Chapitre 10: Une ruse hasardeuse

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Stacy

La jeune femme avait pris le risque de prendre un repas dans une auberge, non loin de là. Elle avait choisi la plus discrète, évitant l'heure de pointe, mais elle n'était pas passée totalement inaperçue. L'odeur qu'elle dégageait ne trompait pas, car elle portait les mêmes vêtements depuis dix jours, et n'avait toujours pas pris de douche, si bien que les rares personnes qu'elle croisait se tournaient vers elle avec une once de dégoût dans le regard.

Par chance, personne ne l'avait reconnue jusqu'ici. Il fallait dire qu'elle avait passé toute sa vie enfermée au 120e, son père ne lui accordant que quelques ballades ailleurs et uniquement un ou deux étages plus bas. Ainsi, rares étaient ceux qui auraient pu mettre un nom sur son visage.

-Qu'est-ce que je vous sers, ma p'tite dame ?

Visiblement dans un but commercial, le tenancier faisait un effort pour ne pas plisser du nez. C'était un petit gaillard au nez tordu et au regard vif. Il éveilla immédiatement la méfiance de la jeune fille, qui préféra la jouer discrète. Elle jeta un rapide coup d'oeil à la carte. Elle avait sur elle exactement quarante-sept crédits. Alors qu'elle se sentait apte à engloutir un boeuf entier, elle constata avec effarement que tous les plats comportant de la viande étaient excessivement chers, dépassant tous les trente crédits. Le plus coûteux des mets à base de légumes, en revanche, se situait autour des douze crédits. Une telle différence de prix choqua la jeune femme, surtout lorsqu'elle réalisa qu'elle consommait quotidiennement de la viande.

-Un bouillon de légumes verts, dit-elle en citant ce qu'il y avait de moins cher au menu.

Son interlocuteur plissa des yeux, sceptique.

-Vous avez de quoi payer ?

Elle lui tendit l'argent sans ciller. Elle comprit sans grande surprise que son accoutrement éveillait une méfiance naturelle de la part des commerçants. Après tout, elle ressemblait vraiment à une mendiante. L'homme hocha la tête d'un air satisfait, puis se dirigea vers la cuisine. Tâchant d'ignorer son ventre qui criait famine, Stacy observa distraitement les rares clients en attendant sa commande, tout en réfléchissant à un moyen de contourner les Modérateurs.

Tout d'abord, il fallait absolument qu'elle commence par prendre une douche, ainsi que se procurer de nouveaux vêtements. L'attitude de son hôte avait été claire, elle se faisait trop remarquer. Elle était également certaine que son père avait déjà donné l'alerte. Ses longs cheveux bruns risquaient de la trahir, et elle réalisa avec effarement qu'elle devrait peut-être songer à les couper.

Interrompant un court moment ses pensées, le tavernier vint poser un bol fumant devant elle.

-Tenez ma p'tite dame.

Stacy donna son argent au tavernier, avant de se jeter goulûment sur son repas. Il manquait de goût et de consistance. Tout compte fait, c'était tout simplement de l'eau bouillante avec quelques restes (sûrement moisis) qui flottaient tristement à la surface. Mais c'était la première chose qu'elle ingurgitait depuis ce fameux soir, et elle fut tellement absorbée par sa tâche qu'elle ne remarqua pas le regard courroucé que les commerçant lui lança.

Bientôt, une légère sensation de bien être l'envahit. Son estomac, bientôt suivi par le reste de son corps, commença à se réchauffer agréablement. Son esprit devint lucide, et elle réussit enfin à se concentrer. En effet, sans même qu'elle le sache, son corps était à bout. Il n'avait pas supporté toutes ces émotions, ces privations dûes à la cavale, si bien que seul son mental lui avait permis de tenir jusqu'ici. Mais cette brève escale, cet abri dans la tempête, avait permis à la fois à son corps et à son esprit de se restaurer. Elle ne le réalisait pas, mais elle avait fait le meilleur choix possible en prenant le risque de s'asseoir à cette table.

C'est ainsi qu'elle eut une idée. Une idée complètement insensée, mais qui pouvait fonctionner si tout se déroulait comme prévu. Elle venait de trouver son billet pour le 95e étage. Elle se retint à grand peine de pousser un soupir de soulagement, préférant garder une attitude stoïque face aux regards inquisiteurs qui se posaient de temps à autres sur elle. Mais intérieurement, elle jubilait.

