce que c’est une chose de laisser un discours galvaniser sa volonté, ça en est une autre de préserver cette volonté. Je ne veux pas être de celles qui se font de fausses promesses.

— J’essaierai. Si Benji est toujours là pour m’aider.

Du coin de l’œil, je distingue un sourire, celui du médecin qui a compris que je lui demandais une rallonge de médication. Je tourne la tête vers lui afin qu’il voie mon visage et se souvienne à quel point je suis atteinte. D’un regard entendu, il me fait comprendre que le message est passé.

Lorsque la séance se termine, je repars avec une perruque longue de la couleur naturelle de mes cheveux châtain et je me suis promis à moi-même de contacter l’artiste pour me faire un masque.

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