Chapitre 2 - Le tirage au sort

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– Mes chers amis, commença le chancelier Fenrir, nous voici tous rassemblés ce soir pour tirer au sort les noms de ceux qui partiront en quête de l’Eau. Vous n’êtes pas sans ignorer que celle-ci est indispensable à la survie de notre communauté. Nos réserves seront bientôt épuisées. Aussi n'avons-nous pas le choix : nous devons nous rendre au puits des humains.

L’orateur marqua une pause, afin de laisser à ses concitoyens le temps de rappeler la mesure de la tâche à accomplir. Son importance et son danger. Le puits se situait dans le jardin des humains, au-delà des limites de la forêt.

– Le jardin nous est formellement interdit, à nous comme aux Autres, rappela le vieil homme. La neutralité de ce lieu a été décidé il y a bien longtemps pour éviter tout conflit avec ceux de la maison. Les neuf d’entre nous qui seront choisis pour cette expédition n’auront donc pas le droit d’y circuler. Ils devront se faire le plus discret possible et seront exposés, sans aide possible, à tous ses dangers.

À ces paroles, Archibald et Solveig échangèrent un regard entendu, chacun devinant les pensées de l'autre : le Grand Blanc… L’animal peuplant les histoires contées par les petits êtres figurait au nombre des redoutables monstres rodant dans le jardin…

– Il est important que chacun d’entre nous ait conscience des risques présentés par cette quête, reprit le chancelier Fenrir. Au vu de ce danger, nous, le Peuple, avons décidé, il y a bien longtemps, de procéder à la désignation de ceux qui s’y risqueraient par tirage au sort.

Le chancelier marqua une nouvelle pause, avant de poursuivre son rappel des règles.

– C’est donc la chance, ou la malchance, qui décide de ceux qui partiront. Il ne peut y avoir de volontaires. En contrepartie, il ne peut y avoir de refus. Personne, à l’exception de nos anciens et de nos invalides, n’a le droit de refuser de participer au tirage au sort et de se joindre à l’expédition s’il est désigné.

Un fin récipient transparent apparut alors dans les mains de l’ancien. À sa vue, une exclamation de surprise et d’excitation traversa l’assemblée. Le contenant magique n’apparaissait qu’en cette unique occasion. Nul, à l’exception du maître de cérémonie, ne savait où il était conservé d’ordinaire. Sa forme était indéfinissable, car il se muait en permanence sur lui-même telle une goutte d’eau qui se déformerait à chaque instant. À l’intérieur, plusieurs centaines de brins d’herbe tourbillonnaient. Chacun d’entre eux portait comme inscription le nom d’une des personnes présentes.

Les brins d’herbe ne tarderaient cependant pas à disparaître pour respecter l’ordre du tirage au sort. Ne resteraient dans le bocal magique que les noms de ceux appartenant à la classe envisagée.

– Nous allons maintenant commencer, annonça le chancelier. L’usage est de commencer par désigner celui ou celle de la Guilde des éclaireurs qui aura pour rôle de tracer le chemin jusqu’au puits.

Le contenu du bol se vida, ne conservant qu’une dizaine de brins. La Guilde n’en comportait pas plus. Appartenir à la classe des éclaireurs requérait des compétences que peu de petits êtres réunissaient simultanément. Par ailleurs, leurs missions étaient les plus dangereuses. Aussi, ceux en disposant n’étaient-ils pas nécessairement attirés par leur exercice.

La dizaine de noms s’agita dans le bocal, jusqu’à ce que l’un d’entre eux en soit expulsé. Il voleta dans les airs, sous le regard médusé de l’assistance, puis se posa délicatement dans la main ridée du chancelier.

– L’éclaireuse Katarina, annonça-t-il à la cantonade.

Archibald laissa éclater un cri de joie, d’avis que le sort ne pouvait pas mieux choisir. L’intéressée se leva sous les clameurs de la foule. Le visage grave, le corps souple et délié, toute de cuir vêtue, ses longs cheveux blonds tressés, elle s’avança sans un mot aux côtés du chancelier.

Le tirage au sort se poursuivit par la désignation des quatre membres devant protéger la mission. Les brins portant les noms des Eclaireurs non désignés s’évanouirent du récipient magique pour laisser la place à ceux appartenant à la Garde, la classe des guerriers.

À chaque fois que le vieil homme annonçait un nom, cris de joie et soupirs déçus se mêlaient dans l'assemblée. Les uns acclamaient les heureux élus, d’autres cachaient avec peine leur amertume de ne pas avoir été choisis. Le tirage au sort du capitaine Pedro, éminent membre de la garde royale fut cependant unanimement salué. Le plus ancien des gardes en imposait par sa grande stature, son corps musclé et sa voix grave. En revanche, les applaudissements tardèrent à se faire entendre lorsque le nom de l’apprenti tiré au sort fut prononcé. Dans un silence pesant, tous les regards se tournèrent vers le chancelier Fenrir. Le temps d’arrêt marqué avant de révéler l’identité de l’intéressé n’avait échappé à personne.