Dans sa hâte, elle termina son repas beaucoup trop vite à son goût. Plus ou moins satisfaite, la jeune fille sortit de l'auberge d'un pas déterminé. Il était de toute façon bientôt midi, et les rues, ainsi que les tavernes, commençaient à se remplir. C'était le moment parfait pour s'éclipser en toute discrétion, se fondre dans la masse.

Stacy se mit à réfléchir à toute vitesse, tout en louvoyant entre les passants. La première étape de son plan consistait à se trouver des vêtements propres, et il lui restait tout juste assez d'argent pour s'acheter un jean et un t-shirt. Or, elle devait également prendre une douche, ainsi que se procurer une paire de ciseaux. Elle allait sans doute devoir à nouveau voler quelques habits afin de faire des économies, mais sa vie était en jeu. Elle n'avait pas le choix.

***

Stacy observa son reflet d'un oeil critique. Elle n'était pas entièrement satisfaite du résultat. Cette idée lui avait été inspirée d'un livre qu'elle avait trouvé, enfant, dans la bibliothèque de sa mère. C'était la retranscription d'un conte des Temps Anciens, un récit censé apporter une morale dans la vie de tous les jours.

Elle avait opté cette fois-ci pour une tenue plus ample, afin de masquer la finesse de ses membres. Elle avait ainsi dû retrousser le bas de son pantalon, et elle se sentait flotter dans son blouson brun. Avec une pointe de nostalgie, elle contempla les mèches qui gisaient, éparses, au sol. Elle tenait autrefois à sa chevelure comme à la prunelle de ses yeux, mais c'était un choix qui s'imposait. Tout en vissant une casquette rouge sur son crâne, elle réalisa ainsi qu'elle avait changé. La Stacy d'autrefois s'attachait à des choses futiles, comme l'apparence physique, le style vestimentaire. Pas elle. La jeune fille n'avait à présent qu'une idée en tête: réussir à survivre un jour de plus. Elle était prête à tout pour cela. Vivre dans la pauvreté et la crasse, voler, mentir. Se travestir.

Dans un autre contexte, ce mode de vie aurait pu paraître excitant. Une aventure dont on ne connait pas le lendemain, comme dans ces récits épiques qu'elle dévorait pour échapper à sa prison dorée. Mais la réalité était différente. Car les livres ne parlaient pas de la peur. Cette crainte d'être un jour découverte, capturée. Cette sensation désagréable qui lui faisait prendre conscience qu'elle, qui se trouvait au sommet de la chaîne alimentaire, était désormais la proie.

***

-Nom ?

-Stanley Barnes.

Elle avait réfléchi en amont à ce qu'elle dirait lors du contrôle d'identité, car il lui fallait un nom assez banal pour ne pas paraître trop suspect.

-Barnes ? T'es le gosse de ce vieux croûton ?

La jeune fille cilla imperceptiblement. Non pas qu'elle ne fusse pas préparée à ce genre de questions, mais elle n'était surtout pas habituée à être tutoyée.

-C'est mon oncle.

Son interlocuteur hocha tranquillement la tête, puis se tourna vers son collègue, qui lui la regardait en plissant les yeux, sceptique. Le binôme, qui était chargé de contrôler les allées et venues dans l'ascenseur, était loin de faire partie de l'élite des Modérateurs. Leurs uniformes étaient sales et abîmés, leur allure était négligée. Ils ne semblaient pas différents de ces ivrognes qu'elle croisait quelques fois dans la rue, à la différence près qu'ils étaient définitivement sobres.

-J'croyais que le vieux Barnes était fils unique...

La jeune fille se figea.

-Je sais pas ce qu'on t'as raconté, dit-elle en faisant un effort monumental pour ne pas le vouvoyer tout en restant naturelle, mais c'est faux, puisque je suis là.

Son compère partit dans un fou rire bruyant.

-Allez Benji, laisse-le passer. On va pas faire attendre tout ce beau monde.

Il n'avait pas tort. Comme tous les soirs, une multitude de personnes faisaient la queue pour rentrer chez eux, dans les étages inférieurs. Le dénommé Benji haussa les épaules, puis s'écarta pour laisser passer la jeune femme.

Tout en s'avançant, cette dernière réalisa que ses mains étaient moites, et que son rythme cardiaque était anormalement élevé.

-Dieu merci, songea-t-elle, il est plus aisé de descendre la Tour que de la gravir...

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