Chapitre 4

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Dix-neuf heures, quatre minutes et cinquante-sept secondes. Cinquante-huit. Cinquante-neuf. Dix-neuf heures. Dix-neuf heures, cinq minutes et une seconde.
Jeanne fixait l’impressionnante horloge posée sur la grande arche du Gouvernement Mondial. Le monument lumineux se tenait devant le bâtiment où elle travaillait et, chaque soir, elle se laissait envoûter par ses innombrables guirlandes multicolores. De magnifiques lueurs roses, violettes et orange imprégnaient les pierres taillées de couleur pâle ; cela faisait ressortir les scarifications en marbre affublant le monument de toute part. Jeanne s’imaginait une grande araignée d’or, cracher sa toile de marbre pour en asperger entièrement la structure. Sur une plaque gisante au pied de l’impressionnante structure était écrite : Gloire au Gouvernement Mondial, le 1… ept… 224… Une partie de la date avait été effacée par le temps.
En ce moment, l’air était glacé et les respirations laissaient derrière elles de fins nuages de condensations. À cette heure-ci, les rues et transports en commun étaient bondés, c’était une véritable horreur. Ici, les gens étaient habitués à dire : « Ah si j’avais les moyens de m’acheter une voiture » ; ça avait le don de faire rire n’importe qui ; la détention de véhicule personnel était abolie depuis des siècles. Anachronisme pur.

Jeanne était compressée entre un homme bien trop odorant à son goût et une femme bien trop opulente. Dans la ligne 14 du métro, elle avala la dernière pilule qu’elle avait. Pour être honnête, elle venait de la retrouver, gisant au fond d’une de ses poches poussiéreuses. Et tant mieux. Ses pupilles se dilatèrent. Légèrement. Les pilules n’avaient plus autant d’effet qu’avant, mais Jeanne persistait à avorter l’information quand celle-ci prenait vie dans sa conscience.
Le métro venait de s’arrêter. Deux portes métalliques s’ouvrirent dans un claquement désagréable puis une voix artificielle s’éleva tout en s’efforçant de contenir son grésillement : Arrêt — Darwin — Bonne soirée et à demain.
C’était l’arrêt de Jeanne. Elle s’empressa donc de se faufiler dans la foule du métro pour s’en extirper au plus vite. Bon sang, qu’elle avait envie de s’écrouler dans son fauteuil Hypnos et de se lancer dans une séance endiablée. Autour d’elle, pas un seul cerveau ne pensait pas la même chose. Et aucun n’avait attendu de rentrer chez soi pour prendre la pilule de fin de journée.

