Chapitre 1

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« Ça fait beaucoup d’humains. »

Jeanne observait la foule à travers la fenêtre de son appartement. Protégée par le double vitrage, elle ne percevait aucun bruit ; l’effervescence de la rue parlait pour elle-même.

« Trop d’humains. »

La tasse bouillante qu’elle tenait dans les mains lui brûlait le bout des doigts, le café en poudre dissout dans l’eau s’évaporait au-dessus de son front en une fumée blanche et grasse. La chaleur du café lui massant la gorge lui était toujours d’un rare réconfort ; pas assez pour vaincre cette horrible impression de n’être personne. Bien sûr. Tous ces gens, se disait-elle en essayant de s’attarder sur chaque visage en vain, tous ces gens devraient me regarder. Non ? Jeanne avait évidemment la réponse à sa question, mais elle se la posait tout de même. Comme tout le monde. Comment était-elle supposée penser différemment quand tout le monde se croyait le centre du monde ?

« La population entière se sent délaissée dans une société qui avale la vie personnelle, restreint la liberté d’action et oblige à vivre. Alors que faire ? Di-ver-tir. Évidemment ! »

C’était là un extrait du discours d’un des représentants du Gouvernement Mondial, datant de plus de deux siècles. Un discours débarrassé d’inhibitions et familier. Pas la mode à l’époque. Il avait pourtant visé juste, avant cette allocution la Grande Dépression n’avait jamais été aussi dévastatrice dans l’histoire de l’humanité. Dix milliards d’êtres humains et des individus par millions n’arrivant plus à trouver leur place dans un monde bondé, saturé. Des suicides partout dans le monde, constamment. Des salariés épuisés ne voulant plus travailler. Des patrons mécontents ne souhaitant plus payer. Aucun mariage. Aucune naissance. La société semblait s'écrouler sous son propre poids. Il fallait une solution, et un nombre élevé d’individus était trop utile à l’avancement de la société pour ne pas laisser l’humanité continuer à se reproduire. Alors, comme le représentant l’eut dit, c’est le divertissement qui sauvera l’humanité de l’auto-extinction. Celle qui lui pendait au nez depuis longtemps et continuera à imposer sa présence jusqu’au chant des trompettes. Pour le moment, cela fait deux siècles que le plan du Gouvernement Mondial fonctionne de manière raisonnable. Non. À la perfection, en fait. La population avait totalement adhéré à la routine imposée par le gouvernement : se réveiller ; prendre un petit déjeuner et les compléments alimentaires fournis par le GM ; partir travailler pendant ses dix heures obligatoires ; rentrer chez soi sans oublier la pilule de fin de journée, celle qui égaye les visages dans les métros ; profiter de son temps libre sur l’Hypnos ; s’endormir grâce à une autre de ses pilules. Recommencez.

Jeanne en était d’ailleurs à la fin de sa routine journalière. La meilleure partie. Sa journée avait été réellement exténuante, il lui fallut deux pilules sur le chemin du retour pour ne pas fondre en larmes dans le métro. Une fois rentrée, elle avait l’habitude de scruter les troupeaux d’humains à travers la fenêtre de sa cuisine. Elle aimait ce sentiment de puissance que l’on ressentait en toisant une marée de chair traverser un passage clouté lumineux. Pendant une heure ou peut-être deux, elle observait silencieusement, jusqu’à ce que son cœur soit assez pesant pour qu’elle soit enfin prête à se libérer de ses névroses dans un récit. Son récit. Se perdre dans une histoire qui contera la vie de Jeanne. Pas la vraie ! Non. Quelle horreur ! Quel ennui ! La fausse vie de Jeanne, elle, était trépidante. Chacun racontait ses propres anecdotes sur ses fausses vies pendant les pauses repas au travail, mais jamais personne n’était parvenu à la cheville de Jeanne. Du moins, c’est ce qu’elle pensait. C’est ce qu’ils pensaient tous.

La jeune femme portait un pyjama en nylon vert pomme et parsemé de motifs fleuris dont le rose commençait à tirer vers le blanc. D’épaisses chaussettes en fourrure avalaient ses maigres pieds. Jeanne était une femme charmante, à la silhouette élancée et au visage angélique, et cette tenue négligée lui allait à merveille. De beaux cheveux noirs et lisses venaient caresser ses fines épaules voluptueuses.

Pendant qu'elle les attachait négligemment, elle prenait place dans son Fauteuil Hypnos, celui que tout le monde possédait, celui toujours placé face à un écran de télévision. C’était son fauteuil favori, comme tout le monde. D’un regard aussi gris que l’écran éteint, Jeanne fit jouer, à l’aveuglette, ses doigts sous l’accoudoir de droite du fauteuil pour trouver la commande de l’écran de télévision. Ses ongles courts griffèrent accidentellement le similicuir et ses doigts manquèrent, comme volontairement, le bouton d’allumage.

Bip !

Enfin, l’écran venait de prendre vie, une interface blanche, composée d’icônes multicolores, venait soudainement d’apparaître. Sur l’accoudoir opposé à celui des commandes, Jeanne fit de nouveau jouer ses doigts sous celui-ci jusqu’à trouver un embout de câbles qu’elle tira sans hésiter. Les câbles se déroulèrent puis se posèrent négligemment sur les cuisses de Jeanne qui commençait à s’impatienter. Ses pieds rebondissaient incessamment sur le sol. Elle détestait cette mise en place. Trop longue. Trop ennuyeuse. « Vivement la prochaine version du fauteuil, qu’ils disaient tous. » Les câbles, qu’elle venait d’extirper, étaient équipés de capteurs et de senseurs, pour certains ; et de transmetteurs pour d’autres. Ils se présentaient tous sous forme de ventouse ; rouge pour les capteurs et jaune pour les transmetteurs. On venait ensuite déposer les capteurs rouges sur ses tempes et son front, puis les ventouses jaunes aussi, ainsi que sur ses doigts, ses bras, sa poitrine, son ventre, ses jambes et parfois le haut des cuisses suivant le genre d’aventure qu’on voulait vivre.

Aujourd’hui, Jeanne ne voulait pas d’histoire d’amour ni de coup d’un soir avec un homme important du Gouvernement Mondial.

Ses doigts jouaient de nouveau sous l’accoudoir, là où se trouvaient les commandes.

Aujourd’hui, Jeanne voulait de l’action, de l’excitation ; elle voulait rêver d’aventure et de danger.

Bien installée dans le fauteuil, les capteurs fixés sur sa peau blanche et lisse, la jeune femme voulait avoir des anecdotes rocambolesques à raconter le lendemain. Jeanne voulait arrêter de s’ennuyer. Ses paupières se fermèrent à demi et le film commença. La jeune femme s’enfonça dans le fauteuil, prit une grande inspiration par le nez, essaya de contenir son excitation enfantine puis plongea dans le film, son film, qui venait tout juste de commencer.

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