L’élue n’était autre que sa petite-fille : Solveig.

Sous le regard de l’ancien, l’adolescente se leva. Naviguant dans les travées de l'amphithéâtre, elle passa près d’Archibald. Ce dernier lui adressa un discret pouce en l’air, trahi par l’immense sourire qui éclairait son visage. Solveig lui répondit d’un rapide geste de la main et gagna le centre de l’esplanade.

Le chancelier lui fit signe de prendre place aux côtés du capitaine Pedro et des deux autres gardes choisis, les jumeaux Tomoe et Daisuke. Une ombre d’inquiétude voilait le regard du vieil homme. Solveig avait toujours été sa protégée. L’un et l’autre se vouaient une affection commune, au-delà même de leur lien du sang. Pourtant, le vieil homme avait rappelé les règles du tirage au sort : personne ne pouvait refuser la mission confiée, bien que celle-ci présenta de nombreux dangers. Personne. Aucune exception ne serait faite, pas même pour la petite-fille du chancelier.

Vint ensuite le tour de sélectionner un soigneur. Les noms des médecins et infirmiers présents au sein de la collectivité remplacèrent ceux des gardes dans le bol magique. Il était à espérer que personne ne soit blessé au cours de l’expédition et que sa présence soit par conséquent inutile, mais rien n’était moins sûr.

– Django, clama le chancelier Fenrir.

Le nom était peu connu, un murmure se répandit dans les rangs. Les têtes se tendirent sur les cous, chacun essayant de voir qui allait se lever.

– Qui est-ce ? Un nouveau ? demanda Archibald.

– Django est un jeune médecin arrivé depuis peu, lui glissa son père à l’oreille. Il vient de contrées méridionales très lointaines, d’Afrique plus précisément.

Le prince hocha la tête. Tous ici, ou leurs parents, venaient de terres plus ou moins lointaines. Les uns avaient dû franchir des océans, embarqués sur un navire humain. Plusieurs générations avaient parfois été nécessaires pour parcourir ces longues distances.

Chacun des tirés au sort illustrait d’ailleurs parfaitement la règle. La famille de Katarina était originaire de Russie, celle de Pedro de provinces ibériques, les jumeaux Tomoe et Daisuke du Japon. La représentante des Intendants qui fut ensuite désignée venait quant à elle de France. Elle aurait en charge toute la gestion matérielle de l’expédition.

Et ce fut enfin le moment tant attendu par Archibald. C’était maintenant ou jamais !

– Nous allons désormais procéder au tirage au sort d’un membre de la famille royale, annonça le chancelier Fenrir.

Archibald trépignait d’impatience. Parmi les brins d’herbe s’agitant dans le bocal magique figurait enfin son nom, il avait toutes ses chances d’être sélectionné.

Un grognement se fit alors entendre derrière lui. Le prince n’avait pas besoin de se retourner pour en identifier l’auteur. Tancrède. L’animosité des cousins était de notoriété publique. Le prince n’appréciait d’ailleurs guère plus son oncle, Valdemar. Ce dernier semblait toujours prêt à mettre des bâtons dans les roues de sa mère, la reine Clothilde, comme s’il attendait qu’elle chute pour lui prendre le pouvoir.

Le chancelier Fenrir plongea sa main dans le récipient. Archibald eut l’impression que son cœur s’apprêtait à exploser tant il battait fort dans sa poitrine. « Pourvu que mon nom soit tiré, pourvu que mon nom soit tiré », se répétait-il dans sa tête. « Pourvu que mon...

– Le prince Tancrède ! s’écria le vieil homme.

Archibald resta figé un instant, hébété. Son nom n’avait pas été tiré au sort. C’était fichu. Ses espoirs de grande aventure venaient de s’évanouir en une fraction de seconde. Le jeune prince en était d’autant plus déçu que sa meilleure amie figurait parmi les heureux élus. Bien qu'il fût sincèrement heureux pour Solveig, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de jalousie dans le fond de son cœur. Archibald se reprocha aussitôt son injustice, mais il aurait tant voulu partir à l'aventure, lui aussi. Et avec elle. Une immense tristesse l’envahit. Ses yeux s’embuèrent de larmes, qu’il refoula. Personne, pas même Solveig, ne devait les voir. Il ne pouvait ainsi montrer son désarroi à ses proches.

