Chapitre 3

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Jeanne s’était mal réveillée ce matin. Encore. Puis, elle n’avait pas réussi à rêver, ou alors elle ne s’en souvenait pas. Mais alors, se demandait-elle, quel intérêt de rêver ?

Elle prit une pilule en même temps que son café quand elle arriva au bureau. Ce n’était pas autorisé de consommer des pilules pendant les heures de travail, mais son patron lui avait affirmé que c’était en fait très largement toléré : « Je ne vais pas virer la moitié de l’entreprise tout de même, avait-il déclaré en s’amusant, une pilule coincée entre les dents. » Jeanne fut triste de ne pas avoir eu cette information bien avant. Tellement de pilules auraient pu être consommées. Quel gâchis ! Elle comptait bien rattraper le temps perdu.

La poitrine serrée et les yeux gris perdus dans les chiffres et les lettres d’un écran d’ordinateur bien daté, Jeanne avait les rétines brûlantes. Ses doigts pianotaient sur le clavier sans qu’elle ne les contrôlent vraiment. Depuis combien de temps exerçait-elle ce travail, derrière ce même bureau ? Six ans. Peut-être dix ; peu importe, conclua-t-elle finalement. Elle ne comprit jamais vraiment l’intérêt de son métier ni l’utilité de ce qu’elle faisait, on lui avait juste donné un processus de travail, qu’elle respectait à la lettre et qu’elle accomplissait rapidement. Elle décrocha même une prime assez élevée, bien qu’elle n’avait pas tellement besoin d’argent supplémentaire. Mais sa journée se terminait maintenant à dix-neuf heures au lieu de vingt, ce qui n’était pas le cas de la plupart de ses collègues. Sans parler de l’augmentation de la dose mensuelle de pilules. Pour cela, cependant, la jeune femme était aux anges, elle en possédait à ne plus savoir quoi en faire. Et peut-être qu’elle ne savait tellement pas quoi en faire, qu’elle se sentait obligée d’en consommer plus encore. Plus encore que de conseiller. Plus encore que de nécessaire.

Pause déjeuner. Jeanne mangeait un bol de riz gluant accompagné de saumon cru et de graines de courges. Une nouveauté dans le distributeur de repas. Elle était installée autour d’une imposante table ronde en bois verni, ses collègues l’accompagnaient et devant eux gisait exactement le même plat.

Ryan s’amusait. Trop bruyamment, selon Jeanne. On pouvait apercevoir la nourriture se désagréger à l’intérieur de sa bouche et ses dents jaunies par la cigarette. Elle détestait ce type, il était le comble du mauvais goût. Pourtant, n’en plaise à Jeanne, Ryan avait couché avec une célébrité hier soir. Il en parlait fièrement, il riait, il célébrait. « Qu’est-ce qu’elle était douce et divinement jolie, répétait-il ! » Mais jamais il ne voulut donner son nom. « Je préfère protéger son anonymat, se vantait-il. » Évidemment, il n’avait couché avec personne hier soir et il prétendait vouloir protéger l’anonymat d’une célébrité qui avait eu des relations sexuelles — de manière factice, bien sûr — avec des milliers d’hommes et de femmes autour du monde, le même soir. Tout le monde savait, évidemment, mais c’était là très commun de considérer les histoires de l’Hypnos comme vécues réellement. Jeanne le savait aussi, mais elle ne pouvait s’empêcher d’être irritée quand il parlait.

Autour de la table, les hommes et les femmes étaient habillés de manière similaire : costume noir, chemise blanche et cravate noire. Tous réagissaient avec humeur à l’histoire sexuelle de Ryan, comme si cela s’était vraiment déroulé. Chacun avait des choses à raconter et Jeanne avait déjà entendu les aléas soporifiques de la vie d’astronaute de Kelly et, évidemment, elle avait aussi subi les détails salaces de l’histoire de Ryan. C’était à son tour. D’habitude, elle était excitée de compter son récit, mais aujourd’hui… Aujourd’hui, c’était différent. Jeanne ne se sentait pas à l’aise. Elle discernait ses collègues faire semblant. Non pas qu’elle ne l’avait pas remarqué avant, mais elle n’y prêtait pas attention. Elle parvenait à faire l’impasse. Et Ryan. Et Kelly. Et Joe. Et les autres. Tous s’amusaient à croire des histoires qui, ils le savaient, sont factices. Jeanne réfléchissait trop, elle n’en pouvait plus. Sa poitrine se comprimait et d’intolérables picotements se faisaient ressentir dans le creux de son estomac. C’était de la faute de ce maudit Ryan, se disait-elle.

Quand ce fut enfin son tour de raconter les péripéties de Rose, elle inventa une excuse. « Je dois aller aux toilettes, excusez-moi, déclara-t-elle d’un grand sourire forcé. »

Une fois aux toilettes, deux pilules furent avalées simultanément. Cinq minutes plus tard, assises sur une cuvette de toilette, les bras ballants, son cœur s’était enfin allégé.

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