Chapitre 5: Evan

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Evan

Lorsqu'Evan se rendit au Bill's, un bar mal famé du 86e étage, personne ne fit attention à lui. D'une part parce que la moitié des clients étaient déjà saouls à cette heure de la nuit ; dans la grande salle remplie de tables, qui empestait l'alcool et le tabac, beaucoup s'étaient déjà endormis. D'autres jouaient aux cartes dans un coin en fumant tranquillement. Certains murmuraient à voix basse en jetant des regards méfiants aux alentours.

D'autre part parce qu'il n'avait pas le genre de carrure qui attirait l'attention. De loin, il aurait pu passer pour n'importe quel délinquant de bas étage. Il n'était pas spécialement massif, il était même mince. Ses cheveux d'un blond sale étaient cachés sous une capuche noire, et il baissait constamment la tête de sorte qu'il était difficile de distinguer ses yeux bleus électrique.

C'étaient d'ailleurs ces deux globes oculaires qui faisaient souvent la différence. Il avait un regard froid, mature, et inexpressif. Avec une once de mépris pour tout ce qui l'entourait. C'était le genre de regard qui suffisait généralement à intimider n'importe qui, si bien que le jeune homme de vingt-quatre ans s'était rapidement forgé une réputation de dur-à-cuire.

Il se dirigea vers le comptoir. Le patron, Bill, un homme d'âge mûr, le salua d'un signe de tête.

-Evan. Comme d'habitude je présume.

Sans attendre de réponse, l'homme lui servit un bouillon à base d'aromates et d'os de volaille, ainsi qu'une miche de pain. C'était bien peu, mais il s'agissait là du plat le moins cher de la maison, et sans doute l'un des plus rentable sur cet étage. Il n'avait certes pas beaucoup de goût, mais avait le mérite d'être consistant. Mais cela ne dérangeait pas Evan. Peu lui importait ce qu'il mangeait, tant que ça le nourrissait.

-Et l'autre ?

-Il a déjà mangé.

Bill eut un tic nerveux à l'entente de ces mots, car il savait très bien ce que cela sous-entendait. Il nettoya nerveusement ses lunettes rondes. Evan avait beau être un habitué de son bar, et ce depuis bientôt dix ans, mais il avait toujours du mal à le cerner. Etait-il de mauvaise humeur ? Pouvait-il risquer de poser quelques questions par simple curiosité ? Il était impossible de deviner ses pensées, et encore moins ses émotions. Aussi impassible qu'un rocher.

-Hum... Je suppose que tes recherches n'ont pas été... Fructueuses ?

S'il s'attendait à une quelconque réaction faciale, il fut déçu, comme d'habitude. Evan ne montrait jamais rien.

-Il n'a pas voulu parler, articula-t-il dans le plus grand des calmes. J'ai laissé Danny s'occuper de lui.

Le barman hocha la tête. C'était un autre point à ne pas négliger lorsque l'on côtoyait Evan: cet homme n'avait aucune considération pour la vie humaine. On avait beau se considérer comme collègues, associés, voire même amis avec lui, ce dernier n'hésitais pas à punir quiconque se mettait sur son chemin.

Pourtant, lorsqu'on le voyait siroter tranquillement sa soupe, il était difficile de voir en lui ce tueur froid et impitoyable.

Bill haussa les épaules. Evan était ce qu'il était, ça ne servait à rien de tergiverser durant des heures là-dessus. Il se mit à nettoyer ses verres, profitant de l'atmosphère calme qui s'était installée dans son bar à cette heure tardive de la nuit.

Ce fut néanmoins à ce moment précis que la porte de l'établissement s'ouvrit avec fracas, réveillant les ivrognes les plus proches.

-Eh... C'est quoi ce bordel ?

-Tu veux mourir ?

Ceux qui étaient encore bien réveillés, en revanche, retinrent leur souffle. Devant eux se tenait un individu de deux bons mètres de haut, au visage patibulaire plus que connu dans cette zone. Le crâne rasé, une paire de lunettes noire sur le visage, on l'appelait tout simplement Jack. Il s'était fait une sacrée réputation de bagarreur, une véritable masse de muscle ambulante qui détruisait tout sur son passage. Il faisait notamment partie d'un des clans les plus puissants et influents des "étages de la mort", du 66e au 87e. Une zone de non-droit où les Modérateurs n'osaient plus s'aventurer, tant leur influence y était inexistante, et où la pègre imposait sa loi.

Le colosse traînait derrière lui, à même le sol, un homme d'âge mûr sérieusement amoché. Il était couverts de bleus et était à peine conscient. Il se dirigea directement vers le comptoir.