L’air frais. Enfin. Jeanne s’éloignait de la gare à grandes enjambées. Dans la rue habituelle qu’elle prenait habituellement pour rentrer chez elle, un attroupement s’était formé au loin. Jeanne était, comme tous les humains, trop sensible à sa curiosité enfantine. Elle emboîta donc le pas deux fois plus vite pour ne pas louper l’événement. Les anecdotes de la vraie vie avaient, évidemment, plus de valeur que celle de l’Hypnos, car elles étaient plus rares. Bien plus rare.
Quand Jeanne arriva, un tas de gens encerclait la scène et semblait la fixer, presque en silence. Au milieu de cette marée humaine ne s’élevaient que deux voix : une voix masculine, vraisemblablement en colère, et une voix féminine, qui semblait rire à gorge déployée.
Jeanne se faufila dans la foule — elle avait acquis une grande dextérité grâce au métro — pour apercevoir la scène. Quand elle arriva enfin, c’était en première loge, accroupie entre deux paires de genoux. La scène était lunaire.
Un homme posait un énorme couteau sur la gorge d’une femme enjouée. Les derniers rayons du soleil se faisaient refléter par la lame pour venir s’échouer sur les visages impassibles de la foule silencieuse ; ainsi que celui de Jeanne, toujours accroupi.
Jeanne était totalement désorientée. Autour d’elle, toujours aucun bruit. Au-dessus d’elle, des visages sans émotion qui frissonnaient de temps à autre. Jeanne essayait de poser son regard vers quelque chose de rassurant, mais seule la scène étrange et perturbante se présentait à elle.
Devant elle, l’homme beuglait et empoignait la femme encore plus fort. Il portait une grande barbe rousse, grasse et emmêlée. Ses vêtements en polyester semblaient fondre tant ils étaient usés et salent. Et ses cheveux courts étaient si sombres qu’on ne pouvait savoir si c’était de la crasse ou de réels poils. Il criait encore. « Je vais l’égorger ! Devant vous tous, vous m’entendez, bande de tarés. Est-ce que vous m’entendez ? » L’otage riait joyeusement et l’homme criait désespérément. Personne ne semblait les entendre, mais tout le monde écoutait. La jeune femme qu’il retenait était une jolie blonde qui ressemblait à Rosa, mais avec les cheveux plus courts et une taille moins fine. Elle n’avait cessé de s’esclaffer depuis et Jeanne, qui s’était retrouvée happée par la scène, comme les autres, se demandait ce qui se déroulait réellement sous ses yeux. Une pièce de théâtre, peut-être ? C’était inhabituel, et pour cause, il n’y avait pas eu d’autre divertissement que l’Hypnos depuis des siècles.
La foule commença subitement à fouiller leurs poches. Ce fut leur premier geste depuis l’arrivée de Jeanne et elle en fut un peu apeurée. Chacun sortit une pilule qui fut avalée presque immédiatement ensuite. Il ne leur manquait que leurs fauteuils et quelques capteurs pour qu’il soit aux anges. Jeanne aurait tant voulu une pilule elle aussi ; elle aurait tué pour ça…
« Donnez-moi une pilule aussi, donnez-la-moi, je vais la tuer sinon ! beugla l’homme qui commençait à se lasser d’attendre. »
Jeanne voulut oublier sa précédente pensée. Elle voulait rentrer désormais. Oui. Rentrons, se disait-elle. Cette anecdote ne sera pas intéressante de toute manière. La jeune femme fit demi-tour, toujours accroupie, s’immisçant à nouveau dans la jungle de genoux et de tibia.
« Eh vous, attendez ! »
Jeanne se retourna. Malheureusement.
L’homme trapu jeta la femme qu’il tenait prisonnière. Celle-ci s’était heurtée violemment contre le béton. Elle ne riait plus.
« Vous, dit l’homme en avançant vers Jeanne. Arrêtez-vous. »
Progressivement, la foule bougea, mais pas comme des humains. Non. Plutôt comme du sable. Du sable mouvant. Alors, lentement, la foule s’était déplacée, et Jeanne s’était retrouvée en son centre, accompagné de l’homme armé. La femme qui riait s’était fait engloutir par l’océan de chair et d’os. Jeanne voulut qu’elle reprenne sa place. Immédiatement, car désormais, c’était elle qui était le centre de l’attention.
L’homme souleva subitement son couteau vers Jeanne, la pointe était alignée pile entre ses deux yeux.
Un rayon de soleil frappa l’acier du couteau et ricocha dans les pupilles de la jeune femme, apeurée. Pile au centre. Ensuite, ce ne fut que flash lumineux et bourdonnement incessant. Jeanne crut mourir.
Ou renaître.
Puis elle s’éveilla, toujours au centre de ce cercle lumineux créé par une marée sombre d’habit de travail. Jeanne mit du temps à retrouver tous ces sens. Progressivement. La vue en premier, mais la vision n’était pas tout à fait nette : la foule semblait agitée, mais satisfaite. Certains pleuraient pourtant, et cela était rare de voir quelqu’un dévoiler sa faiblesse en public. L’ouïe venait maintenant de réapparaître : Applaudissement. Sifflement. Crie. Brouhaha constant et inaudible. Jeanne ressentait sa bouche désagréablement pâteuse, le goût devait être de retour lui aussi. Puis l’odorat suivi : Odeur de transpiration. Odeur de fer. Odeur de sang.
Jeanne se figea. Odeur de sang ?
Le toucher était revenu, elle sentait un poids imposant dans sa main droite. Un manche, on dirait, s’était-elle dit. Un manche de quoi ? Quand elle osa regarder, elle s’aperçut que c’était le manche d’un couteau qu’elle tenait fermement. Une imposante lame. Sur sa main gauche, du liquide chaud suintait. Du sang.
Son oreille interne aussi était désormais revenue à la normale. La jeune femme était assise à califourchon sur le cadavre de l’homme menaçant, qui gisait maintenant dans une marre de sang causé par des dizaines de coups de couteau.
Jeanne fut terrorisée, elle prit la décision de fuir, le plus loin possible. Rose prit donc la relève. Elle se leva, le corps recouvert du sang de sa victime, lâcha le couteau sur le cadavre, puis leva les deux bras en signe de victoire. Une foule en délire l’acclamait pour ce qu’elle venait d’accomplir. La police était arrivée plus tard sur les lieux pour amener Rose et la questionner.

Des mois s’étaient écoulés depuis l’acte de bravoure de Rose. Elle avait été récompensée par le Gouvernement Mondial, évidemment, et elle prenait actuellement une retraite prématurée bien méritée. Où était-elle ? Au bord d’une plage ou dans un marché en Asie, sûrement. Qui sait ?
Quant à Jeanne, elle fut insérée en centre de réhabilitation. La vie y était simple, on lui donnait autant de pilules qu’elle désirait. Voir plus encore. Jeanne dormait donc beaucoup. Non. Elle dormait constamment. Jamais elle n’aura manqué de regarder les plages ensoleillées, jamais elle n’aura refusé de se promener dans un de ses marchés en Asie.
Jeanne mourra quelques années plus tard, dans le centre, persuadé d’avoir vécu en Jamaïque.

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