– Non, je n’ai pas envie, je ne veux pas y aller…, gémit Tancrède.

Le prince héritier sentit un vent de colère et de révolte monter en lui. Comment son idiot de cousin pouvait-il ne pas se rendre compte de sa chance ?

– Tu iras, un point c’est tout, il le faut, lui siffla son père, sur un ton qui ne souffrirait aucune contestation.

Archibald se retourna. L’expression peinte sur le visage de son oncle, assis à côté de son cousin, lui fit froid dans le dos. C’était un mélange de jubilation et de perfidie, qu’il tentait vainement de dissimuler. Le prince serra les dents. Quel coup fourré Valdemar allait-il encore manigancer ?

– Archibald... Archibald…, entendit-il Solveig l’appeler depuis le centre de l’esplanade.

Délaissant ses cousin et oncle, l’intéressé se retourna vers son amie. Sur ses lèvres se formèrent quelques mots que le prince déchiffra sans peine :

– Ce n’est pas fini, murmura-t-elle. Il te reste une chance…

Archibald hocha la tête, Solveig avait raison. Le tirage au sort n’était pas terminé, la compagnie n’était pas au complet. Un dernier participant devait être choisi.

Au regard des précédentes classes tirées au sort, certains petits êtres n’avaient aucune chance ou aucun risque d’être sélectionnés. Nombre d’entre eux n’étaient ni éclaireurs, ni garde, ni soigneur, ni intendant, ni membre de la famille royale. Les charpentiers, marchands et autres classes ne pouvaient être ainsi être laissés de côté. Il n’aurait pas été juste que cela soit toujours les mêmes qui participent à la quête de l’Eau. Aussi, était-il procédé à un dernier tirage au sort, ouvert à tous. Un membre du Refuge pris parmi toutes ses composantes, quelle que soit sa fonction, devait encore être sélectionné.

Archibald adressa un petit sourire contrit à son amie. Un parmi plusieurs centaines, il n’y croyait guère. Sa chance était passée, voilà…

Tout disparut dans un immense éclair. Une aveuglante lumière irradia la Salle du peuple.

Des cris de surprise et de peur s’élevèrent parmi les petits êtres. Certains se recroquevillèrent sur eux, protégeant leur tête de leur bras. D’autres restèrent figés, debout, ne sachant quelle position adopter, ainsi privés de repères.

L’éclair avait laissé la place à un épais brouillard blanc, à la luminosité insoutenable. Les gardes bondirent de leur place, tant bien que mal. Ils trébuchèrent contre quelques-unes de leurs connaissances, tombant parfois au sol avant de venir se positionner afin de défendre leurs pairs.

Le capitaine Pedro et les jumeaux se précipitèrent, quant à eux, auprès de leur souveraine. Solveig les imita, hésitante sur la conduite à adopter. Dans la confusion, elle jeta un regard en direction d'Archibald. Non sans difficulté, il lui sembla distinguer, ou plutôt deviner, le corps du prince penché de côté. Archibald s’était précipité sur sa mère et la recouvrait, usant de son corps comme d’un bouclier.

Il n’y eut cependant plus d’éclair ni de coup de tonnerre. L’orage disparut comme il était apparu. Les petits êtres sortirent lentement de leur torpeur. Les soigneurs passaient de l’un à l’autre, s’empressant de s’assurer de leur état. Au bout de quelques instants, Django vint faire un rapport.

– Aucune victime n’est à déplorer. Quelques contusions et écorchures dans la confusion mais pas de blessure grave. Personne n’a été frappé par la foudre.

– Merci, le remercia vivement la souveraine.

– C’était quoi ? demanda Archibald.

– Je ne sais pas, avoua sa mère, en lui passant un bras autour des épaules.

Les visages se tournèrent alors vers le ciel. L’orage, aussi terrible que fugace, qui venait de s’abattre était-il annonciateur de pluie ? L’Eau, si précieuse, allait-elle de nouveau leur être confiée ? L’espoir fut immédiatement balayé. L’assemblée dut se rendre à l’évidence. Le ciel était d’un bleu nuit limpide, sans nuage. Il ne pleuvrait pas, ni cette nuit ni le lendemain.

D’un geste de la main, la reine fit alors signe au chancelier de poursuivre le tirage au sort. Ce dernier resta un instant sans bouger. Archibald lui trouva un air changé. Il semblait tout à coup plus vieux, comme si son corps était soudain rattrapé par les années que son esprit avait tenu à distance. Le prince remarqua avec étonnement que la main dans lequel le dernier brin d’herbe vint se poser tremblait. Le regard du chancelier s’assombrit à la lecture du nom inscrit dessus. Celui-ci s’éclaircit la voix et s’écria :

– Le prince héritier Archibald !

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