-Yo boss, dit-il en s'adressant à Evan.

-Jack je te l'ai déjà dit, va régler tes affaires ailleurs que dans mon bar.

-Relax Bill, j'te rembourserai si y a du grabuge.

Evan, quand à lui, détailla la "proie" de son homme de main. Au vu de la qualité de ses vêtements, c'était sans doute un marchand.

-J'ai remonté la piste d'un fournisseur au 85e, expliqua Jack à haute voix. Mais j'ai réussi qu'à choper son larbin.

-Il a parlé ?

Jack fit une grimace assez éloquente, tout en demandant une bière au patron.

-J'ai pas encore eu le temps de l'interroger.

-On n'a pas de temps à perdre. Interroge-le maintenant.

Le jeune homme balaya ensuite la salle du regard.

-Vous tous. Dégagez.

Les clients ne se firent pas prier. Bill, quand à lui, ne put s'empêcher de soupirer amèrement. Son bar était sous la protection du clan d'Evan, ce qui lui permettait même d'assister aux "interrogatoires" comme celui-là, mais il y avait de temps en temps un prix à payer. Bientôt, il ne restât plus que les ivre-morts. Pendant ce temps, Jack, s'étant muni d'un verre d'eau, avait aspergé copieusement son prisonnier. Il ouvrit immédiatement les yeux, complètement paniqué.

-Où... Où suis-je ? Et qui êtes...

-Silence.

Le ton était sans appel. Même Jack n'osa pas interrompre son chef.

-Je t'offre deux solutions. Soit tu réponds à mes questions, soit je t'exécute.

-Je vous reconnais, fit l'homme en plissant les yeux. Vous êtes celui qu'on appelle "le Voyageur", pas vrai ? On vous connaît de nom, même dans les étages marchands.

Evan plissa les yeux. Malgré la situation dans laquelle il se trouvait, son "invité" ne semblait pas s'inquiéter le moins du monde. Il faisait presque preuve d'arrogance.

-Sauf qu'ici, vous êtes sur mon territoire. Alors vous allez répondre à mes questions.

-Dans ce cas tuez-moi sur le champ. Ce n'est pas un gosse qui va m'impressionner.

Bill faillit s'étouffer. Cet individu devait être soit ignorant, soit extrêmement stupide.

-Jack, tu as son nom ?

-Franklin Pins.

-Dites-moi, Franklin, avez-vous de la famille ? Une femme peut-être, des enfants ?

L'homme plissa les yeux. La méfiance commença à germer dans son esprit.

-Je vous prévient, j'ai des relations. Si vous ne me relâchez pas, les Modérateurs viendront faire un tour dans votre étage de malheur.

Jack ne put s'empêcher de ricaner, tandis que le barman levait les yeux au ciel. Evan, quand à lui, ne montrait rien, comme d'habitude. Était-il impressionné ? Ou au contraire ennuyé ? A moins que l'attitude condescendante de l'homme l'avait agacé ? Mystère.

-Jack, rapporte-moi la moitié de sa famille ici. Vivante.

-Et l'autre moitié ?

-Tu m'amènes leurs têtes. Tu as trois heures.

Le colosse acquiesça, puis se leva d'un mouvement souple. Il laissa une pièce sur le comptoir, puis sortit dans la nuit.

-Vous bluffez, grogna l'homme, plus du tout sûr de lui. Vous ne savez même pas où chercher.

Il perdit alors toute assurance lorsqu'il croisa ce regard impitoyable. Mais faisait-il vraiment son âge ? Ses yeux inexpressifs reflétaient un passé bien plus éprouvant que la majorité des malfrats de cette zone. Ce n'étaient pas les yeux d'un homme de vingt ans.

-Ne sous-estimez pas mon réseau, dit-il d'une voix froide.

***

Evan regarda le dénommé Franklin hurler, se lamentant devant le spectacle qui s'offrait à lui. A ses genoux reposaient son épouse, une femme fortement maquillée et au cou épais, et ce qui semblait être son fils, un jeune homme aux cheveux bouclés d'une dizaine d'années. Quoi qu'il fut difficile de deviner son âge juste avec sa tête. Aux côtés de ce qui restaient de sa famille, une fillette, recroquevillée sur elle même, pleurait toutes les larmes de son corps.

-Vous... Vous êtes un monstre...

-Je vous avait prévenu. Maintenant parlez.

-Je ne sais même pas ce que vous voulez.

Le jeune homme soupira. Il s'empara du bras de l'enfant, qui se mit à se débattre en criant. Sortant un couteau de sa poche, il en pointa le tranchant vers le coude de la petite.

-Vous savez ce que je veux. A moins que je ne doive vous rafraîchir la mémoire ?

-Ecoutez, je... Archibald, mon patron. C'est lui le fournisseur, pas moi. Je n'ai que son nom, je peux vous donner son adresse...

Il s'interrompit, horrifié. Evan venait de trancher le bras de la fillette, à partir du coude. Elle hurla de douleur, tandis que son sang se mit à couler à flot. Le père tira de toutes ses forces sur ses attaches, si bien que Jack dut le frapper à l'estomac pour qu'il cesse.

-Bordel de merde, je vous ai dit ce que vous vouliez, non ?

-Ce n'est pas l'information qui m'intéressait, et vous le saviez. Votre fille a payé le prix de votre erreur, avec sa vie.

Il ne voulait pas en arriver là, mais il siffla brièvement. Une masse informe jaillit dans le bar et se jeta aux pieds de son maître. Il jeta un regard interrogateur vers celui-ci, qui lui indiqua les têtes et le morceau de bras. La bête fondit aussitôt sur les membres et se mit à en briser les os, avant de les dévorer goulûment.

-Qu'est-ce que...

-C'est le sort qui attend votre fille si vous ne répondez pas plus sérieusement.

-MAIS JE NE SAIS PAS CE QUE VOUS VOULEZ !

-Réfléchissez bien, Franklin.

Il jeta la fillette à son familier. Ce dernier se désintéressa aussitôt de son repas et fondit sur sa proie, faisant fi de ses cris de douleurs. Il s'attaqua à ce qui restait de son bras, déchiquetant sa chair encore chaude, et le sol se tâcha bientôt de son sang.

Evan vit Bill se détourner, dégoûté par la scène. Il ne lui en voulait pas, car c'était un comportement tout à fait normal si l'on voulait éviter de faire des cauchemars. Il était même sûr que le barman avait une furieuse envie de régurgiter son dîner. Il soupçonnait d'ailleurs Jack de perpétuellement porter ses lunettes noires afin de pouvoir fermer les yeux en toute discrétion.

-Pitié arrêtez, murmura l'homme, horrifié.

Son visage tordu de douleur montrait à quel point les cris étaient insoutenables pour lui. Il allait craquer.

-Votre fille souffre. J'abrégerai ses souffrances si vous me donnez l'information qui me manque.

-Celui que vous recherchez se trouve au 115e étage, là où se trouve le quartier général des Modérateurs. C'est celui qui reçoit directement les ordres du producteur.

-Vous osez encore mentir.

La fillette poussa un cri déchirant tandis que Danny, délaissant son bras amputé, se mit à déchirer la peau tendre de son ventre de ses crocs.

-113e étage.

-Merci bien. Danny ?

La bête s'interrompit un instant et, d'un coup de dents, brisa la nuque de l'enfant. Franklin s'écroula, dévasté. Il leva les yeux vers son tortionnaire. Ce dernier avait assisté à la scène sans montrer une once de pitié, ou même de dégoût. Ses manches étaient encore tâchées du sang de sa fille, et ses yeux ne reflétaient aucun remords.

-Je retire... Ce que j'ai dit. Vous n'êtes pas un monstre, vous êtes bien pire que cela.

Evan inclina la tête.

-Jack, nettoie-moi ça. Danny, on y va.

Il nettoya son couteau et sortit calmement de l'établissement, comme s'il ne s'était rien passé, la bête sur ses talons. Une fois qu'il fut parti, Bill vomit directement sur le sol. Jack quand à lui, sortit son propre couteau, et se dirigea vers le prisonnier. Il ne résista même pas lorsqu'il lui trancha la gorge, car il ne restait de lui qu'une coquille vide.

C'était la partie qu'il détestait le plus dans le fait de travailler pour Evan. Sous ses verres fumés, n'importe lequel des prisonniers qu'il avait achevés aurait pu déceler de la compassion. Mais depuis les sept ans durant lesquels il avait servi d'homme de main à ce tueur implacable, il n'avait jamais vu une telle émotion traverser son regard. Il observait sans réagir, puis s'en allait tout simplement.

Car c'est ainsi qu'était celui qu'on appelait le Voyageur, l'homme qui connaissait chaque recoin de la Tour pour l'avoir explorée de fond en comble. L'un des plus gros cador de la pègre, celui qui avait fait de "la porte de l'Enfer" son territoire, et qui laissait une odeur de sang partout où il passait.

C'est ainsi qu'était Evan.

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